Italie : Sur l’épidémie d’urgences, phase 3

et puis ce fut le tour de la lutte des usines et de la classe ouvrière…

paru dans lundimatin#234, le 21 mars 2020

En Italie, l’un des effets de l’épidémie de Coronavirus aura été le retour de la conflictualité sociale, que ce soit dans les prisons ou dans les usines. Nous traduisons ici, avec quelques coupes, un texte paru [1] chez nos amis de Carmillaonline.com, site sous-titré « Littérature, imaginaire et culture d’opposition ».

Sur l’épidémie d’urgences, phase 3 : et puis ce fut le tour de la lutte des usines et de la classe ouvrière…

Par Sandro Moiso, Jack Orlando et Maurice Chevalier

« On voit tous ces acteurs et ces chanteurs, beaux comme le soleil, à la télé ou sur les réseaux, qui invitent en souriant les gens à rester chez eux. Mais l’ouvrier, il fait comment ? […] nous, on se sent piégés et on se demande : pourquoi je suis là, moi ? » (un ouvrier de la Brianza [région de Milan, ndt]à Repubblica)

Eh oui, pourquoi on est là ? A l’usine, enfermés chez nous, en quarantaine ou bien dans des hôpitaux pleins à exploser ? C’est ce que beaucoup commencent à se demander, comme dans un roman de Stephen King ou dans une énième saison prequel ou sequel de The Walking Dead. Pour l’heure nous connaissons la seule réponse certaine que le gouvernement des homoncules et des bavards semble vouloir et savoir fournir : pouvoirs de police accordés à l’armée qui patrouille dans les rues et nouvelles mesures restrictives pour les citoyens, parce que « après l’urgence sanitaire et l’urgence économique, le gouvernement craint que surgisse aussi celle de la sécurité publique, comme il est arrivé dans les prisons ». C’est ce qu’affirme un article de Emilio Fittipal
di et de Giovanni Tizian, Coronavirus, esercito e forze dell’ordine in allarme : serve un piano contro caos e disordini (« Coronavirus, armée et forces de l’ordre en alerte : il faut un plan contre le chaos et les désordres »), sur le dernier numéro de l’Espresso.

Pour ce qui nous concerne, nous l’avions déjà annoncé voilà une dizaine de jours et confirmé mercredi dernier : à part les minuscules et nécessaires dédommagements, répression et militarisation seraient les uniques démonstrations de force que donnerait un gouvernement effrayé par ses propres responsabilités, par les possibles conséquences électorales et en apparente crise d’identité permanente. D’abord contre les révoltes dans les prisons italiennes et maintenant contre les protestations spontanées des travailleurs, surtout dans les usines de la métallurgie, du Nord au Sud. Révoltes et répliques, aussi inévitables les unes que les autres. Et nous allons voir tout de suite pourquoi.

Il n’a pas fallu beaucoup pour qu’apparaissent en pleine lumière les odieuses caractéristiques de classe de notre société, qui, à d’autres moments, pouvaient être plus ou moins cachées derrière les paravents formels de la démocratie représentative et télévisuelle, du bavardage médiatique et insensé par nature, ou bien du rite de la consommation de marchandises inutiles élevé au rang d’unique raison de vivre et méthodiquement respecté chaque fin de semaine dans ces authentiques camps de la psyché que nous continuons à appeler centres commerciaux. De la manière la plus claire et éclatante possible.

L’Etat et les entrepreneurs, individuellement ou à travers leurs associations, ont jeté le masque. Sans hésiter une seconde. Ils nous l’ont jeté au visage, ce que Marx et Engels affirmaient déjà il y a presque 200 ans, dans le Manifeste du Parti communiste  : « le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. » (21 février 1848). C’est le défenseur et le promoteur de ces intérêts. En paix comme en guerre ou bien durant une épidémie. Et dans certaines de ces situations, il ne peut pas le cacher.

Les ouvriers, en revanche, tous sevrés de théorie qu’ils soient, vérifient à leurs propres dépens que la blague de la communauté des intérêts nationaux ou du « bien commun » n’est que ça, une blague. Ils le comprennent à leurs dépens et aux dépens de leurs proches, et même s’il est vrai que dans certaines situations, ils ont pu être détournés de leurs intérêts par de vagues promesses relatives à leur travail, leurs emprunts et le bien-être partagé, ils ne peuvent faire autrement que réagir. L’altérité absolue de leurs intérêts par rapport à ceux des employeurs et du capital dans son ensemble apparaît.

C’est exactement ce qui s’est passé et qui se passe ces jours-ci. Le gouvernement a fait semblant de tout fermer mais devant les demandes de catégories particulières, il a cédé sur presque toute la ligne. Si cela avait seulement signifié que restaient ouvertes, pour des raisons mystérieuses, les parfumeries, les quincailleries, les laveries et quelques autres boutiques, ça n’aurait pas eu grande portée. Au maximum l’impossibilité pour le gouvernement de faire preuve de la même poigne que celle employée contre les prisonniers en révolte.

