Instructions pour la destitution du présent

« Si la révolte est un événement [...] celui-ci ne l’est jamais que lorsqu’il constitue le jaillissement d’une vérité. Et si la réalité n’est pas toujours plaisante, la vérité ne l’est pas non plus. » Marcello Tari

paru dans lundimatin#112, le 13 mai 2019

Marcello Tari est l’auteur de Movimenti dell’Ingovernabile. Dai controvertici alle lotte metropolitane (2007) ainsi que de Autonomie ! (2011). Il contribue également à lundimatin.

Il publiait en mai dernier en Italie un nouvel ouvrage : Non esiste la rivoluzione infelice. Il comunismo della destituzione, (DeriveApprodi, 2017, 240p.).

Alors qu’aucune publication de ce livre (dont le titre pourrait être traduit ainsi : La révolution malheureuse n’existe pas. Le communisme de la destitution) n’est pour l’instant prévue de ce côté-ci des Alpes, nous sommes heureux de vous en livrer, en exclusivité, quelques courts extraits.

Militantisme

Les révolutionnaires sont les militants du temps de la fin et dans cette temporalité, ils œuvrent pour la réalisation d’un bonheur profane, mais il est nécessaire de garder à l’esprit que l’épuisement des possibilités de ce monde signifie aussi celui de l’action politique qui allait de pair. Une identité politique qui, comme ce monde, a épuisé chacune de ses possibilités ne peut être que déposé, à moins de ne pas vouloir continuer à exister comme un non-mort, comme un zombie. Pour saisir l’impossible, il semble qu’il ne reste alors qu’à modifier cette forme particulière de vie, ce masque, que le militantisme révolutionnaire moderne a été, et dont il ne nous reste en mémoire que des brindilles, des fragments, des ruines. Un événement duquel une ontologie historique reste entièrement à faire. C’est également pour cette raison que l’actuelle relation avec cette identité politique est celle d’un deuil non fait. Il semble que les K-ways noirs, devenus une présence constante dans toutes les manifestations où quelque chose se passe, soient là précisément pour le rappeler au reste du cortège. (pp. 7-8)

Discipline

Et si faire expérience — ce qui signifie également posséder, conserver, retenir, habiter une puissance — n’est possible qu’avec d’autres, il est vrai que seule une force composée d’individus sachant ce que signifie la solitude, c’est-à-dire le fait d’être seulement ce que l’on est, ayant un rapport à la vie et à la mort et connaissant aussi bien le bonheur que la tristesse, la résistance collective que celle individuelle, peut accomplir une expérience vraie. Le problème des « collectifs » est que dès qu’ils s’institutionnalisent, ils délogent les expériences qu’ils ont faites, leur rigide informalité est incapable de les retenir ; c’est pourquoi leur élaboration a besoin de la libre expression des singularités et du communisme comme discipline. Brecht a une belle façon d’indiquer comment la liberté individuelle peut rencontrer la discipline collective : « improvisation avec un but déterminé ». Quoiqu’il en soit, aucune collectivisation ne pourra jamais imposer artificiellement le communisme ni substituer ou annuler le travail du soi sur soi et ce sont précisément ceux qui commencent à accomplir, un par un, ce travail, qui peuvent donner vie à une commune, laquelle, à son tour, constitue la force de gravité collective qui corrige l’égoïsme individuel. C’est là l’une des différences, et non des moindres, entre un collectif quelconque et une forme de vie communiste. (p. 12)

Suspension

L’interruption n’est pas le temps de l’attente, mais plutôt le temps qui porte en lui la possibilité de prendre position contre le présent, toujours, à chaque instant, puisque chaque instant peut être l’instant décisif. La fin de l’apathie. L’impossible faisant prise sur le monde. C’est le temps d’un héroïsme mineur, d’une force anonyme qui ne supporte pas le calcul, l’homogène, le constant. On peut l’écouter, il possède un rythme : d’abord imperceptible, il commence à palpiter lentement, accélère de manière vertigineuse, puis s’interrompt. Sa prise de vitesse imprévue provoque paradoxalement le ralentissement de l’Histoire jusqu’à son arrêt total. Quand tout se fige, immobile, « dans le présent absurde – inconditionnellement vrai — donc absurde — de l’avènement messianique », écrivait Furio Jesi. C’est dans cet instant de suspension, où le passé survient dans l’actualité avec la violence d’une tempête interstellaire, qu’apparaît l’image d’une forme de vie sensible du devenir, un nous qui est à la fois dispersé et ensemble, une sorte de solitude surpeuplée — par les morts et par les vivants —, qui est ce qui reste de ce tourbillonnement du temps, de l’origine encore à venir de toute insurrection. Et c’est cette forme — laquelle entoure une vie qui dépasse tout ce qui est — qui doit apprendre comment faire pour briser le présent en mille morceaux. (p. 16)

Destitution

Il est important d’avoir dès à présent conscience du caractère, malgré tout juridique, du pouvoir constituant qui est aujourd’hui théorisé au sein de la gauche des mouvements sociaux, puisqu’une question revient régulièrement, laquelle exprime une critique de bonne foi formulée avec une certaine ingénuité, à propos des motifs de l’opposition entre la destitution et le pouvoir constituant, arguant par exemple « comme si pour chaque authentique insurrection, il n’y avait pas toujours un double mouvement de destitution du vieux et de constitution du nouveau ». Une analyse plus raffinée a en revanche mis en évidence le risque de se figer dans une dialectique sans issue. La question que pose la puissance destituante ne porte ainsi nullement sur un supposé antagonisme dialectique avec le pouvoir constituant en tant que tel — pouvoir constituant et puissance destituante s’inscrivent dans un rapport similaire à celui qui existe entre la géométrie euclidienne et celle de Riemann, c’est-à-dire un non-rapport puisqu’elles se fondent sur des prémisses distinctes et n’entrent pas en compétition dans le but d’obtenir une seule et même chose — mais plutôt sur la manière de faire en sorte qu’il n’y ait plus ce double bind qui a étouffé les révolutions du passé et que le geste destituant contienne en lui aussi bien le moment destructif que le moment constructif, lesquels deviennent ainsi indiscernables, et non plus dissociables. Un seul plan de consistance qui interrompt le présent et fend le réel de manière transversale. Il convient en particulier de souligner que ce qui est destitué n’est pas à proprement parler le « vieux », le passé, mais bien le « présent ». Un présent qui est comme un glaçon qui contiendrait à la fois le passé qui ne passe pas et le futur qui ne vient pas ; un présent qui interdit avant tout d’en sortir, quelle que soit la direction que l’on tente de prendre. (p.24)

État d’urgence

La démocratie apparaît indubitablement comme le dispositif politique le plus difficile à destituer, faudrait-il alors penser à une démocratie destituante, c’est-à-dire composée d’institutions qui soient capables de se destituer elles-mêmes ? Il s’agirait là d’un bon début, mais il y a tout lieu de douter que cela soit possible. Le socialisme réel, à un moment donné, a au moins eu le courage de finir devant son échec, face à la médiocrité des résultats de sa tentative ; on peut dire de nombreuses choses à propos de la démocratie mais on ne peut pas dire qu’elle soit courageuse, ni qu’elle contemple quelque chose comme sa fin, bien que la médiocrité soit depuis toujours sa raison sociale. La question reste cependant claire : si l’état d’exception devient permanent, s’il est la règle de ce monde, le pouvoir constituant, comme toute action politique classique, c’est-à-dire moderne, n’a aucune possibilité au sens révolutionnaire, puisqu’il est totalement absorbé dans le pouvoir souverain qui existe déjà. Ainsi, comme Walter Benjamin le disait déjà il y a soixante-six ans, ce qu’il reste à faire dans une telle situation, c’est « la création du véritable état d’exception ». (p. 28)

Vérité

Si la révolte est un événement — sur la consistance duquel beaucoup haussent les épaules, le bradant comme s’il s’agissait d’un vestige d’anciennes croyances —, celui-ci ne l’est jamais que lorsqu’il constitue le jaillissement d’une vérité. Et si la réalité n’est pas toujours plaisante, la vérité ne l’est pas non plus. Si l’on vit dans un monde où le réel se fonde sur le mensonge, l’exploitation et le cynisme, la vérité apparaîtra facilement sous l’apparence hyper-réaliste d’un ange de la vengeance. (p. 35-36)

Benjamin

Ici, il convient de le préciser dès à présent, le nom de Walter Benjamin ne correspond pas à la misérable définition d’un « grand auteur du XXe siècle », mais plutôt à une force messianique qui parcourt le temps en tout sens, à une puissance révolutionnaire palpitant violemment sous la croûte de l’Histoire, à un étendard en flammes planté au milieu de l’obscurité du présent. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut se dire benjaminien. (p. 42)

