L’hôpital et ses « attaques » par Pierre-André Juven

« La violence est des deux côtés de la rue. Violence policière dans le cortège, violence politique à l’hôpital public. Que les deux aient été réunies à l’occasion du 1er mai interpelle. »

paru dans lundimatin#190, le 6 mai 2019

L’hôpital n’est pas un lieu coupé de la société. L’événement de la Pitié-Salpêtrière du 1er mai l’a montré et témoigne d’une double violence : dans la rue au point que des manifestants se réfugient dans un hôpital, et dans ce même hôpital où les soignant.e.s sont aujourd’hui en grève. Une analyse de Pierre-André Juven, sociologue et coauteur de La casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public (Raisons d’agir, 2019).

Beaucoup a été dit de l’incident survenu à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière le 1er mai dernier : des stratégies du gouvernement pour inspirer la peur et le dégoût des mobilisations, aux réactions pavloviennes d’une grande partie de la presse s’empressant de relayer sans vérifier les propos du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner [1], en passant par la violence dont auraient été victimes les professionnel.le.s de santé.

Délégitimer toute revendication sociale

L’enjeu n’est pas ici de revenir sur le déroulé de cette journée mais d’analyser sur le vif ce que signifient les réactions à ces événements. Nombre d’entre elles se sont fait l’écho de la défense adoptée par les personnes en charge des politiques de santé aujourd’hui et ont adopté la stratégie suivante : concéder qu’il n’y a pas eu d’« attaque » mais s’indigner néanmoins d’une « intrusion » dans un hôpital public [2], lieu devant être sanctuarisé, et d’une tentative d’intrusion dans un service de réanimation, lieu de l’urgence médicale et vitale par excellence. En mobilisant cet argument, les ministres, les secrétaires d’État, les directeurs et directrices d’hôpital, certain.e.s médecins, jouent sur un registre ultime et abattent une dernière carte, celle de la sacralité absolue, non de l’hôpital public, mais de la vie. Si l’intrusion est inacceptable, pour toutes ces personnes, c’est en raison du danger qu’elle fait porter à des individus entre la vie et la mort, dans un service de réanimation. Ces personnes ayant dénoncé un peu trop vite l’attaque de la Pitié, nous les appellerons ici « les indigné.e.s du 1er mai ».

Photo : Andrea Oliveira

Entendons nous bien, il n’est pas ici question de dire qu’il n’est pas grave qu’un service de réanimation soit perturbé. Nous ne prenons pas à la légère l’exigence et l’urgence médicale de ces situations. Mais en rester là pour analyser ce qui s’est passé est, convenons en, un peu court. Dans le cas qui nous occupe, les réactions sont même bien commodes et traduisent les hiérarchies idéologiques qui animent celles et ceux qui les portent. Dans son dernier ouvrage, La vie : mode d’emploi critique, Didier Fassin note que « la citoyenneté biologique restreint l’espace des droits sociaux, la place croissante accordée à la vie physique s’accompagne fréquemment d’un déclin de l’importance de la vie politique » [3]. Si les terrains d’enquête de Didier Fassin ne concernent pas directement le cas qui nous occupe ici, l’analyse s’y applique cependant entièrement. À faire de la vie des personnes dans le service de réanimation le cœur du problème voire le point indépassable du débat, il devient possible de légitimer la totalité des violences présentes à l’extérieur d’une part et de relativiser la situation périlleuse de l’hôpital public d’autre part. La biolégitimité dont parle Fassin peut alors servir en ce mois de mai à invalider toute revendication sociale voire à rendre acceptables les violences policières.

En refusant de regarder tout ce qui se passe autour du service de réanimation et, plus largement, de l’hôpital public, les pourfendeurs et pourfendeuses de l’intrusion commettent une erreur d’analyse (volontaire ou non) : celle de penser que les deux espaces sont autonomes l’un de l’autre, que ce qui se passe dans la rue n’a rien à voir avec ce qui se passe à l’hôpital public. Cette illusion de deux mondes distincts a des vertus stratégiques pour l’ordre établi : elle permet de circonscrire les mouvements sociaux dans des espaces contrôlés et d’en limiter l’efficacité. Elle revient à dire qu’on peut perdre un œil ou se faire charger par des dizaines de policier.e.s (dont les violences sont désormais documentées par le travail de journalistes comme David Dufresne [4]) tant qu’on ne dérange pas le service de réanimation.