Le véritable problème, pardon pour l’artifice rhétorique vu que tous les lecteurs l’auront déjà pensé et compris, a été causé par l’attitude du gouvernement devant les protestations, les grève spontanées et aussi l’absentéisme (jusqu’à 40%) qui sont apparus dans les usines. Devant toutes ces ripostes ouvrières à l’obligation de continuer la production, en l’absence, partielle ou totale, de mesures de préservation de la santé des travailleurs, Conte et les siens ont appuyé totalement les demandes de la Confindustria (le Medef italien, ndt). Ajoutant ainsi l’agression au ridicule.

De la Lombardie et de toute la région padane, jusqu’à l’Ilva de Tarente, les travailleurs ont compris spontanément que l’échange travail-salaire contre santé n’était plus acceptable. Tout comme ne peut plus êtres acceptable une éthique du travail qui la productivité et la conscience de son propre rôle productif devant toute autre exigence. Cette éthique du travail calviniste (à laquelle ont affaire, par exemple, les travailleurs transfrontaliers italiens employés en Suisse) qui dénonce comme une sorte de péché toute forme d’absence au travail.

Outre les grèves, diffuses et nombreuses sur tout le territoire national, ce sont les absences des usines qui sautent aux yeux. Pour maladie ou toute autre raison. (…)

La diffusion du Covid-19 sur les lieux de travail, des petites entreprises aux grandes et moyennes usines jusque dans les chantiers du bâtiment progresse entre propagande des médias qui d’un coté mène à s’applatir sur l’unité et la fidélité à l’Etat, et un négationnisme qui sous-évalue la portée du virus (caractérisé par « de toute façon ça ne m’arrivera pas à moi » ou « c’est juste une grippe »).

Cette situation rencontre, sur les lieux de production, une classe ouvrière et un monde de la production marqué par des années de défaites, de baisses salariales et surtout par le chantage au maintien du poste de travail, par la peur de se retrouver au chômage ou avec un revenu très réduit.

Le syndicat confédéral essaie comme toujours de trouver un point de rencontre avec la Cofindustria et le gouvernement basé sur la fourniture de dispositifs de protection individuelle et la garrantie de mesures de sécurité sur les lieux de travail.

Le temps passant et avec lui la crise s’aggravant, commence à se savoir que tel et tel collègue a été frappé par la maladie (ce que beaucoup d’entreprises dissimulent). La première réaction générale prend la forme d’une augmentation des heures de congé maladie qui, dans les jours précédant la grève, d’après les déclarations de la Cofindustria et des confédérations syndicales, est estimée à un niveau de 30-40%.

Dans les jours qui précèdent celui des grèves du jeudi 12 mars, hormis quelques louables initiatives comme celle des syndicats de base Cobas le 11 à la FCA Auto de Pomigliano, prévautdans les usines un climat de confusion, de peur, de colère et d’attente. On attend beaucoup du décret qui va être publié dans la nuit du 11 et sera annoncé dans le discours de Conte. Tout le monde pense que, à l’exception des services essentiels, les lieux de travail seront fermés. Le décret, en réalité, prévoit la fermeture des commerces mais exclut complètement celle des lieux de production, en confiant aux entreprises elles-mêmes le choix de la fermeture ou pas en l’assortissant d’un rappel en termes généraux des normes de sécurité. Il apparaît clairement que, après des jours de conflits à l’intérieur de la Cofindustria et dans la CGIL [plus ou moins l’équivalent de la CGT pour son positionnement – ndt] entre FIOM [branche métallurgie de la CGIL, plus à gauche] et direction confédérale, l’emporte encore une fois la logique qui fait passer le profit avant la santé. Le discours de Conte apparaît donc, dans un bain de réalisme capitaliste, une véritable gifle à la classe ouvrière des secteurs productifs. Comme au temps des guerres mondiales du siècle dernier, les prolétaires sont encore une fois de la chair à canon. (…)

Le matin du 12 mars, sans déclaration de grève aucune de la part des syndicats confédéraux, commence par des arrêts à l’intérieur des usines et des sorties en masse de celles-ci, avec des grèves spontanées, des piquets et des rassemblements soutenus pas les délégués du personnel – le tout en conservant la distance d’un mètre entre les gens – qui touchent le pays entier, en particulier la Ligurie, le Piémont, la Lombardie et l’Emilie-Romagne.

A Gênes, grève des dockers, l’usine textile Corneliani de Mantoue s’arrête, tandis que les syndicats de base COBAS proclament la grève provinciale à Modène, des grèves éclatent aussi à Valeo à Mondovì, à l’usine Whirlpool de Caltanisetta, à MTM, IKK, Dierre, Trivium à Asti, Vercelli et Cuneo, pour n’en citer que quelques-unes. Sont concernés tous les secteurs de la production à la logistique, jusqu’à quelques sigles de livreurs à domicile, dont l’arrêt de travail coïncide avec l’absence totale de salaire.

Sur tous les lieux de travail, le mot d’ordre est clair : fermeture totale.

