L’EHPAD France plutôt que la Start Up Nation ?

« Dans quel monde vivons-nous ? » - par Jacques Fradin

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#189, le 29 avril 2019

Dans quel monde vivons-nous ?
Il n’y a pas à attendre « la catastrophe » !
La catastrophe a déjà eu lieu ; et il y a bien longtemps : deux siècles au moins !
Et la catastrophe se nomme : l’invention de l’économie !
Le monde de la catastrophe se nomme : l’Europe.
La propagation de l’onde catastrophique n’étant que l’européanisation du monde.
Et cette propagation de la catastrophe consistant en une double colonisation.

L’exploitation physique du monde, ce qui se nomme « extractivisme » : la terre transformée en une gigantesque carrière, aussi bien pour déterrer que pour enterrer.
Le despotisme économique, l’extension du despotisme des fabriques sataniques à l’horizon humain tout entier ; ce qui se nomme (en jargon) subsomption réelle ou usine universelle, l’exploitation des humains comme s’il s’agissait de carrières à exploiter, l’exploitation par la domination.
La catastrophe, la double colonisation, s’est déjà produite. Nous pouvons situer son noyau de percussion au cœur du 18e siècle européen : au cœur des despotismes destinés à la plus longue vie.
Mais peut-être la double colonisation peut-elle se réduire aux conséquences, immensément pratiques, d’une seule « révolution » : la révolution militaire ?

La révolution industrielle, côté technique, et la révolution organisationnelle, côté usine (ou bagne sécularisé), sont deux « projections » de la révolution militaire.
L’Europe n’aurait pas pu exploiter le monde, industriellement et politiquement, sans sa transformation préalable en arsenal et en caserne.
Qu’est-ce que la France colonialiste ? Qu’est-ce que l’Amérique US sur-impérialiste ?
Ce que l’on peut nommer technologie, l’organisation de techniques parcellaires en un système économique, ou, encore, l’économie technique (ou des techniques organisées), tout cela est une économie militaire.
Et une économie militaire qui se déploie de guerre en guerre, par des conflits de plus en plus vastes (« plus-value absolue ») et de plus en plus intenses (« plus-value relative »).

Qu’est-ce que cette « nouvelle révolution », la révolution informatique (ou électronique, avec internet), sinon le déploiement d’une nouvelle économie de guerre ?
Si l’on veut concentrer (ce qui est un objectif militaire !) les éléments (comme dans une usine sidérurgique !) qui définissent l’économie militaire (et sa force catastrophique), nous pouvons « extraire » deux objets irradiants :

La puissance de feu, puissance au sens commun militaire de « force de frappe », pouvoir d’action, pouvoir d’entreprendre.
N’est-ce pas un « marxisme » technocratique ou technophile (« saint simonien ») qui désignait « la machine à vapeur », une machine à combustion, comme une force essentielle pour « révolutionner » le monde ? Le monde devenu le paradis infernal des moteurs thermiques ! Et des moteurs sociologiques !
L’entreprise, l’organisation de prise, d’emprise et pour la prise. La fabrique satanique, le moulin des orgueils !

L’entreprise est-elle « une unité » corsaire ou « un détachement » pirate ?
Corsaire, l’horreur des « entreprises concessionnaires », cette catégorie inventée par les États despotiques pour continuer leurs guerres (en se recentrant sur le cœur de leur métier, le métier des armes, et en déléguant la fabrication des armes nécessaires au métier politique).
Pirate, « l’entreprise libérée », sans patrie ni frontière ! Mais prête à se soumettre à tous les impératifs de la Sécurité d’État (tous les Google du monde informeront toutes les NSA universalisées) !
Arrivons à la conséquence (de cette brève introduction au despotisme économique) :
Le capitalisme, si nous retenons ce nom comme un résumé pour désigner l’expansion de la catastrophe, la croissance et le développement, le capitalisme, donc, ne désigne aucune direction téléologique (aucune fin heureuse) ni sotériologique (l’entreprise n’est pas le nouveau christ).

« Le capitalisme qui sauve de la misère » et génère l’enrichissement de tous, cette formule de propagande (pour la croissance et le développement, pour « la libération des forces économiques » – relire le fameux rapport Attali !) n’est qu’une formule de propagande.
Un nouveau mensonge déconcertant, mensonge en miroir du mensonge stalinien (pour le salut par le développement accéléré).
Car la fameuse fin « qui sauve » (téléologique) s’est déjà réalisée depuis deux siècles, sous forme de l’expansion catastrophique ou sous forme de la catastrophe colonialiste se propageant par la force des armes (ou de la puissance de feu).

En termes ramassés : fin radicale du matérialisme historique, fin de l’idéologie du progrès.