L’illusion de deux mondes autonomes

Cette illusion de deux mondes distincts et d’un mur séparant par magie l’espace de l’hôpital et l’espace de la rue n’est pas qu’une vue de l’esprit, elle est une vieille technologie de gouvernement. Depuis le XVIIe siècle, l’hôpital remplit une fonction sociale de contrôle de la déviance tout en étant ce que Michel Foucault a décrit comme « une machine à guérir » investie par les médecins et les corps médicaux [5]. Certain.e.s voudraient aujourd’hui que l’hôpital ne soit que cela : une machine à guérir où les désordres sociaux n’ont pas lieu d’être [6]. Une partie des indigné.e.s du 1er mai souhaitent que la pauvreté et la maladie entre « comme il se doit » à l’hôpital. Pour eux, la violence physique et sociale si elle conduit des personnes à l’hôpital ne saurait faire fi d’un minimum de discipline. Or, le 1er mai, cette violence a débordé le cadre, elle est passée de la rue à l’hôpital d’une façon nouvelle, non par la porte des urgences mais par une allée cadenassée. Cela en dit plus du degré de violence s’exerçant dans la rue de la part des forces de l’ordre que de l’esprit de manifestant.e.s « débiles » pour reprendre les mots d’un « journaliste » de BFM [7].

Cette illusion de deux mondes autonomes est donc des plus fragiles. D’autant moins aujourd’hui que des deux côtés se déroule une même bataille, celle de la défense des services publics. Les soignant.e.s actuellement en grève se trouvaient physiquement des deux côtés : dans le cortège des manifestant.e.s mais aussi à l’hôpital à assurer la permanence des soins. L’hôpital n’est pas une institution coupée de la société, y compris spatialement. Il n’est pas non plus un espace sacré et autonome. Il demeure une institution, un lieu dépendant de l’ordre et du désordre social, des modes de gouvernement (ici répressifs) et des politiques déployées en matière de service public. L’hôpital n’est pas hors de la cité, il en est au cœur, il est « un espace à la fois perméable et délimité, ordonné et ouvert, imprévisible et opaque » [8]. Un hôpital, comme la Pitié-Salpêtrière qui plus est, a une histoire. Il est l’incarnation de ce qui est appelé au XVIIe « Hôpital général » et qui a vocation a opérer cette césure entre les indigent.e.s et les bien portant.e.s [9]. Son instauration visait précisément à protéger la société des contagions et de la déviance. Las, cette frontière est bien plus labile et un cadenas ne peut y résister.

Certaines des réactions ont fait valoir qu’une intrusion, quelle qu’elle soit, ne pouvait se justifier (dénigrant encore une fois au passage le degré de violence qui se trouvait de l’autre côté de la grille). Cette violence serait d’autant plus difficile à encaisser que les professionnel.le.s de santé feraient de plus en plus l’objet d’« incivilités » au quotidien. Et pour cause, les agressions de soignant.e.s se multiplient, ce qu’a rappelé par exemple le directeur de l’APHP Martin Hirsch ou la ministre de la Santé. Pourquoi ces agressions ? Là encore, les causes de la violence sont ignorées ou, a minima, invisibilisées par les responsables politiques et institutionnels. Les travaux sociologiques ont montré que la « violence au guichet » s’explique essentiellement par des conditions de travail délétères et par une incapacité subie par les agent.e.s à prendre correctement en charge toutes les demandes. Qu’on regarde, encore et encore, Daniel Blake, la violence entre usager.e.s et agent.e.s du service public se retourne soit sur les un.e.s soit sur les autres. Mais elle n’est jamais sans rapport avec des politiques publiques rognant sans cesse et sans relâche sur les droits sociaux.

