Hommage aux élèves de Bergson

"Ce mouvement contre la « loi travail » n’en finit pas de commencer et personne ne voit bien comment il pourrait se finir. Mais quelle qu’en soit l’issue, ce vendredi 25 mars aura constitué un tournant : les lycéens – les lycéens de Bergson – sont notre avenir, courageux, dignes, lucides."

paru dans lundimatin#54, le 30 mars 2016

« Entre l’âme close et l’âme ouverte il y a l’âme qui s’ouvre. Entre l’immobilité de l’homme assis, et le mouvement du même homme qui court, il y a son redressement, l’attitude qu’il prend quand il se lève. » Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion

Jeudi 24 mars, les élèves du lycée Bergson sont en grève, ils bloquent leur établissement dans le cadre de la manifestation contre le gouvernement et sa « Loi Travail ». Des voitures de police passent de manière ostentatoire, laissant planer leur menace muette. Elles n’ont rien à faire là. Les élèves leur jettent des œufs. Intervention policière contre le blocus, contre des lycéens, contre un établissement en grève. On pourchasse les élèves dans les rues du XIXe. La suite, ou du moins une infime partie, s’est retrouvée par chance relayée en vidéo sur les réseaux sociaux : un policier relève un adolescent à terre avant de lui asséner un crochet du droit qui le renvoie au sol. Comme les images finissent à la télévision, les ministres sont bien obligés de s’indigner. Ils doivent faire semblant de découvrir les méthodes de leur police : « les images sont choquantes » ; les faits, eux, sont banals.

Le préfet quant à lui, sera beaucoup plus honnête, oui c’est un dérapage mais il s’agit de le relativiser : la police a reçu des œufs. Il se justifie comme il veut et les journaux lui embrayent le pas dans une mise en équivalence honteuse. Un lycéen de 15 ans se fait agresser par la police, c’est injuste mais ça se justifie, d’autres ont lancé de la farine et des oeufs.

« Pas plus que nous ne voyons la maladie quand nous nous promenons dans la rue, nous ne mesurons ce qu’il peut y avoir d’immoralité derrière la façade que l’humanité nous montre. (…) Le mal se cache si bien, le secret est si universellement gardé, que chacun est ici la dupe de tous : si sévèrement que nous affectons de juger les autres hommes, nous les croyons, au fond, meilleurs que nous. Sur cette heureuse illusion repose une bonne partie de la vie sociale. » Henri Bergson Les deux sources de la morale et de la religion

Le lendemain matin, les lycéens se retrouvent à nouveau. Il n’est pas question de retourner en classe. Ils l’ont bien dit à la télévision, qu’une enquête était ouverte par la « police des polices » ; mais chacun sait à quoi s’en tenir. Voilà à peine plus d’une semaine qu’un énième rapport sur la violence et l’impunité policière a été publié. Ce n’est pas un fantasme, c’est scientifique et statistique : en France, les poursuites judiciaires contre des policiers ayant commis des bavures sont rarissimes, les condamnations quasi inexistantes. Tout le monde le sait, les élèves du lycée Bergson ainsi que tous les lycéens qui ont pu voir les agissements de la police contre le mouvement actuel le savent aussi. Ceux qui tentent d’apaiser ces adolescents en leur promettant une réparation judiciaire le savent : c’est un mensonge.

D’autres élèves d’autres établissements de l’est parisien se sont joins à ceux de Bergson ce vendredi. Contrairement aux parents, aux profs, aux surveillants et aux proviseurs, ils savent à quoi s’en tenir, ils sont lucides. La seule façon de répondre aux violences policières c’est de leur montrer qu’on est nombreux et qu’on ne se laissera plus faire, dont acte. Deux commissariats sont attaqués d’affilée sans que le moindre adulte n’ait jugé bon de venir leur prêter main forte.

« Que n’eût pas été notre enfance si l’on nous avait laissés faire ! Nous aurions volé de plaisirs en plaisirs. Mais voici qu’un obstacle surgissait, ni visible ni tangible : une interdiction. Pourquoi obéissions-nous ? La question ne se posait guère : nous avions pris l’habitude d’écouter nos parents et nos maîtres. Toutefois nous sentions bien que c’était parce qu’ils étaient nos parents, parce qu’ils étaient nos maîtres. Donc, à nos yeux, leur autorité leur venait moins d’eux-mêmes que de leur situation par rapport à nous. (…) Nous ne nous en rendions pas nettement compte, mais derrière nos parents et nos maîtres nous devinions quelque chose d’énorme ou plutôt d’indéfini, qui pesait sur nous de toute sa masse par leur intermédiaire. Nous dirions plus tard que c’est la société. » Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion

Selon sa page wikipedia, le Lycée Bergson est classé, en terme de qualité de l’enseignement, 103e sur 109 dans son département. Jean-Charles Naouri, selon sa page Challenge, est la 61e fortune française, il possède 1 milliards et 100 millions d’euros (son groupe « Casino » capitalisait 5 milliards en janvier 2016). Alors qu’à deux reprises ils croisent une échoppe de M. Naouri, les élèves du lycée Bergson décident d’aller s’y servir en Kinder et rochers Suchard. On s’invite aux réceptions de l’ambassadeur. Des journalistes qui ne connaissent pas la honte n’hésiteront pas à parler de pillage.

« Mais créateur par excellence est celui dont l’action, intense elle-même, est capable d’intensifier aussi l’action des autres hommes, et d’allumer, généreuse, des foyers de générosité. »Henri Bergon, L’énergie spirituelle

La manifestation est joyeuse et décidée, les bras remplis de victuailles, personne ne prend la fuite, ça ne s’arrête pas. Trois fourgons de la Brinks font demi-tour. En arrivant à Stalingrad certains s’exclament :

« il y a les réfugiés, on leur donne la bouffe ! »

Les premiers arrivés se ruent sur une personne dans un sac de couchage. Une vingtaine de lycéens l’encerclent et déverse à côté de lui les marchandises de Naouri. Les uns après les autres, les élèves se suivent et déposent chacun à leur tour de la nourriture aux personnes présentes sur place. Certains rigolent : « on est des robins des bois » pendant que d’autres entonnent un chant : « solidarité avec les réfugiés ! ».

« L’émotion dont nous parlions est l’enthousiasme d’une marche en avant, - enthousiasme par lequel cette morale s’est fait accepter de quelques-uns et s’est ensuite, à travers eux, propagée à travers le monde. » Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion

Un journal en ligne rapporte cet échange entre un professeur et un élève du lycée Bergson :

Un clin d’œil répugnant à une condescendance odieuse. Le journaliste et le professeur se tapent dans le dos. Ils n’ont pas lu Bergson et quelque part, ils s’en félicitent.

Ce mouvement contre la « loi travail » n’en finit pas de commencer et personne ne voit bien comment il pourrait se finir. Mais quelle qu’en soit l’issue, ce vendredi 25 mars aura constitué un tournant : les lycéens – les lycéens de Bergson – sont notre avenir, courageux, dignes, lucides.

« L’avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l’avenir. » Henri Bergson, L’énergie spirituelle

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