Le mythe de l’économie qui extrait de la misère (par extractivisme et exploitation) a fini par se « désactiver ».
Le capitalisme (ou l’économie) n’est pas un chemin que l’on peut ou doit emprunter : c’est une voie de larmes qui finit en gigantesque destruction.
L’imaginaire dialectique (d’un certain « marxisme ») qui exige de pousser le capitalisme au bout (et à bout), pour en arriver, dialectiquement, au « socialisme » (quel nom dévergondé !), socialisme pensé comme Super Capitalisme (on ne retient que ce qui est « bon » !), cet imaginaire est « destitué ».

Si nous définissons bien « le socialisme » comme ce Super Capitalisme de « la bonne économie » (récupérée dans les égouts de la croissance), alors il est simple de comprendre que l’aboutissement de ce socialisme, après plus d’un siècle de dialectique, est « le socialisme libéral », la voie de Blair, Strauss-Kahn et, maintenant, Attali-Macron.

Pour en rester dans les termes du début du dernier siècle, il faut dire : le socialisme n’est pas le moyen du communisme (ou le chemin qui mène, « par transition », au communisme).
Car le communisme ne peut être que la voie de sortie de l’économie (ou du capitalisme).

Le communisme s’appuie sur la conscience éveillée de la catastrophe économique passée. Sur la « désactivation » des récits bienheureux en forme de propagande pour l’informatique, les start ups, l’industrie, la technique, les entreprises et, de nouveau, « le service militaire ».
Et sur la claire volonté de sortir de ou d’échapper à l’escalier roulant maléfique (de la croissance qui sauve).
Le communisme est la voie pauvre.

Il faut déjà « sortir » de cette bonne plaisanterie : le capitalisme n’est pas un moyen, voire un intermédiaire nécessaire, pour « humaniser » le capitalisme et en arriver au socialisme de la bonne économie (plus humaine).
Traverser le capitalisme (toujours plus de croissance et de bonne croissance) pour « sortir » du capitalisme, cette indication est diabolique.

Tout élément de la structuration capitaliste, technique, usine ou entreprise, R & D, techno-science allègre, classe, ouvrier, travailleur, consommateur, touriste, doit être considéré comme irrécupérable. Irrémédiablement militarisé !
Thèse opéraïste généralisée : il n’y a pas de technique « neutre ».
Il n’y a pas de touriste innocent.

Le capitalisme Europe est le nom du monde de la catastrophe « originelle » (mais située au 18e siècle) ; c’est le nom d’un monde en perdition, définitivement corrompu et sans « dégagement » (ou Tiqqun – rédemption).
Le monde des achats est sans rachat !
Il est impossible de « dépasser » le capitalisme en l’accélérant, par la croissance accélérée (stalinisme), en le poussant à bout (Deleuze) ou en croyant le récupérer (récupération léniniste du taylorisme).
Il n’est plus question de dépasser, d’améliorer, d’humaniser, ou de pousser à fond les contradictions, il est question de s’échapper.

Le capitalisme est « l’enfer sur terre » (chaud chaud) ; vouloir le traverser implique que l’on s’y brûle et que l’on s’y réduit en cendres.
Le capitalisme est un système militaire de conquête : d’où sa valeur « pragmatique ».
C’est une grande machine techno-politique, une machine de colonisation (et non pas une « machine de guerre » au sens de Deleuze).
Le schéma hégélo-marxiste du « dépassement » par « une longue marche interne » doit être rejeté.
Ce que nous nommons : fin du matérialisme historique.

Le capitalisme (ou l’économie) n’est pas un apport universel, le Don Sacré de l’Europe, ni technique ni économique, c’est un empoisonnement, et, d’abord, religieux.
Foi, croyance, sacré, etc., tous ces termes théologiques peuvent caractériser les croyants en l’économie qui sauve – dont le prototype contemporain est le touriste bigot immaculé.
Ainsi, le capitalisme fonctionne à la conversion.

Conversion au sens industriel (de transformation des matières « brutes » en « utilités », avec la dégradation entropique), mais, aussi, conversion au sens politico-religieux d’assimilation, d’ingestion, avec « l’exclusion inclusive », moteur de la souveraineté despotique.
Insistons sur la nécessité de ne jamais séparer les deux faces de l’économie : système technique (de production) et système politique (de gestion tayloriste) ; deux faces unifiées en un même pragmatisme militaire.
Et, encore une fois, il n’y a pas d’exploitation sans domination politico-religieuse.
Le modèle de la dualité entre le Réel (des potentialités) et la Réalisation (effective) est une formalisation qui permet d’expliciter « la conversion par destruction » (l’exclusion inclusive souveraine).
La réalité effective du capitalisme est la prise, l’emprise, l’empire, l’entreprise (entre-prise).

Le communisme est la sortie de la prise, de l’Empire et (peut-être surtout) de l’entreprise.