Des violences d’une autre nature : les réformes de l’hôpital

De même, ces réactions indignées font moins cas des violences autrement plus systématiques et tout aussi périlleuses pour l’hôpital public et les services de réanimation. Ces violences sont politiques et financières, elles ont des effets directs sur la santé des soignant.e.s. Les faibles moyens accordés à l’hôpital public rapportés à l’augmentation croissante de son activité [10] pousse les agent.e.s dans des états de fatigue et de tension extrêmes. Le risque majeur qui pèse aujourd’hui sur le service de réanimation de la Pitié-Salpêtrière n’est pas d’abord une intrusion de personnes en
panique, c’est la fatigue des soignant.e.s et la casse de l’hôpital public [11]. Les indigné.e.s du 1er mai n’en ont pas parlé, de tou.te.s ces grévistes dans les services d’urgences, y compris au sein de la Pitié-Salpêtrière, qui dénoncent des conditions de travail toujours plus dégradées et les violences qui en résultent. Pire, d’après certaines organisations mobilisées [12], la venue du ministre de l’Intérieur au chevet d’agent.e.s traumatisé.e.s (en fait non) par une attaque (en fait non) a conduit la direction de la Pitié-Salpêtrière à faire arracher des banderoles de grèves de soignant.es épuisé.es (en fait oui) par des réformes fragilisant depuis des décennies l’hôpital public (en fait oui).

La violence est des deux côtés de la rue. Violence policière dans le cortège, violence politique à l’hôpital public. Que les deux aient été réunies à l’occasion du 1er mai interpelle. Cela montre que qu’il n’y a pas un dehors et un dedans mais un espace connecté où la fragilisation des solidarités s’étend du fait d’une mise à mal des services publics. Nul doute que les journalistes indigné.e.s n’hésiteront pas à l’avenir à interroger les responsables politiques sur les agressions dont est victime tous les jours l’hôpital public.

Pierre-André Juven

Nb. : Je m’exprime ici à titre personnel, non en tant que chargé de recherche au CNRS ou en tant que membre du CERMES3.

[1Ce dernier a ainsi déclaré en direct à la télévision : « Des gens ont attaqué un hôpital ».

[2La ministre de la Santé Agnès Buzyn a par exemple concédé qu’il ne s’agissait pas d’une « attaque » mais d’une intrusion « inqualifiable ».

[3Didier Fassin, La vie. Mode d’emploi critique, Le Seuil, Paris, 2018, p. 104.

[4On consultera notamment son site internet : https://www.davduf.net/

[5Michel Foucault, Les machines à guérir, aux origines de l’hôpital moderne, Éditions Pierre Mardaga, Paris, 1979.

[6. Cela d’autant plus que, comme l’a montré Michel Foucault l’hôpital médical est directement inspiré des hôpitaux maritimes et militaires. Autrement dit, ce qui doit définir l’hôpital moderne, ce n’est pas tant la technique médicale que la discipline (cf. : Michel Foucault, « L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne », dans Dits et Écrits Vol. II, Gallimard, Paris, 2001, pp. 508-52).

[7Sur son compte twitter Thierry Arnaud a ainsi écrit « quelle niveau de débilité faut-il avoir atteint pour s’en prendre à un hôpital public et à son personnel soignant ? ». Le tweet a été supprimé quelques temps après.

[8Janina Kher et Fanny Chabrol, « L’hôpital », Anthropologie et santé, vol. 16, 2018.

[9Jean Imbert, Les hôpitaux en France, PUF, Paris, 1996.

[10Un haut fonctionnaire spécialiste des questions de santé, Pierre-Louis Bras, a récemment publié un article où il montre que la productivité a augmenté de 14% alors que l’emploi lui n’a progressé que de 2% : Pierre-Louis Bras, « L’ONDAM et la situation des hôpitaux publics depuis 2009 », Les tribunes de la santé, n°59, pp. 109-117.

[11C’est un des points que nous abordons dans un ouvrage paru cette année et consacrée à la fragilisation de l’hôpital public en France : Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, Paris, 2019.

[12C’est ce qu’a affirmé le collectif Inter-Urgences via son compte Twitter : @Interurg

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :