Procès Jawad : « je vous invite à ressentir l’agonie »

Retour sur l’audience du logeur de Daesh : les parties civiles.

paru dans lundimatin#134, le 21 février 2018

Le 14 février dernier, au bout de trois semaines d’audience, le tribunal de Paris a rendu son jugement dans l’affaire du « logeur de Daesh ». Après 27 mois de prison et deux ans et demi de moqueries Jawad Bendaoud a été relaxé. Les deux autres prévenus, Mohamed Soumah et Youssef Aït Boulahcen, ont écopé respectivement de 5 et 4 ans de prison. Le parquet, qui avait requis quatre années de détention à l’encontre de Jawad Bendadoud, a fait appel.

Cette relaxe de Bendaoud a passablement surpris, voire scandalisé les observateurs. Lui-même ne l’aurait pas prédit, à l’audience il avait eu ces mots : « Je parie à 80 % que je vais être condamné. Il y a l’opinion publique, les familles des victimes... ». Beaucoup souhaitaient la condamnation du « logeur », soit par conviction de sa culpabilité et donc de sa pleine conscience d’avoir aidé les responsables des tueries du 13 novembre, soit plus prosaïquement parce que le personnage semblait trop vilain pour être remis en liberté.
Afin de compléter notre article qui rendait compte des trois premiers jours d’audience et du traitement médiatique de l’affaire, il nous a paru important, le jugement rendu, de revenir sur la suite de ce procès et sur une autre présence marquante, celle des parties civiles.

Même si tout le monde s’accordait à dire et à répéter que ce procès « n’[était] pas le procès du 13 novembre », le nombre de personnes s’étant constituées parties civiles était remarquable : plus de 600, représentées par plus de 90 avocats. À la barre, deux catégories de victimes se sont succédées : celles directement en lien avec les tueries du 13 novembre, et celles du 18 novembre, prises dans l’assaut par le RAID de l’immeuble de Saint-Denis. Si le statut de victime fût indiscutable pour les familles et proches des personnes tuées ou blessées au Bataclan, ce sésame de la reconnaissance allait plus difficilement de soi pour les Dionysiens. Avant de revenir sur cet écart de distinction, il faut commencer par comprendre la présence impressionnante des parties civiles au procès.

"Le procès de Jawad Bendaoud, du one-man-show aux larmes des victimes", titre l’AFP durant la deuxième semaine d’audience. Depuis le début du procès, les injonctions émotionnelles se sont succédées et ce sont souvent avérées contradictoires. S’il était de bon ton de se moquer de #Jawad les premiers jours, certaines parties civiles ont ensuite reproché au prévenu son attitude, en paraphrasant les articles de presse : « Ces victimes ont dit être choquée par le show. On a l’impression qu’on était plus dans l’après 13 novembre, mais qu’on était là pour juger des petits trafiquants en correctionnelle »

Au cours des témoignages des parties civiles, il n’y eu presque plus de débats à l’audience. Les accusés et leurs avocats se sont tus. La dimension sacrée du statut de victime dans la société et donc dans les tribunaux, ne permettait pas de discuter la présence des parties civiles et la pertinence de leurs témoignages, sans courir au scandale. Au fond, qui aurait osé s’interroger sur les dommages que les accusés avaient causés à ces nombreuses parties civiles ? Aux yeux des avocats des victimes, les prévenus ont participé au crime en aidant à ce que se prolonge le climat de terreur déclenché par les attentats. On nous parlera donc de « victimes indirectes d’auteurs de crimes indirects », victimes et préjudices sont considérés comme « symboliques ».

La définition première du concept de « victime » fait référence à une créature vivante offerte en sacrifice aux dieux et cela afin d’apaiser leur colère. La place particulière accordée aux victimes dans notre société et de surcroît dans les tribunaux, concède à leur parole un caractère sacré et une force symbolique indéniable. Dès lors, cette parole se retrouve aux cœurs d’enjeux qui la débordent ou la dépassent. C’est par exemple au nom des victimes que va se légitimer l’action du ministère public et c’est à partir de la place prépondérante qui leur est allouée que les politiques parleront en leur nom. Les victimes sont dotées d’une telle aura qu’on ne résiste pas à leur en ravir un peu. En témoignent les réactions après la relaxe de Jawad Bendadoud, c’est là encore au nom des victimes que l’on se scandalise du verdict.

Avant le procès, le juge d’instruction a bien refusé quelques constitutions de parties civiles au motif que les dommages et torts subis étaient trop éloignés des tueries du Bataclan mais le rapport entre ce qui était reproché aux accusés et ce dont ont été victimes les victimes n’a jamais été contesté. Bien au contraire, nous avons assisté à une forme d’encouragement implicite auprès de l’opinion, à combler ce besoin vital des victimes de trouver quelqu’un en face d’elles pour recevoir leur douleur, leur peine et assumer la responsabilité de l’injustice subie. Comme a pu le déclarer un avocat des parties civiles aux prévenus : « La bête immonde du terrorisme elle se nourrit de vous ». De là, la relaxe de Jawad Bendaoud ne pouvait qu’être perçue comme scandaleuse et le procès prenait a posteriori une allure de vengeance ratée.

