Homard en raviolo et puissance du lepénisme

Compte-rendu d’une conversation de 2017 établissant un accord secret entre la tendance lepéniste de l’Etat profond et Emmanuel Macron

paru dans lundimatin#151, le 25 juin 2018

Le (relativement) jeune homme qui nous a proposé ce texte n’est pas un ami, ni même un camarade. Comme il tient à garder l’anonymat, on signalera simplement qu’après avoir servi sous Hollande dans divers cabinets ministériels, il a participé à la campagne d’Emmanuel Macron dans le but, prétend-il, de l’influencer à gauche. Il assure que le dîner qu’il évoque ici a bien eu lieu, que le contenu des conversations était celui-là, et que, s’il a dissimulé l’identité des participants en introduisant certaines fausses informations dans leurs biographies, il s’agissait bien de personnages issus des très hautes sphères de l’administration et du monde des affaires. Après avoir tenté vainement de faire paraître son texte dans divers journaux, il s’est résolu à nous le proposer en arguant que « si nous avions publié Campion, nous pouvions bien le publier lui ». Comme nous le pressions de nous donner des preuves de la véracité de son compte-rendu, il nous a rétorqué qu’il ne nous en fournirait aucune parce que ce serait trop compromettant pour lui, mais qu’il suffisait de voir la politique actuelle de l’Etat français ainsi que le comportement de sa police et de cette partie de la magistrature qui n’a rien à refuser aux gouvernants du jour, pour admettre que ce qu’il rapporte est pour le moins plausible. Ajoutons qu’au cours de la seule conversation que nous avons eue avec lui, il nous a déclaré qu’à la suite du repas qu’il évoque ici, il s’est mis à l’écart de la campagne d’Emmanuel Macron. Avant de couper tout contact avec nous, il a conclu : « Prenez-le comme une fiction, si vous voulez, mais comme une fiction qui en dit plus sur l’état du pays que tout ce que nous racontent les journaux depuis la prise du pouvoir par Emmanuel Macron ». Tout ce que nous avons pu apprendre par la suite, c’est que notre interlocuteur n’a pas menti sur son propre parcours, et qu’il occupe aujourd’hui des fonctions importantes dans la diplomatie française, loin de Paris.

Lundimatin n’a pas les moyens de mener une enquête approfondie mais compte sur ses confrères pour vérifier le degré de véracité de ce récit que, en attendant mieux, nous présentons donc comme une (presque) fiction.

Ce repas a eu lieu fin avril 2017, à quelques jours donc du débat télévisé où devaient s’affronter les deux prétendants à l’Elysée, et qui s’annonçait décisif. C’était dans un salon particulier d’un restaurant gastronomique de récente renommée, sur le Vieux Port de Marseille. Entre le homard en raviolo et sa bisque à la fleur d’oranger, la baudroie retour de Bangkok et le risotto crémeux à la châtaigne, on n’a fait qu’échanger des banalités sur la cote de Macron qui était en progression constante et sur la campagne de Marine Le Pen qui piétinait. Je n’étais là que pour prendre des notes, tout comme ma vis-à-vis, trentenaire sexy que j’avais croisée à Normale Sup et à Sciences Po et qui, après être passée par Aéroport de Paris, était à présent collaboratrice d’un parlementaire européen du Front national. Les quatre interlocuteurs, deux pour chaque partie, étaient tous passés par l’ENA et trois appartenaient à la promotion Voltaire, celle de Hollande, Villepin et Royal. C’est Charles [1], collaborateur très proche du directeur de la gendarmerie, qui a pris l’initiative d’entrer dans le vif du sujet, avec la brusquerie du militaire :

—  Bon, ça nous emmerde, nous, mais il faut l’admettre : Marine va être battue. Vos amis ont bien joué en éliminant Fillon. Contre lui, elle avait toutes ses chances. Contre Macron, c’est presque impossible, il lui a piqué l’argumentaire de l’élimination du vieux personnel politique, qui a si bien réussi à Trump et qui marche partout. Il réussit même à la faire passer pour une membre de la caste des politicards.

—  C’est pas faux, non ?

Celui qui vient d’intervenir, propriétaire de plusieurs médias au service des socialistes, à présent macroniste, parle de cette voix assurée d’avoir la raison pour soi qu’on acquiert dès science-po et le demi-sourire ironique qu’il affecte en permanence et qui n’a pas encore été effacé par la révélation de ses participations dans des sociétés aux îles Caïmans. Et Gaspard, puisque c’est le prénom que nous lui attribuons, insiste :

—  Le Pen sera battue parce que c’est l’ancien monde.