Police

La violence de la police est l’expression suprême, institutionnelle, de la confusion entre pouvoir constituant, dans son créatif arbitraire, et pouvoir constitué, dans son évidente tendance conservatrice. C’est précisément la police, alors, qui rend visible dans son action même cette « capture de l’anarchie » de la part du Gouvernement, récemment mise en lumière par Giorgio Agamben. La police est l’ivresse du pouvoir. Comment s’étonner ainsi que la police semble être aujourd’hui la seule institution de l’État moderne à avoir survécu au long et continuel naufrage de sa souveraineté ? Comment être surpris du fait que le slogan le plus scandé en France, au cours d’un mouvement luttant en apparence contre une loi sur le travail, soit « Tout le monde déteste la police » ? (pp. 43-44)

SNCF

Le train blindé de la révolution est toujours en marche vers n’importe quelle direction, mais il est lent : il ressemble non pas à un TGV, mais à ces trains de province qui s’arrêtent dans chaque gare minuscule et inconnue. L’accélérationisme de gauche, sur le plan moral, est une forme d’impatience qui, comme le disait Kafka, est l’un des péchés capitaux : à cause de son impatience l’humanité a été chassée du paradis et, toujours à cause de celle-ci, ne parvient pas à y revenir. (p.50)

Réveil

L’apparition de la justice est toujours l’apparition d’un monde de vérité qui commence à croître dans et contre ce monde de mensonge pour ensuite, lorsque dans son cheminement il rencontre une réalité historique qui coïncide avec celui-ci, lui devenir hétérogène : le dans et contre devient un hors et contre, un moment que grâce à Benjamin l’on pourrait définir comme le moment du « réveil ». Rester de manière indéterminée dans le « dans et contre » signifie rester indéfiniment dans le domaine du rêve ; puisque, bien entendu, « il faut rêver » mais le fait de ne jamais se réveiller peut à un moment donné devenir une position somme toute confortable. En définitive, il s’agit d’une position incomplète, insuffisante. (p. 62)

Mondes

La règle des formes de vie révolutionnaires est donc celle-ci : identifier et anéantir le mensonge, être capable d’une détermination matérielle au sein du mouvement des esprits qui agite les mondes, savoir reconnaître et recomposer inlassablement les fragments de salut qui composent un monde et « le faire durer, et lui donner de l’espace ». Le monde profane ne peut qu’être composé de fragments, « un monde de mondes multiples », mais la praxis révolutionnaire restitue ceux-ci à leur singularité, c’est-à-dire à leur juste, profane, éphémère, réalité. (p. 63)

Catastrophe

Pour le Gouvernement, la crise-apocalypse est une technologie politique exemplaire, une façon normale de gérer la catastrophe qui se reproduit au moindre de ses mouvements et à travers laquelle il vise à modeler la perception de masse du réel, de manière à suggérer qu’il est là pour permettre le report continuel de la fin, en en faisant un spot publicitaire d’une ascendance certaine : « grâce à la sécurité, à la technologie, à la police, vous avez encore un peu de temps pour vous divertir ». C’est le temps des happy hours, des apéritifs dînatoires, des soirées passées sous l’emprise de MDMA dans les bars les plus cools de la métropole pour célébrer le deuil d’une communauté inexistante, ou des soirées pleines de regrets et plus sobres seulement en apparence, que l’on passe avec sa famille petit-bourgeois-mais-un-peu-alternative après une journée employée à vendre ses propres sourires aux clients, au patron, au manager, à la coopérative du village, au centre social du quartier gentrifié. Tout, plutôt que de penser aux catastrophes, au visage de fer et de carbone de la liberté offerte par le présent. (p. 70-71)

Fin

La vérité réside en effet en ce que ce monde est déjà fini, dans le sens où, comme cela fut autrefois souligné en ce qui concerne la Loi, il est en vigueur mais ne signifie plus rien. Un monde qui fonctionne mais qui est privé de sens n’est plus un monde, c’est un enfer. Pasolini nous avait avertis, à la veille de son assassinat sur une plage d’Ostia, dans la banlieue romaine : « L’enfer est en train de monter vers vous ». (p. 74)

Nous

Dans le devenir révolutionnaire Je ne suis le centre de rien, le centre est toujours en dehors et il se déplace, il se meut avec le mouvement du monde, par l’intermédiaire des rencontres, des expériences, des révoltes. Mais à chaque déplacement horizontal hors de moi correspond un mouvement vertical qui est interne, un effondrement à l’intérieur de soi. À l’endroit où ces deux dimensions se rejoignent, se trouve la verticale de la révolution, celle qui prend d’assaut le ciel, c’est-à-dire le nous, le parti historique auquel nous appartenons. (p. 77)

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