L’heure ou jamais

paru dans lundimatin#92, le 8 février 2017

C’est l’heure ou jamais d’intervenir. C’est l’heure ou jamais plus l’on n’interviendra. Entre ces deux bords, tantôt l’imminence d’une décision, d’un acte à ne pas rater, ne pas différer, tantôt l’évidence manifeste du trop tard, de la mort de l’espérance au présent, se joue (de nous peut-être) la dimension actuelle du temps de la politique.

A l’heure ou jamais d’intervenir, toute une sédimentation d’actes et de conditions antérieurs, toute une densité de mémoire vivante et de souffrance, font sentir à travers un passé qui ne passe pas l’appel d’un dénouement. Tandis qu’à l’heure où l’on n’interviendra plus, la sensation que tout est joué pour longtemps, pour un temps indéfini, où l’irréversible se sera produit dans le mauvais, le pire sens de la catastrophe, la sensation pétrifie tel le regard de la Méduse. Et la condition mystique étrangement assumée du « nous vivons dans ce monde mais ne sommes pas de ce monde » nous aide peut-être à vivre ce mélange d’ivresse et d’effroi dans la promesse d’espoir que requiert l’attention au moindre geste d’amitié offensive, d’éthologie communautaire constructive, ce dont il faut prendre soin en effet. Mais encore, s’il nous faut d’abord revenir les pieds sur terre ?

Avec l’élection de D. Trump à la présidence des Etats-Unis, le paradoxe est à son comble puisqu’il convoque en même temps, plutôt au même moment les deux bords du temps : le c’est maintenant ou jamais du sursaut, et le trop tard de la stupeur affligée. Pourquoi cependant parler d’irréversible alors que rien ne l’est jamais vraiment dans le temps de l’histoire ? Après tout, les facismes allemand et italien ont bien été vaincus. Oui ; le fascisme. Mais nous n’avons plus affaire au fascisme « pur et simple », nous avons face à nous un redoutable produit de synthèse beaucoup plus retors, qu’on ne vaincra pas sans… désir de vaincre. Et alors, qui veut vaincre, et au nom de quoi, et pour aller où ? Un produit de synthèse dont on dirait pourtant la violence destructrice moins barbare que celle d’hier : Trump ne veut plus à l’heure qu’il est envahir pour conquérir et soumettre tel ou tel pays sauf économiquement et violemment à sa nouvelle façon au ras des pâquerettes des intérêts de l’Amérique, ni exterminer une partie de sa population biologiquement nocive dans des camps de la mort, bien qu’il dise vouloir ré-ouvrir Guantanamo. Trump veut biologiquement pouvoir purger le territoire américain de ses indésirables, et fermer les portes du pays sacré à double tour. Etat forteresse du suprématisme blanc milliardaire. Apparent paradoxe, contradiction en abîme, pour un capitalisme à la pointe de son développement mais qui se fâche avec la Silicon Valley, et de son hégémonie internationale mais qui entend se fâcher non seulement avec tous ceux qui la lui disputent mais encore avec ceux qui acceptaient de s’y soumettre (annulation des traités internationaux). Un capitalisme à sa pointe ou à sa limite extrême ? Le fascisme soft du show-biz politique vulgaire et violent comme ultime recours pour un capitalisme incapable de surmonter ses contradictions par la voie « naturelle » du marché qui ne peut plus digérer le surplus du développement des forces productives ? Les marxistes se retrouveront là en terrain familier.

De fait, une analyse détaillée reprenant quelques outils encore valides de l’économie politique devrait pouvoir éclairer l’enjeu à la fois régressif, protectionniste et agressif de cette (im)posture au succès de laquelle personne ne voulait croire sérieusement. Une tribu de milliardaires reterritorialisés sur leur tas de fumier, un colt dans chaque main, la morale puritaine-pornographique pour tout étandard, le capitalisme en sa vérité toute crue, vérité originaire qui peut maintenant quitter sa vieille défroque de démocratie représentative, assumer dans un geste régressif national son anticapitalisme des élites mondialisées : la mondialisation, ce sera la puissance hégémonique de l’Amérique d’abord, de celle-là et nulle autre. La Chine est dans le viseur du Golem de Washington, le Proche-Orient dans celui du Pentagone, l’Europe n’aura droit qu’à quelques rendez-vous sécuritaires sur des strapontins d’ambassade. Sur le Ground zero des Twin towers effondrées, la Trump Tower « uber alles ».