Tandis que la lutte des détenus dans les jours précédents avançait comme l’amnistie ou les réductions de peine comme mot d’ordre, celle de la classe ouvrière est la fermeture totale.

Dans un cas comme dans l’autre, aussi bien le syndicalisme que les associations réformistes des prisons essaient de déplacer la question sur les conditions de santé nécessaires pour rester en cage, que ce soit dans la taule ou dans l’usine.

Quoi que ce soit à l’intérieur des contradictions du front confédéral où la Fiom offre sa couverture aux grévistes et demande la fermeture, la secrétaire générale déclare en fait « dans les usines respectant les normes nous travaillerons, dans celles qui continuent à faire de la résistance, nous continuerons à faire grève et à ne pas travailler », divisant ainsi le front prolétaire, le terme « travail » étant une fois encore élevé au dessus de tout. Ceci apparaît aussi dans un tract distribué aux travailleurs par la CGIL de la construction qui rappelle « …que le travailleur ne peut s’absenter sans motif de son travail, ne pas se présenter sur le lieu de travail en l’absence de mesures de l’Autorité Publique, pour la seule crainte de contracter le virus et sans autre motivation cela représente un acte d’absence injustifié susceptible de sanction disciplinaire… » : véritable intimidation déguisée en information.

La journée de la grève coïncide en outre avec l’impossibilité pour beaucoup d’entreprises de dissimuler les cas de contagion, comme il est arrivé dans le tunnel de Fréjus qui a essayé pendant quelques jours de taire la présence deux contaminés possible, afin de pas perdre un appel d’offre. Le chantier a été ensuite fermé avec la « découverte » d’une vérité connue de tous, à savoir qu’on ne pouvait y travailler dans des conditions de sécurité (distance, etc.). La situation des contaminations sur les lieux de travail devient un bulletin de guerre : de Pirelli à Settimo Torinese où l’ouvrier hospitalisé est certainement âgé et se trouve en soins intensifs, à l’ouvrier de SITAF en soins intensifs, à LEAR à Glugliasco, à Amazon à Torrazza Piemonte, à Piaggio, à Fiat à Rivalta, etc.

Les syndicats confédéraux, au lieu de lancer le seul mot d’ordre possible – grève générale jusqu’à la fermeture des établissements et des chantiers – ouvrent des négociations formelles et informelles visant à arrêter la conflictualité ouvrière et à trouver des médiations, toutes internes à la Confindustria, au gouvernement et aux bureaucraties syndicales. Dans la réalité, c’est une succession d’entreprises qui ferment quelques jours de manière autonome avec l’excuse de sécuriser les lieux.

Le résultat des différentes négociations sera évident pour tout le monde après la rencontre en vidéoconférence du 13 mars entre le gouvernement et les partenaires sociaux, qui atteindra l’objectif central de prendre du temps et de garder tout le monde au travail avec le renvoi continu d’un décret et des propositions comme la distribution de gants et de masques, en admettant qu’elle ait réellement eu lieu. On comprend très bien, pour qui connaît les lieux de production, que des cantines aux vestiaires, aux machines à café, aux positions des opérateurs, que tout le monde est serré, et qu’il est pratiquement impossible de maintenir la distance de sécurité d’un mètre. Comme il est évident, si la solution c’était les masques et les gants, on ne comprendrait pas pourquoi ont été fermés les petits commerces de village où il est très facile d’entrer une personne à la fois, et pas les usines.

Cela n’échappe pas aux ouvriers des plus grandes usines de Turin, où les arrêts de production dans les usines métallurgiques (Meccanica de Mirafiori, Mopar, Denso, Teksid, MAU, Maserati, Thales Alenia Space, Carrozeria de Mirafiori, pour n’en citer que quelques-uns) finissent par impliquer 12 000 travailleurs en un jour. En même temps que croît l’inquiétude pour le nombre de contaminés dans les usines, augmente le nombre de ceux qui croisent les bras, dans une spirale qui semble, surtout sur le front de la lutte, irrésistible.

Le matin du 14 mars, la farce est jouée, syndicats confédéraux et gouvernement signent un protocole qui confirme que la question sera traitée dans les entreprises au cas par cas et que la fermeture ne sera accomplie que pour adapter les lieux aux normes de sécurité sanitaire. Au lieu d’unir et de généraliser la lutte des travailleurs, les confédérations syndicales les isolent usine par usine et délèguent la défense de la santé aux comités d’hygiène et de sécurité.

Il faudra attendre lundi, à la réouverture des postes de travail, pour voir quelle sera la réponse concrète des travailleurs, s’il y aura une augmentation de ce que les patrons et les bureaucraties syndicales appellent « absentéisme », si les grèves et arrêts de travail redémarreront ou si le truc de « garantir la santé tout en travaillant » avec le chantage à l’emploi prévaudra sur la peur, la colère et la rébellion qui peuvent remettre en discussion la passivité de ces dernières décennies.

Nous avons choisi notre bord, c’est vrai et nous le déclarons ouvertement parce que le devoir de qui veut mettre en discussion le capitalisme est évident : souffler sur le feu. (…)

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