Histoire politique du zombi - Pierre Déléage

« Les zombies sont l’incarnation parfaite – décomposée, fétide, pestilentielle – du questionnement politique peut-être le moins absurde. Que faire, en effet, lorsqu’il est déjà trop tard ? »

paru dans lundimatin#190, le 6 mai 2019

Pierre Déléage est anthropologue, chargé de recherche CNRS au Laboratoire d’Anthropologie Sociale.

Il a notamment travaillé sur l’invention de l’écriture dans les sociétés amérindiennes (Inventer l’écriture, Belles Lettres, 2013), puis, cédant à ses penchants pour la déconstruction, a commis les expérimentations que sont Lettres mortes (un essai d’« anthropologie inversée », dans lequel les ethnologues deviennent les objets de pensée des amérindiens, paru chez Fayard en 2017) et La Folie arctique (où il revient sur la vie et le délire de l’un de ses précurseurs, Emile Petitot, qui vécut 20 ans avec les Déné de l’extrême nord du Canada et en retranscrivit les récits, la mythologie, les rituels et la grammaire de leur langue tout en tentant de montrer, avant d’être interné, que ces amérindiens étaient les descendants des Hébreux de l’Ancien Testament, ouvrage publié chez Zones Sensible en 2017).

Il tente ici une généalogie de l’introduction, au XXe siècle, du concept haïtien de zombi (transposition mythique de la figure historique de l’esclave) dans l’imaginaire occidental (de White Zombie à 28 jours plus tard) et la conservation tout au long de ce parcours de sa charge politique.

Haïti, 1932. Le grand propriétaire terrien Charles Beaumont entre dans une usine située en rase campagne. Il est venu y rencontrer Legendre, un maître vaudou blanc. Lourd grincement continu. Scansion d’un travail à la chaine indéfini. Beaumont s’arrête, interdit, au pas de la porte, confronté au spectacle d’ouvriers noirs décharnés, silencieux, vêtus de loques, un panier sur la tête, marchant les uns derrière les autres, le pas traînant. Ils déversent le contenu de leurs paniers, des cannes à sucre, dans le cylindre d’un broyeur dont la puissante hélice de bois est actionnée par un manège à bras autour duquel s’épuisent d’autres hommes noirs.

Un ouvrier, les yeux dissimulés sous l’ombre de son panier, s’approche à son tour, comme un automate, du large cylindre. Il trébuche et tombe dans le broyeur, tandis que les hommes au regard absent continuent à entraîner l’hélice qui, mais on ne voit rien, déchiquète lentement l’ouvrier. Pas un cri de douleur. Seul un craquement d’os vient se superposer à l’immuable grincement du moulin. Charles Beaumont, l’air grave et accablé, observe la scène, puis traverse la fabrique et scelle son destin en franchissant le seuil du bureau de Legendre, sorcier et entrepreneur prospère.

*

Cette scène de White Zombie (1932), film d’horreur gothique de Victor Halperin, fit entrer le concept haïtien de zombi dans l’imaginaire occidental. Elle contribua aussi à faire d’un terme créole un mot américain puis international, un emprunt lexical du colonisateur au colonisé, à l’égal du manitou algonquien ou du tabou polynésien, à la propagation démultipliée par le succès d’un mode de diffusion mondial encore jeune, le cinéma parlant.

Le film, qui avait été précédé d’une pièce à Broadway, était librement inspiré d’un livre de William B. Seabrook, L’île magique, bestseller de l’hiver 1929, cent mille exemplaires vendus aux États-Unis. Le journaliste, un proche d’Aleister Crowley qui avait exploré l’Arabie et qui partirait bientôt en Afrique de l’ouest, en quête de reportages étranges et souvent racoleurs, avait profité de l’occupation américaine d’Haïti pour tenter de s’immiscer dans les cérémonies secrètes des campagnes. Si on le maintint la plupart du temps à l’écart de la vie rituelle locale, il engrangea tout de même une somme de contes, de rumeurs et de ragots impressionnante, dressant ainsi un portrait certes sensationnaliste de l’île, enraciné toutefois dans le terreau très diffus de son folklore [1]. L’île magique introduisit pour la première fois le mot zombi à un vaste lectorat.