Certaines parties civiles se sont d’ailleurs constituées le premier jour du procès, parfois sans avocat, avec pour seule volonté d’honorer la mémoire d’un être cher. Le tribunal devient alors le réceptacle de la souffrance, et l’audience une étape du deuil et d’un processus de reconstruction.
C’est ainsi que résonnent les paroles d’une victime : « au-delà de toute condamnation, je vous invite à ressentir l’agonie. Sur vous je ne coagulerai pas mon sang. »

Cependant, les victimes se tiennent à distance des accusés, les regards sont rares : « Ces personnes je ne veux même pas les regarder parce qu’on les voit trop. » déclare à la barre une membre du collectif "13onze15 fraternité et justice ».
Il y eut effectivement peu d’échanges entre les accusés et les parties civiles, à deux exceptions notables, la première c’est Billal, gravement blessé par les kamikazes du Stade de France. Lui, il dit être venu afin de pouvoir regarder les accusés dans les yeux et leur demander s’ils savaient qu’ils hébergeaient des terroristes. Son témoignage a suscité un échange surréaliste avec les prévenus qui avait jusque là gardé le silence face aux récits des victimes. Aux questions de Billal, Jawad Bendaoud répond : « Même si je vais en prison, je veux que tu saches que je savais pas ». Youssef Aït Boulhacen, recroquevillé derrière sa capuche pour ne pas qu’on le dessine, crie « On ne choisi pas sa famille ! Je ne savais pas. » Billal est presque le seul à s’adresser directement aux accusés. Pendant quelques minutes, c’est tout le dispositif et le rituel du tribunal qui a semblé s’effacer pour laisser place à une confrontation sans médiation, entre personnes égales. Billal, fût d’ailleurs la seule victime à demander la relaxe de Jawad Bendaoud, convaincu que ce dernier ne savait pas qu’il hébergeait les tueurs du Bataclan.

Du fait de leur grand nombre, les avocats des parties civiles ont pu déployer un large panel de plaidoiries. En plus de défendre la place de leurs clients dans ce procès, certains ont choisi d’épauler le ministère public en étayant l’accusation de manière très technique et en démontant argument par argument le récit de la défense, d’autres ont frisé la tribune politique en faisant le procès des banlieues tandis que certains s’en sont remis à la charge émotionnelle de la souffrance décrite par les témoignages, le procès étant devenu un moyen de « rouvrir leur blessure, faire partager leur peine ».

Cependant, comme nous l’évoquions plus haut, certaines parties civiles ont eu plus de mal que d’autres à se faire une place et à obtenir le statut de « victime » voire de « victime innocente ». La distinction entre familles et proches des victimes du Bataclan et celles de l’assaut par le Raid à Saint-Denis le 18 novembre était notable, notamment d’un point de vue juridique et pratique. En effet, les habitants ou propriétaire de l’immeuble détruit dans l’assaut contre Abaoud et Akrouh ne sont pas reconnus comme victimes du terrorisme, ce qui en terme d’indemnisation rallonge considérablement les délais de procédure puisque c’est à l’État qu’ils doivent réclamer des réparations. Les autorités et la presse ne leur ont d’ailleurs pas fait de cadeau.

On se souvient de cet assaut spectaculaire au sujet duquel les autorités avaient menti, Bernard Cazeneuve en tête, jusqu’à ce que Médiapart ne révèle les lourds ratés de l’opération du RAID. Si l’un des deux tueurs a bien actionné sa ceinture d’explosif, il n’y avait en revanche ni kalachnikovs, ni première kamikaze de France face aux forces de Police ; Hasna Aït Boulahcen, est morte asphyxiée dans les décombres. Les premières expertises de l’assaut rendues publiques un an plus tard ont en effet démontré que pendant de longues heures, les équipes du RAID s’étaient tirées dessus entre elles et que leur chien d’intervention avait succombé à des tirs amis. 1500 munitions auraient été tirées par les policiers.
Voici comment, à l’époque, la presse décrivait l’opération :

Les habitants qui étaient dans l’immeuble au moment de l’assaut sont restés terrés plusieurs heures sous les tirs nourris du RAID, certains ont été blessés par balle, avant d’être évacués manu militari. Tabassés dans les escaliers, traînés dehors à moitié nus devant les caméras, puis parqués dans un gymnase, la presse ainsi que la mairie de la ville n’ont pas hésité à présenter l’immeuble et ses habitants comme un immense squat, repaire de marchands de sommeil. En mars 2016, nous avions déjà recueilli et publié les témoignages d’habitants ayant vécu l’assaut.