Restons attentifs toutefois à la dimension du temps. « Le problème avec la catastrophe, c’est que personne n’y croit », nous dit le très distingué penseur J.P. Dupuy ; il souligne aussitôt la double malédiction qu’une fois survenue, la catastrophe est vite ravalée au rang d’événement ordinaire, apprivoisable. De quoi désespérer les prophètes de malheur les plus sincères. Au regard des amples manifestations et émeutes qui eurent, ont et auront encore lieu en Amérique suite à l’investiture de Trump, on fera remarquer à Dupuy qu’il s’est peut-être trompé lourdement ; certes presque personne n’y croyait vraiment, mais une fois survenue, la cata ne passe pas comme une lettre à la poste. Mais ce n’est pas de ce genre de cataclysme dont parle Dupuy dans son « catastrophisme éclairé », plutôt des catastrophes environnementales et sanitaires, celles qui ont donné naissance au principe de précaution dont Dupuy démontre assez aisément, et très officiellement auprès de Messieurs les Commissaires au Plan, la faiblesse. Concernant la catastrophe politique d’un Trump au pouvoir, ou demain d’une Le Pen, Dupuy ne se hasarde pas, rassuré qu’il est dans le pouvoir des institutions de nous en prémunir ; ne dit-il pas encore, en bon démocrate républicain (autre produit de synthèse local) à propos de la puissance militaire nucléaire : « le malheur en France et contrairement aux Etats-Unis, c’est que les philosophes et les militaires ne se parlent pas » ?
Autant dire que face à la montée en puissance de Trump, aucun principe de précaution n’aurait pu être requis sans bouffonnerie. Quoique ! La démocrate Clinton n’incarnait-elle pas à elle seule tout le burlesque de la tranquille précaution, sourire forcé et bras tendus de guignol sur fond de compétence familiarisée à la gouvernance respectueuse des institutions, cette autre catastrophe qui veut « que tout puisse continuer comme avant » ? Faiblesse cruellement avérée de la foi consensuelle et de l’impuissance démocrates américaines.

Il nous faudrait donc nous aussi enfin rompre avec le catastrophisme, même le plus éclairé. Car pour l’instant la rupture, c’est que rien ne sera plus comme avant aux USA, c’est bien là du moins l’intention, la détermination, la rage et le projet de Trump et ses tueurs. Rupture, retour à la jungle des Saigneurs de guerre, du magnat de la finance jusqu’à la plus petite frappe de cow-boy qui en profite déjà pour buter un black du voisinage qui lui gonflait les couilles depuis un moment, voilà l’imprévisible par lequel la « catastrophe » ne peut plus être désormais prévenue et où la précaution fait éclater de rire, affolant presque tous les Etats du monde entier comme les marchés. Voilà ce que non pas le désespoir réaliste mais la rigueur de l’analyse concrète de la situation concrète nommerait le trop tard, qu’il nous faut maintenant affronter et conjurer.
L’affrontement à venir engage en effet radicalement la perception commune que nous avons de la situation, c’est-à-dire l’exposition sans fard ni dissimulation des présupposés de cette perception, car ils existent, souvent bien cryptés dans leurs chapelles respectives.

Le trop tard dit que Nous (Notre amérique toujours là, Notre révolution,…) n’avons rien vu venir ou si peu, ou encore une fois que nous ne pouvions y croire, ce qui revient au même. Mais qu’en fut-il si le « Nous les démocrates » avait devancé et battu Trump ? Si sur un plan stratégique et solidaire, nous nous approprions ce Nous rebelle à Trump ET à Clinton, ne sommes-nous pas amenés à reconnaître toutefois que faute d’une décision illuminant d’un éclair le futur possible, bon nombre se sont endormis peut-être sur certains lauriers fanés de l’exégèse, comme qui au fond veut continuer comme avant à dire qu’il faut impérativement que ça cesse, mais sans trop savoir comment, ni surtout à quelle fin ? On me dira : mais tu reprends texto la devise de Trump : « voyez ces élites repues qui ronflent sous la couette quand elle ne parlent pas pour ne rien dire, tandis que la grandeur du pays s’effondre ! ». J’espère pourtant faire signe tout à fait ailleurs que dans le dégoût anti-intellectuel typique des extrêmes droites populistes. Je voudrais suggérer que c’est en scrutant sans détour le trop tard, en regardant l’époque droit dans les yeux jusque dans sa dimension tragique ou aveugle, que nous retrouverons peut-être la chance politique – l’heure ou jamais d’intervenir. Déjà la myriade de collectifs révoltés descendus dans les rues des villes américaines ces jours-ci interviennent sans attendre une quelconque prophétie, aussitôt l’espoir que nous y voyons s’annonce pourtant impossible à nommer, du moins dans sa dimension de futur.

