Il faut passer à l’acte - Adèle Gascuel

Analyse linguistique – de « l’acte » chez les Gilets Jaunes

paru dans lundimatin#185, le 2 avril 2019

Chaque manifestation des Gilets Jaunes est désignée comme un « acte ». Et chacun de ces actes porte un chiffre, indiquant les samedis passés dans la rue depuis novembre 2018. Certains et certaines Gilets Jaunes ont inscrit au marqueur noir sur leurs gilets, samedi après samedi, chacun de ces actes : Acte I, II, III, etc.

Ça ressemble à une pièce de théâtre : la comédie est en trois actes, la tragédie en compte cinq. Pourtant, le mouvement des Gilets Jaunes est autre chose qu’un spectacle.

Ce serait même le contraire du spectacle. En allant manifester sur les Champs Elysées et dans les beaux quartiers de l’Ouest parisien, les manifestants dénoncent par leur seule présence la violence des écarts économiques qui séparent les uns des autres, les riches des pauvres, ceux qui décident de ceux qui subissent, ceux qui décident d’ignorer de ceux qui paient le prix de cette ignorance. Habituellement séparés par les prix de l’immobilier, voilà soudain les Gilets Jaunes qui défilent face aux lieux de pouvoirs [1], devant les belles terrasses où s’attardent le bourgeois supérieur de droite, sous les balcons des plus aisés macronistes. La présence des Gilets Jaunes, plus encore que leurs slogans, semble crier : le monde dans lequel vous vivez est un mensonge et une falsification de la réalité. Vous occultez notre présence, pourtant bien réelle dans ce monde. Nous sommes là pour combattre ce mensonge et pour le faire tomber, afin de pouvoir exister.

Briser le spectacle

Guy Debord définit la société du spectacle comme le « règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable [2] ». Ceux qui font le monde se pensent protégés au sein d’un microcosme qui ne concerne qu’eux (il faut écouter les entretiens de Juan Branco pour connaître ceux que je désigne : politiciens, mais plus encore PDGs, entrepreneurs, patrons des différents médias). Loin de se penser reliés au reste du monde, ces puissants agissent de manière irresponsable dans leurs intérêts propres. Le pouvoir du spectacle, comme le note Debord, est « essentiellement unitaire, centralisateur par la force même des choses, et parfaitement despotique dans son esprit [3] ». Dans la logique de l’économie marchande, il s’agit d’imposer son propre monde au reste du monde. Il s’agit de faire en sorte que la vitrine représente la seule façade visible du monde, et ignorer l’arrière-boutique (qui n’est plus représentée dans aucun parlement, dans aucune décision de pouvoir ; de manière significative par exemple il n’y a aucun ouvrier à l’assemblée). Reprenant les catégories développées dans La Société du spectacle, Guy Debord, dans les Commentaires qu’il écrit après 1968, développe le concept d’un spectaculaire « intégré », qui reconstruit la réalité qu’il énonce pour l’imposer à la société :

Le sens final du spectaculaire intégré, c’est qu’il s’est intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la reconstruisait comme il en parlait. De sorte que cette réalité maintenant ne se tient plus en face de lui comme quelque chose d’étranger. […] Le gouvernement du spectacle, qui à présent détient tous les moyens de falsifier l’ensemble de la production aussi bien que de la perception, [...] règne seul partout ; il exécute ses jugements sommaires [4].

Protégés dans une bulle de confort, d’aisance culturelle et économique, dont ils ont souvent hérité et qu’ils transmettront à leurs héritiers, les acteurs du spectacle agissent dans l’ignorance totale de ceux sur lesquels ils agissent. C’est cette autocratie irresponsable, qui nie les liens propres à toute réalité sociale, que les Gilets jaunes brisent. Car en réalité, nous ne vivons pas dans un roman de science-fiction complexe structuré en de multiples mondes parallèles. N’en déplaisent aux beaux quartiers : tous les êtres humains vivent dans le même monde.

On accuse souvent les plus riches et les plus puissants d’être « déconnectés des réalités », voire éventuellement « déconnectés de la réalité du terrain », comme si ces riches-là avaient des corps sans poids évoluant dans des espaces sans dimensions... tandis que le terrain désignerait un monde tout autre, le champ de guerre, le no man’s land, ses déchetteries, ses sueurs, ses labeurs, voire ses gangs et ses morts. Je crois qu’on ferait mieux d’accuser ces « déconnectés » du contraire. Ils sont connectés, qu’ils le veuillent ou non. Nous ne sommes pas dans une SF et nous n’avons qu’un monde. Et la richesse de certains est forcément, directement ou indirectement, le résultat de ceux qui la produisent dans des conditions d’exploitation. En allant dans les beaux quartiers, les Gilets Jaunes mettent l’une à côté de l’autre deux réalités que l’on a tendance à séparer. Ils rappellent la connexion. Et montrent l’écart extrême qui lie les uns les autres. Ils montrent le masque mensonger de l’irresponsabilité, l’arrachent et disent : « les décisions politiques que vous prenez influent directement sur notre vie ; l’argent que vous, actionnaires et entrepreneurs, empochez influe directement sur notre vie ; la richesse des uns influe directement sur la pauvreté des autres ».

Il n’y a pas la fête et les spectateurs, la scène et la salle, le spectacle et ceux qui doivent se taire. Dans la réalité, il y a un seul monde où tous nous avons la parole.

Raconter une histoire

Les Gilets Jaunes luttent contre une certaine société du spectacle, contre un monde factice qui cache ses violences dans l’arrière-boutique. L’arrière-boutique casse la vitrine, s’habille de jaune et rappelle sa présence. Mais reprenons cette histoire d’actes. Les Gilets Jaunes ne font pas spectacle, mais ils et elles s’attellent pourtant à raconter une histoire. Les « actes » dénombrés, samedi après samedi, attestent de cette volonté de construire une histoire, qui existe dans le temps et non comme une somme d’éléments singuliers, d’émeutes irrationnelles et non-conjuguées. En comptant les samedis, les Gilets Jaunes nous disent qu’une lutte, ce sont des histoires reliées entre elles qui finissent par faire l’Histoire. Ce n’est pas un coup unique, mais une multiplicité de coups, des résistances qui se forgent, se répondent. Cette histoire est en plusieurs actes. Peut-être cette histoire-là finira bien, mal, comme-ci ou comme ça, peu importe. Ce n’est pas le samedi des infirmiers, puis le samedi des lycéens, puis le samedi des pompiers.

C’est donc à la fois un rapport à l’espace et au temps. De la même manière que les Gilets Jaunes, par leur présence à l’Ouest de Paris, reconnectent des réalités sociales séparées géographiquement, ils pensent la lutte comme inscrite dans une durée.

Le propre du fonctionnement du système capitaliste contemporain, c’est notamment d’oublier l’histoire – ce que Fredric Jameson, dans Le Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif, appelle la perte d’historicité. Fredric Jameson caractérise notamment le postmodernisme (ou la troisième époque du capitalisme, que nous vivons aujourd’hui) par l’absence de profondeur, une logique de surface et un goût pour la parodie et le pastiche. Les acteurs de la société du spectacle répètent depuis pas mal d’années déjà les mêmes répliques creuses, dans les mêmes costumes, nous abreuvant de promesses qu’aucun ne compte tenir [5].

Fredric Jameson parle du flux incessant de la machine capitale, un flux qu’il considère schizophrénique. Ce flux (qu’il s’agisse d’un bombardement d’informations ou d’une demande de mobilité et de flexibilité croissante des travailleurs) s’oppose au temps conçu comme profondeur historique. Chaque information écrase la précédente, au lieu de la compléter. Chaque mobilité détruit celui qui la subit, au lieu de le faire avancer. Chaque instant efface le précédent, au lieu de lui succéder. C’est à rebours de cette logique que s’inscrivent les « actes » des Gilets Jaunes.

Mais pourquoi raconter une histoire ? Dans son célèbre article « Le conteur », Walter Benjamin rappelle que raconter, c’est « échanger des expériences [6] ». C’est par une histoire commune que peuvent se transmettre des expériences. Raconter une histoire, ce n’est jamais apporter une solution, mais plutôt rendre visible un problème, le faire perdurer, pour mieux le faire cheminer... et influer, à terme, sur la réalité. Pour Benjamin, le conteur a pour tâche de porter conseil. Et « porter conseil, en effet, c’est moins répondre à une question que proposer une manière de poursuivre une histoire (en train de se dérouler). […] Le conseil, tissé dans l’étoffe même de la vie, est sagesse. [7] » Pour raconter une histoire, il faut être plusieurs : c’est un art collectif, qui se transmet de bouche à oreille. Le récit n’est jamais une réponse prédéfinie mais un chemin, et par ce chemin se formule peu à peu des revendications, des nécessités, des injustices partagées.

Au fond, il faut se transmettre des histoires et l’Histoire pour continuer à résister à une machine qui a pour objectif de faire oublier les affronts qu’elle a infligés. Une lutte ne se gagne pas seulement grâce aux convergences de multiples luttes, mais grâce au récit qui s’y construit et se déroule sur le temps long. C’est d’ailleurs peut-être la clé du mouvement. Les Gilets Jaunes rassemblent des personnes politiquement très éloignées. Pas mal de Gilets Jaunes auraient probablement du mal à s’entendre sur pas mal de choses. Mais ce n’est pas un programme commun qui est proposé. C’est une histoire commune. Sans programme ni solution. Seulement, le fait même de marcher, le fait même de raconter, le fait de battre le pavé et y laisser le fil du temps s’y dérouler, c’est ouvrir des requêtes. De samedi en samedi, le message est peu à peu devenu de plus en plus clair : les réformes ne peuvent pas toutes être au profit de l’exploiteur et au détriment de l’exploité. Ce ne sont pas toujours aux mêmes de payer. Tant que les écarts économiques resteront aussi violents, tant que le système politique n’inclura pas une vraie démocratie avec des voix issues des multiples visages de la société, beaucoup continueront d’être l’arrière-boutique de quelques uns en vitrine. Certains continueront d’écraser d’autres existences avec impunité, en exerçant une souveraineté irresponsable.

Dans une émission des « Pieds sur Terre » sur France Culture, j’ai entendu une Gilet Jaune affirmer qu’elle occuperait son rond-point au moins jusqu’au 14 Juillet. Bien sûr les histoires sont magiques. Les histoires soulèvent d’autres histoires. Les histoires rassemblent. On se met autour du feu et on écoute. Plus cette histoire-là durera, plus elle aura de chances que les gens qui restent autour du feu s’y rencontrent et y dialoguent. Plus ils voudront partager ce feu. Moins ce feu aura le visage de la méchante flamme bleue marine.

De l’action au passage à l’acte

L’acte, ce n’est pas l’action. Une action va souvent être collective, concertée. Une action est pensée en amont pour avoir un impact déterminé en aval. L’action s’organise, et elle a un but. Au fond elle veut le changement, le glissement, et pas la rupture. L’action est réformatrice : elle ne rompt pas avec le cours du monde mais vise sa transformation. La visée de l’action est ce qui met en mouvement. Si je prends le sel, c’est une action et pas un acte : j’ai bougé mon bras et j’ai attrapé le sel parce que je voulais saler mes pâtes.

Je crois que l’acte inaugure la vie nouvelle. Prendre acte de quelque chose par exemple, c’est accepter que la conception que nous avions du monde est erronée, et qu’il va falloir en changer. C’est se positionner dans une nouvelle réalité, et refuser définitivement le paradigme qui organisait l’ancienne réalité. Dans les actes d’un colloque, dans l’acte notarial, l’acte est un écrit qui officialise une parole, un discours – en même temps, cet écrit est un geste par lequel on veut officiellement transformer la réalité. Dans les actes d’un colloque, la connaissance est déclarée, afin qu’on se prononce à partir de cette connaissance. Dans l’acte notarial, il s’agit de même de déclarer une nouvelle réalité. L’acte est une déclaration qui ne sait pas à quoi elle mène mais qui change la réalité (il a quelque chose à voir avec la déclaration d’amour). C’est un commencement, et un saut d’aveugle. Un acte atteste de ce qui a eu lieu mais ne peut dire les répercussions et conséquences de ce geste qui a lieu.

Dans le passage à l’acte, l’acte a une autre facette, a priori contraire : il jaillit sans prévenir. En psychanalyse, le passage à l’acte caractérise les actions impulsives, qui débordent des règles sociales. Il est toujours destructif et violent, et ses motivations sont souvent inconscientes. C’est comme si dans le passage à l’acte, ce qui venait faire acte était un passage secret, un couloir obscur qui ne peut être retracé qu’approximativement, et après l’exécution de l’acte.

L’acte est une nouveauté. Jamais su, jamais dit, jamais fait, l’acte inaugure. Il refuse de jouer les règles instituées. Par exemple, le parcours géographique des manifestations parisiennes des Gilets Jaunes fait exploser la traditionnelle manifestation parisienne, les jolis incontournables que sont Bastille et République. La force de cette révolte, sans visée ni préfiguration, est révolutionnaire. D’ailleurs, le mot d’ordre de départ (le prix de l’essence) a été une excuse (consciente ou pas) qui a peu à peu réveillé d’autres revendications, d’autres colères. Le passage vers l’acte a révélé des significations de l’acte qui étaient jusqu’alors non manifestées. Aller dans les rues, occuper les ronds-points, a permis peu à peu de découvrir pourquoi on y était, et ce qu’on y revendiquait. Dans un jeu où on reprendrait la définition psychanalytique du passage à l’acte, c’est toute une soumission à un ensemble de règles sociales que le mouvement des Gilets Jaunes a fait voler en éclat. Ainsi l’acte est un passage étroit entre le refus d’une ancienne réalité et la déclaration inaugurale d’une nouvelle réalité que l’acte a pour but de faire émerger. L’ensemble de ce qui est quitté (l’ancienne réalité) ne se révèle complètement que par l’étroit passage de l’acte. L’acte provient d’une accumulation d’humiliations, qui soudain font éclat. Le passage est secret, il ouvre sur des cavernes d’Ali Baba à explorer.