Le zombie est un corps sans âme, un corps mort, mais pourvu par sorcellerie d’un semblant de vie mécanique. C’est un cadavre qu’on fait agir, se mouvoir et marcher comme s’il était en vie. Ceux qui possèdent un tel pouvoir choisissent un corps récemment enterré, l’exhument de la tombe avant qu’il ait eu le temps de se décomposer, lui communiquent le mouvement par une sorte de galvanisation et puis font de lui un serviteur ou un esclave, parfois pour l’envoyer commettre quelque crime, plus souvent pour le faire travailler autour de l’habitation ou de la ferme, où ils lui imposent de lourdes tâches, le frappant comme une bête de somme s’il ne va pas assez vite [2].

Quant à la scène liminale du film White Zombie, elle dérivait directement de l’entame d’un conte que Constant Polynice, un fermier haïtien, avait raconté à Seabrook.

Hasco est peut-être le dernier nom qu’on songerait à associer à la sorcellerie ou à la superstition. C’est une sorte d’étiquette commerciale, comme Nabisco, Delco, Socony. Il sert à désigner la Haitian-American Sugar Company, dont les immenses usines, aux cheminées qui menacent le ciel, retentissent tout le jour du sifflet de la vapeur et du bruit des machines et des camions. On se croirait à Hoboken, New Jersey. L’usine est située dans le faubourg est de Port-au-Prince, au-delà duquel s’étendent les champs de canne à sucre du Cul-de-Sac. Hasco fabrique du rhum quand le cours du sucre est bas, paye de maigres salaires, vingt à trente cents la journée, et offre un travail régulier. C’est la grande industrie moderne avec son aspect, ses odeurs et ses bruits caractéristiques.

Le printemps 1918 fut une grande saison pour la canne à sucre et l’usine, qu’alimentaient ses propres plantations, offrit à tout nouvel ouvrier une prime sur son salaire. Bientôt, de la plaine et de la montagne, des familles entières, hommes, femmes, enfants, vinrent au bureau d’embauche et, de là, se répandirent dans les champs.


Illustration par Alexander King du livre de William B. Seabrook

Un beau matin, un vieux chef noir, Ti Joseph de Colombier, apparut à la tête d’une bande d’êtres en haillons qui le suivaient d’un pas traînant, l’air hébété et pareil à des automates. Comme il les mettait en ligne pour les faire embaucher, ces êtres restèrent l’œil fixe, vide, éteint, telles des bêtes de somme, et ils ne firent point de réponse quand on leur demanda leurs noms. Joseph expliqua que c’étaient des paysans ignorants venus des pentes du Morne-au-Diable, d’un district de la montagne privé de voies de communication, sur la frontière dominicaine, et qu’ils ne connaissaient point le langage créole de la plaine. Ils étaient, dit-il, effrayés du bruit et de la fumée de l’usine, mais dans les champs, sous sa direction, ils fourniraient un dur labeur. Plus on les éloignerait de l’usine, du bruit des machines et du chemin de fer, mieux cela vaudrait.

Cela valait mieux, en effet, car ces êtres n’étaient point des hommes et des femmes en vie, mais de pauvres zombies que Joseph, aidé de sa femme Croyance, avait arrachés à leur paisible tombe pour en faire ses esclaves ; et Joseph savait que si d’aventure quelques-uns de ces morts étaient reconnus par leurs pères ou leurs frères, ce serait pour lui une méchante affaire [3].

Treize ans après le succès de son livre, William B. Seabrook pouvait affirmer à raison : « Je n’ai pas inventé le mot ni le concept du zombie, mais je les ai ramenés d’Haïti aux États-Unis… Ce mot fait aujourd’hui partie du vocabulaire américain » [4].