Ce n’est pas rappeler une fois de plus que la catastrophe était déjà là, et qu’elle n’a fait avec Trump que virer de bord. Considérons seulement ce qui s’affiche dans les mobilisations actuelles d’un certain peuple américain contre le nouveau pouvoir : « Still our america », « Our Revolution », « Dissent is patriot ». Plus que des slogans, des identifications, qui sonneraient bizarres ici s’il nous fallait les reprendre à notre compte, « Notre France toujours là », « Notre Révolution », « L’opposition est patriote »… Le peuple américain manifestant dans les rues énonce positivement l’identification trop souvent manquante (pour nous ici le refus négatif et légitime du « je suis Charlie », ou plus positif mais encore négatif le « Nous ne voulons pas vivre qu’avec des Français »). C’est par cette identification, singulière et non modélisable, qu’un peuple diviseur là-bas en ce moment veut arracher l’autre Amérique des griffes de ses accapareurs milliardaires-ultraconservateurs-puritains-pornographes, à travers une réappropriation de « Notre Révolution (contre celle de Trump) et de la patrie comme lieu du litige et du plus profond discord . Ce qui passe nécessairement par le rappel du fond sans fondement du caractère cosmopolite et de la mixité du peuple américain, contre le « mythe des origines » raciste (Valentina Fulginiti, sur lundimatin) du Trumpisme.

Encore effarés devant une telle monstruosité face à laquelle nous valorisons au minimum le regain d’énergie des collectifs de lutte qui s’y opposent (dont certains se reconnaissaient dans la Hilary Clinton présidentiable), l’événement nous instruira-t-il un peu sur la présente situation en France ? Elle est certes différente mais enfin le capitalisme national de M. Le Pen serait-il moins milliardaire, plus petite PME, rien n’est moins sûr ? Nous pouvons saisir d’autre part tout l’éloignement qu’il y a par exemple entre les Blacks Panthers d’alors, qui disposaient d’armes à feu pour dissuader mais à condition de ne jamais faire feu, et aujourd’hui les Blacks lives matter qui ne leur ressemblent pas vraiment. Nous sommes chaque fois sidérés que des flics yankees (et blacks parfois si bien intégrés) butent régulièrement des citoyens black-américains d’un minimum de 10 à 15 balles de révolver dans la peau, mesurant ainsi la peur profonde qui habite ce gouvernement de bravaches hystériques et Sa société de Golden boys déprimés et narcotranquillisés. Autant d’indices qui, répercutés jusqu’à nous, devraient nous rendre à même de resaisir les termes et le terme de notre propre finalité. Pour que vienne l’heure ou jamais d’intervenir, ne nous faut-il pas un but partagé, multiplement partagé sans craindre le spectre de l’unité (j’y ai déjà insisté récemment) ?

Prophétiser la troisième guerre mondiale, c’est encore bien peu, un réflexe de prophétologue. Encore une fois, le risque de ce genre de prophétie, quand bien même elle dirait vrai, et même surtout si elle parlait vrai, c’est que personne n’y croit. D’autant plus que le citoyen lambda se rassure aisément en voyant que depuis au moins les années 90 la guerre, le théâtre des opérations sont exportés, déplacés, au Proche-Orient plus qu’ailleurs. Que sera(it) en effet une intervention là-bas de l’armée américaine trumpisée pour « buter en 1 mois l’EI » comme on prétend et s’apprête peut-être déjà à le faire ? La conscience du retour de flamme terroriste dans nos pays n’éclaire pas, loin de là, elle obscurcit à travers des débats d’observateurs patentés, et sème l’effroi au quotidien chez les habitants des grandes villes demandeurs de sécurité. La difficulté est sans doute de ne pas s’abandonner à la tentation de la prophétie globalisante, qui reprend à son compte malgré elle le cadre d’expression géopolitique de l’ennemi, mis en place par lui, contribuant à l’écartèlement entre vision globale et initiatives insurrectionnelles locales. On pourrait se demander : mais quel est le chaînon manquant ? C’est la mauvaise question. Demandons-nous plutôt : d’où s’énonce notre visée (plutôt que prophétie), et quelle chance apparaîtrait pour que l’insurrection soit beaucoup moins localisée dans l’espace comme dans le temps ? Questions qui se posent sans doute dans une urgence manifeste aux USA en ce moment. La justice américaine (what is it exactly ?) vient de débouter le décret anti-immigration de Trump, quel sera maintenant le rapport possible, réel, entre peuple américain révolté et institutions ?

Sont en jeu des modifications tant de l’ordre du discours que des pratiques politiques, positivité des identifications et négativité des actes. L’élection présidentielle en France offre son habituel visage blafard, ses langues d’acier dans des figures de cire, sa théorie des jeux à somme nulle, son arithmétique de guichet de banque, ses scandales minables, engendrant misère et dégoût. Mais c’est au sein de l’affliction que nous ressentons tous si nous sommes encore un peu vivants, que l’heure du trop tard se rapproche dangereusement de l’heure ou jamais.

Préserver l’écart vital, à bout de bras, entre ces deux temporalités adverses où menace de part et d’autre la mécanique d’horloger, n’est-ce pas affirmer le temps et le contenu de notre finalité, et ainsi l’ouverture d’un futur dans l’espace de l’affrontement ? « Notre Révolution » ?

Patrick Condé

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