Charlottesville : lettre ouverte de militants antifascistes au Dr. Cornel West.

« Aussi, nous devons construire, rêver et combattre. En mémoire de Heather Heyer. Puisse le courage être contagieux. »

paru dans lundimatin#113, le 11 septembre 2017

Des lecteurs (antifascistes et américains) de lundimatin nous ont fait parvenir ces brèves réflexions sur les récents événements de Charlottesville.

Ils en profitent pour répondre au Dr. Cornel West (professeur de philosophie à l’université de Harvard et militant pour les droits civiques) qui déclara, suite aux affrontements et à l’« attaque à la voiture bélier », que sans la présence et l’intervention des groupes « anarchistes » et « antifascistes », bien d’autres militants auraient été « écrasés comme des cafards ».

Charlottesville, Virginie du Sud, 65000 habitants. Rien ne prédestinait cette ville à devenir le point de cristallisation spécifique entre les forces néo-fascistes et les forces révolutionnaires tant c’est le sud entier qui, depuis deux ans, ressemble à une guerre civile de basse intensité. Charlottesville n’est pas une déflagration inattendue mais s’inscrit dans une continuité éthique : Trump, Standing Rock, Baltimore, Ferguson, Black Lives Matter, le déclin des USA, le rapport de « L’intelligence Community » sur les implications du dérèglement climatique pour les États-Unis (qui dresse un rapport de cause à effet entre le chaos climatique et le chaos politique actant ainsi que les choses ne peuvent que tendre vers un inéluctable affrontement). Bref, Charlottesville n’est ni l’aboutissement ni le début d’une dynamique politique, mais bien un point de plus dans une trame historique qui se clarifie : dans ce monde toujours plus ruiné, la démocratie se disloque et se dissout dans un parti pris plus large. Réparer ou dominer la situation, gérer le désastre ou en refuser le chantage, insurrection ou contre-révolution, se faire tuer par les forces de l’ordre ou se révolter. La généralisation de cette situation détruit l’illusion de stabilité : la police n’est pas une instance médiatrice, le président n’est plus un compromis à renouveler tous les 5 ans et être membre d’un groupe antifasciste pourrait bien être assimilé au fait d’appartenir à un gang si l’on en croit Jesse Arreguin, maire de Berkley.

Ainsi, lorsque le 12 aout, à la suite d’une violente bataille urbaine dans laquelle les deux partis étaient armés, James Field, militant fasciste, attaque à la voiture bélier le cortège antifasciste faisant un mort et 19 blessés, il ne fait pas un trou dans l’Histoire. Il ne fait pas « un acte de barbarie incompréhensible ». Il continue simplement la manifestation. Il défend, coûte que coûte, un symbole politique et éthique, un modèle et un point de référence historique : la statue du General Lee, qui devait être retirée de la place publique. Qui est le General Lee ?

Grand militaire de la cause du Sud, Hannibal de la guerre civile, ce jusqu’au-boutiste est défait dans la ville de Richmond, à une centaine de kilomètres de Charlottesville. Lee n’est pas exécuté, mis aux fers ni déporté lorsqu’il capitule. Au contraire, on l’acclame comme héros, il devient président d’une prestigieuse école publique, s’insurge même contre les violences faites aux noirs après la guerre, fait de la politique, donne son avis à haute voix. Le héros du parti de l’esclavage devient grand cadre de la reconstruction post-guerre civile. Et il en va ainsi pour de nombreux anciens combattants sudistes. Ceux qui ne survivent pas sont ceux exécutés par quelques groupes anti-esclavagistes ayant décidé de faire justice par eux-mêmes.

Dans tout climax, la répétition se mêle à la nouveauté. Voiture-bélier d’un suprématiste blanc contre un cortège antifasciste black lives matter, General Lee défendu par des néo-spartiates fascistes déguisés en Captain America. N’oublions pas les mots de Trump, deux jours après l’attaque mortelle :

« J’ai regardé de très près, de beaucoup plus près que la plupart des gens. Vous aviez un groupe d’un côté qui était agressif. Et vous aviez un groupe de l’autre côté qui était aussi très violent. Personne ne veut le dire. Que de l’alt-leftqui a attaqué l’alt-rightcomme vous dites ? N’ont-ils pas une part de responsabilité ? » Rajoutant :« J’ai condamné les néonazis. Mais tous les gens qui étaient là-bas n’étaient pas des néonazis ou des suprémacistes blancs, tant s’en faut. Il y avait des gens très bien des deux côtés. ».