Ce que l’on peut présenter de manière imagée : la révolution politique (là où il y a de la politique ou de la démocratie) exige la sortie de la révolution industrielle – exige « la purification » (ou soustraction, Badiou) de l’idée de révolution.
De manière encore plus imagée : la Conjuration des Égaux repose sur la pensée de la Voie Pauvre.
Ou, encore, qu’est-ce que l’Idée du Communisme (Badiou) ? La Voie Pauvre !
Où il faut pousser « la soustraction » (Badiou) bien plus loin que ne peut l’imaginer (ou le supporter) Badiou !
Et la récupération militariste impériale (bonapartiste expérimentale) de la révolution égalitariste – via Thermidor – est le premier exemple complet d’un échec (à méditer) du communisme de la Sortie.
Où il est essentiellement question de « récupération énergétique », de mise au travail (militaire) des énergies humaines soulevées par l’événement révolutionnaire. Le « génie » (maléfique) de Bonaparte 1 étant d’avoir été capable de « mobiliser » l’énergie démocratique pour la transformer en force de feu.

Maintenant, il est nécessaire de méditer, d’abord par fragments dispersés, cette question récurrente de l’échec (qui définit tout le 19e et tout le 20e siècle).
Et d’abord, de méditer sur sa solution supposée, l’accé, solution du 19e siècle (accélérer le mouvement du capital, pousser à bout le capitalisme) qui se déploie au 20e siècle en catastrophe.

L’accélérationnisme est une variante (pressée) du matérialisme historique, qui succombe sous les mêmes difficultés ou impasses (que nous avons énoncées pour commencer et « cadrer » le débat).

Reprenons les thèmes en débat :
La révolution industrielle se déploie comme despotisme économique (militarisé) ;
La révolution politique (la conjuration des égaux) se fixe pour objectif d’abattre le despotisme (et de produire du mouvement démocratique) ;
La révolution politique doit donc se heurter à la révolution industrielle (et à toute révolution « obscure » et contre-révolutionnaire) ; la révolution n’a pas besoin de savants !
Mais ce choc peut ne pas être pensé clairement ;
S’ouvre un espace de désorientation et de confusion (Thermidor) ;
Confusion qui autorise la récupération bonapartiste 1 : l’énergie révolutionnaire égalitariste est canalisée dans la voie (technocratique) du despotisme économique et de sa révolution (contre-révolutionnaire), la révolution industrielle (qui promet l’enrichissement contre l’égalité) ; Bonaparte est capable de mobiliser l’énergie « populaire » pour poursuivre les guerres de conquête (de la monarchie défunte), mobiliser sous le slogan de « l’exportation de la révolution » ;
La révolution politique, démocratique, égalitariste, reste une parenthèse, vite refermée.
Et comme il est impossible pour les révolutionnaires (véritables, ceux de la conjuration des égaux) de supporter ou d’affronter l’échec, se met en place une « stratégie » (psychanalytique) de contournement ou de dénégation.

La révolution industrielle imposée (par l’échec de la révolution égalitariste) est « sublimée » en infrastructure (en support nécessaire) de la future révolution politique. Future révolution démocratique qui « traversera » (ou devra traverser) le déploiement catastrophique de la révolution industrielle (vive les start ups !).

La révolution politique est alors pensée (jargon) comme « immanente À » ou en immanence à (immanence absolue), comme mouvement interne du capitalisme, poussé à bout.

C’est l’incapacité à affronter l’échec de la révolution démocratique qui conduit au matérialisme historique (ou à une pensée technocratique de style saint simonienne).
La fameuse mixture trilogique, économie anglaise + hégélianisme allemand (la dialectique) + socialisme français (et socialisme au sens strict « scientifique » de super capitalisme) n’est qu’une expression pédagogique de la voie accélérationniste.
Qu’est-ce que l’accélérationnisme ? C’est l’idée qu’il faut accélérer le développement capitaliste pour passer au socialisme ou, c’est l’idée que c’est DANS le capitalisme (et à travers lui) ou dans un sujet du capitalisme (l’ouvrier) que l’on trouvera le moteur du dépassement.

L’autodissolution de la classe ouvrière par sa prise de pouvoir (ou par sa dictature) est une figure très connue de l’accélérationnisme.
Toute la fin du 19e siècle et tout le début du 20e siècle sont dominés par le schéma téléologique, accélérationniste, du matérialisme historique : il faut passer par et à travers le capitalisme pour accéder à la démocratie.
N’est-ce pas ce thème « marxiste » éculé qui est repris par le social-libéralisme et enjolivé par le néo-libéralisme (de la révolution contre-révolutionnaire à la Macron).

Le communisme de la sortie est beaucoup plus difficile.
Il implique d’abord de sortir du Palais des Mensonges (religieux économiques).
Il impose de sortir de l’EHPAD nommé Europe.
Et de reconnaître que Macron est un gestionnaire cynique (« bonapartiste ») de l’EHPAD France.

Non pas une start up nation ; mais l’EHPAD France.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :