L’amiante et la fange

« Il ne reste alors que les membres complaisants de la gouvernance et ses relais pour continuer à nier l’évidence. »

paru dans lundimatin#211, le 8 octobre 2019

Alors que Lubrizol continue de fumer et que tout le monde commence à comprendre que nous ne saurons jamais rien de la toxicité réelle de ce qui s’est répandu sur des centaines de kilomètres. Alors qu’on se rassure d’une odeur qui commence à passer tout en sachant pertinemment que ce qui nous menace est désormais minuscule, inodore, invisible. Le Blog Ccession nous a transmis ce poème particulièrement actuel.

[Photo : Jean-Pierre Sageot]

Partir du sentiment.

Dégoût. Incompréhension. Impossibilité de continuer comme on continue.

Volonté non de faire front, mais de fuir, de dire adieu, c’est gentil, on s’est bien amusé mais ce n’est plus pour nous. On a besoin d’air frais. De souffler. Pas d’amiante. Pas de fange.

L’amiante et la fange sont les symboles de notre époque.

L’amiante, pour l’aspect invisible d’un poison omniprésent. Elle est là. Elle flotte dans l’air. On la respire, et il y a de grandes chances qu’elle finisse par s’agglutiner dans nos bronches. Qu’on soit à l’intérieur ou à l’extérieur, on échappe difficilement à son emprise. Elle est dans les murs, dans l’air, dans ce qui nous isole, dans le carrelage du quotidien, dans un contrat d’embauche, dans le macadam d’une autoroute, dans un distributeur automatique.

La fange, au contraire, est visible, bien visible, et paradoxalement, on en vient à ne plus la voir, à faire comme si elle n’existait pas. On marche dedans, nos pieds chaque jour s’en recouvrent davantage, et on continue à faire comme si elle n’était pas là. La fange est sur les trottoirs. Elle recouvre nos plages. Elle est dans les journaux. Sous les ponts. Sur les bordures du périphérique. Elle est cette indifférence qui nous lie au néant. Parfois, il y en a tellement qu’on s’enfonce dedans jusqu’à la ceinture. Parfois on fait le choix de s’enfoncer un peu plus, pour le confort qu’elle nous offre ; cet illusoire sentiment de sécurité. Parfois, on ne peut plus remonter.

L’amiante, elle, est déjà plus aérienne. Souvent, elle nous rend guilleret, nous donne envie de jouer, de sautiller, de fumer cette cigarette. Pourtant, contrairement à la fumée, il est rare que l’amiante rejoigne l’azur. Le plus souvent, elle reste à notre hauteur. Quand elle trouve un point de fixation, elle se stocke, s’agrège à ce point, mais sans le recouvrir, en passant directement par ses pores. Son mode opératoire est la pénétration. De l’extérieur, elle pourrait ne pas se voir, mais à l’intérieur, l’amiante s’est déjà cristallisée en stalactites et stalagmites. Elle semblait par sa légèreté appartenir à l’infini du cosmos. Elle se révèle liée aux profondeurs : sous-sols, mines, puits et forages. Elle est ce qui, sans agent extérieur, ne serait pas remonté à la surface. Elle est notre création.

* * *

À la différence de l’amiante qui pénètre l’organisme en profondeur, la fange est en surface, elle est là, bien visible, et on peut faire le choix de ne pas lui laisser du terrain, de la prendre à bras le corps, de lutter. Des batailles par le passé ont été victorieuses. Une des difficultés est qu’une fois qu’il n’y a plus de traces de la fange, on s’imagine débarrassé à jamais. Mais elle revient, insidieuse, par différents chemins, à différentes vitesses. Lorsqu’elle se manifeste à nouveau après un certain temps d’absence, on peut se retrouver en contact avec ce à quoi on aurait préféré ne jamais faire face. L’erreur serait de faire le choix de ne pas la voir, de faire comme si elle n’était pas.

Le passé auquel appartient la fange ne sera jamais révolu.

Quand on ne lui offre plus de résistance, la fange a le terrain libre pour sa conquête.

Autant qu’elle le peut, la fange se réplique. Elle n’a pas d’autre fin que la disparition de ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire la mort de tout, car la fange n’est rien.

De façon curieuse, plutôt que de combattre l’avancée de la fange, les mesures qui sont prises pour la combattre lui sont souvent profitables, comme si, face à elle, la collaboration était l’attitude requise. 

Tragiquement, là où croît l’amiante… croît aussi ce qui fange. À l’image d’un édifice : amiante dans les fondations, fange dans le décorum.

Le minimalisme ou le baroque du décorum importe peu à la fange. Ne soyons pas dupes du faste d’un décor. Quand le canon à fange apparaît : disparaître

À défaut d’un désamiantage total immédiat, à défaut d’une fuite qui ne pourra définitivement échapper aux particules d’amiante, il est possible de désorganiser l’ordre duquel la fange se nourrit.

La fange a de nombreux relais, de nombreux laquais à son service. Quand la fange s’attaque à une pensée, selon le degré de contamination, celle-ci peut faire preuve de lucidité. Une pensée malade n’est pas condamnée ; bien qu’il soit peu probable qu’une pensée malade se rétablisse si elle s’efforce de persévérer dans son non-être.

S’indigner de la fange est sans effet si cette indignation n’est pas suivie d’action.

Face à la fange, l’action directe et l’action indirecte sont deux modalités de combat. Les opposer est un leurre pour diviser.

Bien sûr, action indirecte ne signifie nullement action passive.

Malgré son aspect vaseux, la fange est fragile comme le verre. Une action isolée à son encontre suffit à l’ébranler. Quand la fêlure apparaît, il ne faut pas beaucoup plus pour ouvrir une brèche : une divergence, un sillon à creuser.

Il serait naïf de penser que la fange n’a qu’une source qu’il suffirait de tarir. Son mode de développement n’est qu’en apparence linéaire. Sa mouvance est réticulaire. N’importe quelle prise lui suffit. Elle peut se trouver dans n’importe quel ornement, au détour de toute phrase.

L’imagination est et sera le nerf de la guerre.

* * *

En de rares occasions nommées « catastrophes industrielles », l’amiante qui en temps normal est dissimulée dans la structure du quotidien, est non seulement rendue visible, mais ultra-visible. Il n’est plus possible de ne pas la voir, ou d’en percevoir les effets, et il n’est pas possible de s’en approcher sans se mettre en danger. La concentration est telle que tout ce qui l’entoure est menacé. L’empoisonnement latent devient patent. L’organisme est débordé jusqu’à la nausée. Les signes habituellement trompeurs ne trompent plus. Lorsque des poissons gisent en nombre à la surface des rivières, on sent bien que quelque chose cloque. Et il ne reste alors que les membres complaisants de la gouvernance et ses relais pour continuer à nier l’évidence. Leurs discours nourris de fange, qu’ils nomment « officiels » pour en falsifier la facticité, plutôt que d’affronter l’inévitable, minimisent la catastrophe jusqu’à sa négation. Seulement, lorsque l’amiante tombe par morceaux du ciel dans les jardins et les parcs, on se demande bien comment faire confiance à ces experts du “tout va bien”. Lorsqu’un nuage toxique se forme au-dessus de nos têtes aussi transparent que la transparence du gouvernement, s’en remettre à des enfumeurs notoires est en effet surprenant, mais la force de l’obéissance n’a de cesse de surprendre. 

JT

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