La première personne à se présenter à la barre est le propriétaire du logement que Jawad Bendaoud squattait, et qui a été loué aux tueurs du 13 novembre. Il n’a été mis au courant de ce qui s’était passé dans son appartement que plusieurs jours après l’assaut du RAID, par le syndicat de copropriété : « je voulais porter plainte, mais mon avocat m’a dit qu’il fallait aller à Levallois-Perret, et que j’allais être contacté. » Seulement, aux cours des deux années d’instruction il n’a jamais été interrogé, ni même contacté. « J’ai eu peur quand j’ai compris que c’était des terroristes, j’ai vécu dans la peur que l’on vienne me chercher ».
Puis, c’est au tour d’un autre propriétaire de cet immeuble de la rue Corbillon. Il possédait l’appartement mitoyen de celui que squattait Bendaoud. Lui non plus n’a jamais été convoqué ni par la police ni par le juge au cours de l’instruction. Il raconte comment, depuis l’assaut du RAID, il a vécu avec deux peurs : « La première était d’être récupéré par la police à n’importe quelle heure de la nuit. » Après avoir vu ce qu’étaient les perquisitions suite à la proclamation de l’état d’urgence, il assure qu’il dormait habillé :« Je n’osais pas prendre les devants. Avec le contexte de l’état d’urgence, j’avais peur de l’erreur judiciaire. » Sa deuxième peur était de « subir des représailles de ceux qui ont perdu des proches dans les attentats. » Et pour cause : le lendemain de l’assaut, son nom et celui de son frère avec qui il était copropriétaire de l’appartement, se retrouvent dans les journaux. Le Parisien, Le Figaro, Libération... tous relaient les propos de l’adjoint au maire de Saint-Denis de l’époque, Stéphane Peu (PCF), qui le décrit, lui et ses frères comme un trio de marchands de sommeil dont Jawad Bendaoud serait l’homme de main. Cet élu a d’ailleurs pris la parole récemment à propos du verdict, qu’il juge injuste.
« Je vous ai pas lu toute la presse parce qu’ils ont tous repris la même chose, de la même source. » Ce propriétaire de la rue Corbillon a porté plainte pour diffamation, un mois plus tard, il avait droit à un contrôle fiscal. L’affaire fût classée sans suite au motif d’un vice de procédure et il dût verser la somme de 1000 euros à l’autre partie pour les frais de justice. Il explique que son bien est devenu « secondaire par rapport au fait d’avoir été associé au 13 novembre ». Sa voix est tremblante, il se sent « ridicule de témoigner à côté des victimes ».
Ces habitants venus témoigner ont décrit la catastrophe financière dans laquelle ils se trouvent désormais. Tous continuent à payer des impôts et des factures pour des appartements auxquels ils n’ont désormais plus accès. Ceux qui y habitaient n’ont d’ailleurs pas pu récupérer leurs affaires et la plupart n’ont toujours pas été relogés. Ils ont été invités à payer les frais de sécurisation de l’immeuble en partie détruit par l’assaut et les assurances leur refusent toute indemnisation.
La mairie elle, le 24 novembre, soit six jours après l’assaut, a sorti un communiqué pour faire savoir qu’elle entendait récupérer l’immeuble sous 18 mois dans le cadre de la lutte contre l’insalubrité. Les habitants sont en colère et estiment que la mairie « ne pense qu’à spolier le bien ».

Le tribunal, en plus de recueillir la parole des habitants de l’immeuble, les a également interrogés, sur des détails quant à la configuration de l’immeuble : « La cour est-elle bien éclairée ? » ; « Étiez-vous au courant qu’il y avait des squats dans l’immeuble ? ». Jamais entendus pendant l’instruction, la justice semble découvrir leur existence à l’audience.

Un autre témoin, locataire de l’immeuble, remarque : « Les mecs se sont retranchés là, comme les Kouachi dans l’imprimerie. Du jour au lendemain notre immeuble est devenu celui de marchands de sommeil, on parlait même d’un immeuble conspirationniste. En réalité, soit on est victime, soit on est complice ».

Une autre partie civile s’avance et s’exclame : « un journaliste à l’entrée de la salle vient de nous demander pourquoi on s’était constitué parties civiles ! » Elle parle pour les habitants de l’immeuble qui n’ont pas pu venir à l’audience. « Tous ces gens-là sont détruits. On a des gamins traumatisés. L’une d’entre eux, qui n’est toujours pas relogée, se réveille encore la nuit et creuse les murs. » Elle parle également d’un enfant « harcelé et frappé à l’école. Il ne veut plus y retourner, il dit qu’ils vont le tuer. À l’école on lui dit "t’es un squatteur", "t’es un pote de Jawad", "t’avais pas de chambre", "ta maison c’est que des trous" ». Elle conclut par ces mots : « Si on avait voulu mettre le feu dans le 93, on l’aurait fait ! On a de la famille dans tous les départements d’Île-de-France. Je peux vous assurer qu’on a pris sur nous et on s’est tu. Si on avait témoigné peut-être que ça ne se serait pas passé comme ça. » À propos des accusés elle affirme : « Je ne pense pas un instant que leurs amis vont nous faire du tort. On vient pour notre honneur et il y a tout ceux qui ne viendront pas. »

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