Au vu de ce qu’il s’est passé, voici une grossière manière de prendre parti sans le dire. Ne nous y trompons pas : dans les années qui viennent, ce genre de prise de parti se multipliera à mesure que l’affrontement s’intensifiera. Et viendra le jour ou Trump ou un néo-Trump, se positionnera clairement et sans retour.

Lettre ouverte au Dr. Cornel West [1].

Nous écrivons pour exprimer notre gratitude pour votre reconnaissance publique du rôle joué par les anarchistes et antifascistes à Charlottesville. Trop souvent, ceux qui sont en position de parler fort offrent un vide éthique rempli d’inepties telles que les dénonciations de « violences ». Vous, cependant, avaient rendu clair que les forces s’affrontant à Charlottesville n’étaient en aucun cas moralement équivalente. Et vous avez explicitement remercié les anarchistes et antifascistes pour notre rôle dans le combat. Vous n’aviez pas à le faire. La plupart des personnes ne le font pas. Nous vous remercions.

Nous avons combattu, et continuerons à combattre, dans la bataille définitive de notre temps. Nous avons combattu côte à côte avec tous ceux qui sentirent le même appel que nous. Dans ces moments, toujours trop rapides, trop intenses et significatifs pour être oubliés, nos vies prennent sens pour la première fois. Nous nous sommes trouvés, vu qui nous étions, et avons appris à quel camp nous appartenions. À travers les gaz lacrymogènes de Ferguson, Baltimore, Milwaukee, et Charlotte, sous les canons à eaux de Standing Rock, dans les arrestations de masse de l’inauguration de Trump, et bien sûr, la semaine dernière lorsqu’une foule néo-fascistes armées de torches prirent d’assaut Charlottesville avec la bénédiction de Trump, nous nous sommes tenus ensemble contre vents et marées.

Nous sommes anarchistes, antifascistes, autonomes, communistes. Nous sommes des personnes combattant les structures de la suprématie blanche, du capitalisme, de l’État qui les protège et des forces qui détruisent le monde et ses habitants. Nous combattons pour construire un monde par-delà l’effondrement de l’Empire Américain, et contre quiconque tente d’en restaurer les fondations racistes. Nous savons, contrairement aux revendications politiciennes actuelles, que la suprématie blanche n’est pas une aberration des « valeurs Américaines », mais qu’elle est bien intimement liée aux fondations sanglantes des Etats-Unis dans l’esclavage et le génocide,et préservé aujourd’hui dans un système de caste racial protégé par la prison et la police.

Ce que nous sommes est important car c’est ce qui nous a amené ici ; mais ce qui déterminera la suite des évènements c’est l’endroit où nous nous tiendrons dans les prochaines batailles.

Il n’y a personne pour nous sauver, aussi nous devons combattre.

Aucun futur désirable n’est acceptable pour ceux au pouvoir, aussi nous devons rêver et combattre.

L’Empire Américain s’écroule en face de nos yeux grands ouverts, et ce qui vient après est la question posée par l’histoire à ceux qui vivent aujourd’hui.

Aussi, nous devons construire, rêver et combattre.

Nous combattons pour un monde de liberté et d’association, pour une vie digne, tenue en commun : Omnia sunt communia.

Nous sommes honorés d’avoir été à vos côté à Charlottesville, et nous voulons vous faire savoir que, comme vous, nous sommes engagés à vie.

En mémoire de Heather Heyer. Puisse le courage être contagieux.

Des amis.

[1Celui-ci a remercié publiquement les antifascistes d’avoir assuré la sécurité de la manifestation, en affirmant que sans leurs présences armées, les fascistes auraient fait un massacre

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