L’hommage impossible

« Cette mascarade réduit le deuil à un circuit fermé : ramener les choses à soi. La tristesse est ainsi saisie, canalisée, et réorientée pour produire un nouveau système d’équilibre, moletonné par des parois sécuritaires. »

paru dans lundimatin#38, le 30 novembre 2015

Une lectrice de lundimatin nous a fait parvenir ce texte, extrait du recueil “Vendredi 13 ou la Vie sauvage”, publié par Parisoire à la suite des attentats.

La question des victimes. Sacré sujet. Inutiles morts d’innocents. Comment procéder devant ce cataclysme ? Se recueillir et se consoler. Pleurer notre perte et la méditer. Regarder le non-sens en face, lui cracher à la gueule. Comprendre qu’on ne l’atteindra pas, et qu’il nous faudra retisser nous-mêmes les liens. S’ouvrir à l’absence comme forme de présence et travailler le souvenir : les morts sont en nous. Notre esprit se réfère toujours à eux et leur donne la parole à partir de ce qu’ils incarnent. Leur empreinte est inscrite, autonome et volubile. Ces figures nous interrogent.

Par “figures”, nous entendons une apparence sensible : la manière indéterminée dont les absents se présentent à nous, dans notre esprit. Tout à l’opposé de la figure au sens de “visage”. Comme ces photos de profils étalées par tous les grands médias. Chacun y va de son trombinoscope macabre. Les journalistes ont accaparé des listes de noms, googlé des patronymes et pillé des biographies LinkedIn, pour exposer ces vies, les mettre en vue et faire des V.U.

Comme si la société entière devait identifier les victimes, en les réduisant à leur carrière, à leurs hobbies et au nom de leur animal de compagnie. Comme si nous n’avions pas déjà compris que ça pouvait être nous : il faut en prime qu’on puisse scroller 130 morts, pour constater qu’untel aimait aussi tel groupe, et qu’un autre avait un boulot dans notre branche.

Cette mascarade réduit le deuil à un circuit fermé : ramener les choses à soi. La tristesse est ainsi saisie, canalisée, et réorientée pour produire un nouveau système d’équilibre, moletonné par des parois sécuritaires. Tout le contraire d’une interrogation intime et ouverte au monde, à l’altérité et au possible. Ceux qui avaient besoin de connaître les victimes les connaissaient déjà.

Ce glaviot réductionniste de la presse insulte la relation insondable que ces personnes ont avec leur entourage. Il vient s’accoler aux millions de néo-survivants, déclarant qu’ils avaient “failli être là-bas ce soir là”. Même les Parisiens expatriés trouvaient le moyen dire “si je n’étais pas parti, j’aurais pu aller dans ce bar”. L’imagination ne sert plus à s’ouvrir au monde, mais à ramener le monde à soi.

Cette pustule d’égocentrisme éclate dans la façon dont nous traitons ces morts. Au lieu de nous recueillir en leur mémoire, de méditer l’abysse de leur perte, nous organisons des “hommages”. Ce nombrilisme tordant est tout à fait nouveau, et absent des discours des attentats de 86 ou 95. La logique est simple : comme ça aurait pu être moi, ce sont des héros et je vais les honorer comme des soldats, ces braves morts en terrasse, à la gloire des limonadiers.

Problème : nous avons énoncé que les victimes étaient innocentes. Donc en vertu de quel combat devrions-nous leur rendre hommage ? Pour quelle cause ont-elles perdu la vie ? La rédaction de Charlie Hebdo combattait pour la liberté d’expression, par exemple. Mais dans l’ensemble, les victimes innocentes du 13 novembre sont mortes pour rien.

Enfin peu importe ce vide, tant que l’on peut médiatiser les cercueils et les placer au coeur d’un show médiatique. Un hommage national aura ainsi lieu aux Invalides, la sacro-sainte nécropole militaire de la république.

Peut-être que si un corps demeurait non-identifié, nous pourrions l’utiliser pour remplacer le soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe ? La dépouille serait gardée au freezer en attendant le bon timing. Hollande ressortirait ça pour une grande cérémonie, dans un creux de popularité.

Si des hommages devaient être rendus, ce seraient à ceux qui auraient tentés de résister et neutraliser les assaillants. Sinon, l’hommage est impossible. Son travestissement ne vise qu’à militariser les esprits, pour les soumettre à la loi martiale. Seul reste le recueillement, mais il demande un effort, dans le monde la dispersion.

À moins de s’inventer une cause ? En bons petits soldats, nous pourrions alors tomber nos libertés, pour défendre notre “mode de vie” par exemple ?

Pour bien comprendre la teneur de ce nouveau combat, allez voir comment “Il faut défendre notre Lifestyle” en étant “Tous solidaires”.

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