La performance contre la représentation

Rien n’a été répété, rien n’a beaucoup été organisé. Une colère a grondé, nombreux sont ceux qui s’y sont rassemblés, sous aucune bannière, refusant d’endosser le moindre rôle, le plus minuscule personnage – les pantins, leurs masques et leurs pouvoirs, il fallait plutôt les faire tomber. Pas de mise en scène, donc, avec distribution des rôles et mise en place d’une intrigue, d’un message, d’une revendication, d’un slogan clair.

Revenons à mes histoires de théâtre. Au théâtre, il y a un peu deux grandes familles – même si ces deux-là sont moins séparées qu’il n’y paraît, et ne cessent de se confondre et de s’entremêler. Il y a la représentation qu’on organise, qu’on rejoue tous les soirs, gestes pour gestes, même décor, même costume, même parole, tel un rituel bien ficelé. Et puis il y a la performance, terme vague s’il en est, mais qui désigne quelque chose comme le fait que le protocole importe plus que son exécution, le geste plus que sa signification. C’est la fameuse idée de performativité : je fais donc je suis ce que je fais. La représentation est un spectacle, c’est-à-dire un miroir du monde. C’est un reflet déformé, organisé. Une vitrine, belle ou horrible, engagée ou futile, peu importe. La performance ne se veut pas un miroir. Il s’agit plutôt de prendre les règles à l’oeuvre dans le monde, et de les rejouer autrement. Il s’agit de faire rupture avec la réalité telle qu’elle est, et de la rejouer autrement. Avec de nouvelles règles.

Je souligne à gros traits et beaucoup m’y arracheraient les cheveux sur leurs belles chaires de l’université, mais disons ça comme ça. Représentation et performance. Action dramatique (on raconte une histoire avec un début, un milieu et un fin), et acte performatif (ou « geste », ce qui revient à peu près au même). Dans une action, il peut y avoir une mise en scène. Par exemple, Attac, Les Amis de la terre, Bizi ! et autres organisations militantes décident d’aller voler les chaises des banques pour dénoncer l’évasion fiscale. Cette action est un parfait spectacle, avec son message (« Rendez les milliards, nous rendrons les chaises ! »). Le spectacle permet de transmettre un message parce qu’il est percutant.

Si on le rapporte au vocabulaire théâtral, l’acte est performatif. Il est la parole, il ne porte pas de parole. Les Gilets Jaunes, au fond, n’ont pas besoin de dire. Non pas parce qu’ils sont dans une logique d’occupation, de « zone à défendre ». Mais parce que leur geste est la parole. Quand des femmes et des hommes défilent dans les beaux quartiers de l’Ouest Parisien avec leurs banderoles, leurs slogans et leurs gilets, leur présence « dit » plus que les slogans. Leur présence résume les revendications. Face aux bourgeois attablés aux terrasses, face aux instances de pouvoir toutes installées dans les beaux quartiers, leur présence « raconte » déjà le refus de telles inégalités sociales.

L’acte ouvre une expérience. C’est une histoire qui s’amorce, avec l’inconnu pour ligne d’horizon. À l’heure où le mouvement semble s’essouffler, il faudra sûrement bien des histoires pour tuer l’hydre en face, son corps unique, ses multiples têtes qui veulent la couronne et renaissent à chaque coup d’épée qui leur est porté.

Adèle Gascuel

[Photo : Simon Réha]

[1Voir la carte des lieux de pouvoirs publiée par le Monde Diplomatique en Février 2019 : ils tous concentrés dans l’Ouest de Paris.

[2Guy DEBORD, Commentaires sur La société du spectacle, thèse II, Editions Gérard Lebovici, 1988, p. 12.

[3Ibid.

[4Ibid.

[5Ce langage peut être vu comme un pastiche de langage : « le port d’un masque linguistique, la parole dans une langue morte » – Fredric JAMESON, Le Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif, op.cit., p. 57.

[6Walter BENJAMIN, « Le Conteur, Réflexions sur l’oeuvre de Nicolas Leskov », in Oeuvres III, Paris, Gallimard coll. « Folio Essais », 2000, p. 115.

[7Ibid., p. 119-120.

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