—  Ecoutez, grommelle Charles qui a déjà bu un peu trop du Clos Mireille Blanc de Blancs 2016 des domaines d’Ott (j’ai noté parce que j’ai aimé), la nouveauté de votre nouveau monde, on en reparlera une autre fois. Nous ne sommes pas venus pour écouter les slogans de vos publicitaires, nous sommes venus pour vous demander : qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

C’est au tour d’Edmond, l’aristocrate de la soirée (il y a toujours un aristocrate dans ces soirées où l’essentiel se décide et on me dit que dans ses fonctions actuelles, à la tête d’une importante société d’ « Assistance à la souveraineté des Etats », son titre et sa décoration de Grand-Croix de l’ordre de Pie IX font merveille. Beaucoup plus que son étiquette « de gauche » qu’il a apportée en tribut à Macron). Son goût pour les jeux de hasard, qui lui a valu quelques mésaventures, explique sans doute sa métaphore :

—  Ça veut dire quoi, qu’est-ce qu’on fait ? Soyez plus explicite. Nous, nous savons ce que nous allons faire, nous allons gagner. Celui qui gagne prend tout, non ? C’est le jeu.

Gilles, dont le cabinet fait merveille dans l’assistance aux entreprises du CAC 40 menacées de redressements fiscaux, et qui a conseillé Marine Le Pen sur divers dossiers brûlants, entre dans la négociation.

—  Non, vous ne pouvez pas tout prendre. Vous le savez très bien. Au cœur régalien de l’Etat, dans l’armée et la police, nous sommes hégémoniques. Nous avons des positions inexpugnables dans un certain nombre de grandes entreprises et de PME, à la FNSEA et j’en passe. Nos partisans ne se dévoilent pas tous publiquement, mais ils sont nombreux et ils pourraient vous donner du fil à retordre. Les manifestations des policiers ont dû vous mettre la puce à l’oreille, vous n’êtes pas sourds, non ?

(Ici, en tant que rédacteur de cette « fiction », il me semble nécessaire de changer de registre. J’ai choisi celui du récit dialogué pour présenter les interlocuteurs mais pour qu’on saisisse l’enjeu, je crois qu’il vaut mieux en venir à un résumé de la conversation.)

Les représentants des réseaux lepénistes dans l’Etat et l’économie en viennent donc à s’entendre avec ceux des réseaux qui vont mettre Macron au pouvoir. Ils passent un accord en trois points :

— Reconnaissance d’une autonomie accrue des corps de répression (police et gendarmerie) qui seront encore davantage maîtres de leurs tactiques et des moyens utilisés. L’option « zéro mort » reste en vigueur mais pourra éventuellement être rediscutée. L’orientation générale est celle d’une sévérité accrue à l’égard des fauteurs de trouble, des « racailles » de banlieue, des syndicalistes et de l’ultra-gauche. Dans les faits, et tôt ou tard, dans la loi, la notion de « proportionnalité de la riposte » face aux infractions, devra être remise en cause.

— Une loi introduira dans le droit commun l’Etat d’urgence. Les pratiques judiciaires tendront à s’aligner sur la notion allemande de « droit de l’ennemi », et les droits de la défense, notamment, devront être revus : l’intouchabilité des avocats devrait être rediscutée.

— La politique à l’égard de l’immigration devra s’aligner de plus en plus sur celle des Etats européens les plus répressifs, telle la Hongrie. Ici, Gilles intervient pour préciser qu’il ne s’agit pas d’atteindre l’impossible « zéro migrants illégaux », mais par la pression sur ces populations, de faire sentir, notamment sur les chantiers de travaux publics et dans la restauration, qu’elles doivent se tenir à carreaux et ne pas présenter « de demandes irréalistes en matière de salaire et de condition de travail ». Charles insiste sur la notion d’ « ennemi intérieur » qu’on peut appliquer aussi bien à certaines populations de banlieue qu’aux étrangers non-occidentaux, et qui est très utile pour maintenir un « esprit de cohésion nationale ».

En contrepartie des assurances reçues sur ces trois points, les deux représentants du lepénisme s’engagent à ce que leurs amis facilitent la victoire de Macron, en poussant Marine Le Pen à adopter une tactique désastreuse lors du débat à venir [2]. Au moment du soufflé à la pistache et de la panacotta à la fleur de sureau, Gaspard, avec son ironie toujours limite, a conclu : « Nous entrons aujourd’hui dans la voie de la collaboration ». Cette phrase résumait si bien le sentiment général qu’il n’est pas sûr que tous les convives aient noté qu’il s’agissait d’une citation.

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