*

Le zombi haïtien est bien évidemment une transposition mythique de la figure historique de l’esclave, prisonnier des plantations, bête de somme exploitée sans merci par son patron. Sa réactivation dans le contexte de l’occupation de l’île par les Américains, entre 1915 et 1934, est significative : la Hasco, fleuron du capitalisme moderne, était ainsi mise sur le même plan que les anciens maîtres esclavagistes. La figure du zombi devenait le vecteur d’une critique de conditions d’exploitation scandaleuses [5].

Cet usage politique et contestataire de la figure du zombi ne se limite d’ailleurs pas à la seule île d’Haïti. On le retrouve au Cameroun et dans de nombreuses autres régions d’Afrique où, selon des rumeurs qui persistent depuis le début du vingtième siècle, des camps de travail retranchés dans des vallées éloignées regrouperaient des hordes de zombies serviles sous la houlette de sorciers accumulant ainsi d’extraordinaires richesses [6]. En Afrique du sud, un rapport administratif établi en 1996 par une commission d’enquête sur la violence des sorciers et les meurtres rituels décrivait en ces termes la peur alors très répandue vis-à-vis des zombies :

C’est une personne qui croit être morte, mais qui, par le pouvoir d’un sorcier, a ressuscité… et travaille pour la personne qui l’a transformé en zombie. Pour l’empêcher de communiquer avec d’autres, la partie frontale de sa langue a été tranchée de manière à ce qu’il ne puisse pas parler. On croit qu’il travaille la nuit seulement… et qu’il peut quitter cette zone rurale et travailler en zone urbaine, souvent loin de chez lui. Si jamais il rencontre quelqu’un qu’il connaît, il s’évanouit [7].

En Afrique comme en Haïti le zombie sert clairement à conceptualiser, via la rumeur et le conte, un prolétariat acculturé, déraciné, immigré, et à le rattacher, par une critique du caractère occulte du capitalisme contemporain et de sa violence globalisée, aux formes d’exploitation esclavagistes du passé. Le zombi est donc avant tout un concept politique.

*

Est-ce que cette dimension politique du zombi a survécu à son assimilation par Hollywood ? La scène liminale de White Zombie en est une transposition assez exacte et la dénonciation de l’exploitation capitaliste et coloniale y est transparente : le directeur de l’entreprise est un sorcier blanc incarné par Bela Lugosi, figure iconique du mal, devenu célèbre pour son interprétation du comte Dracula en 1931. La force de travail des Noirs déshumanisés est pour ainsi dire vampirisée par le colonisateur qui accumule ainsi richesses et pouvoir.

Pourtant l’intrigue du film passe très vite sur ces zombies prolétaires et préfère se concentrer sur un autre aspect du concept de zombi, lui aussi révélé dans le livre de William B. Seabrook qui l’attribuait au docteur Antoine Villiers, « esprit scientifique » et « rationaliste pragmatique ». Ce dernier avait tiré de sa bibliothèque un livre, le Code pénal de la République d’Haïti, où il était écrit :

Article 249. Est aussi qualifié attentat à la vie d’une personne, l’emploi qui sera fait contre elle de substances qui, sans donner la mort, produisent un effet léthargique plus ou moins prolongé, de quelque manière que ces substances aient été administrées, qu’elles qu’en aient été les suites. Si par suite de cet état léthargique la personne a été inhumée, l’attentat sera qualifié assassinat [8].

William B. Seabrook avait donc rapporté d’Haïti deux interprétations différentes du concept de zombi  : ils étaient soit des morts semblant vivants (interprétation commune), soit des vivants semblant morts (interprétation, disons, rationalisée). La première idée était nécessairement surnaturelle, magique. La seconde laissait la porte ouverte à une éventuelle rationalisation, car il n’était pas absolument impossible d’imaginer qu’un poison puisse induire un tel état « léthargique », hypothèse promise à un bel avenir dans le champ des reportages sensationnalistes et des supercheries scientifiques.

Quoi qu’il en soit White Zombie emprunta bien vite cette seconde direction. Le maître vaudou Legendre offrait au grand bourgeois Charles Beaumont une fiole remplie de poison pour qu’il puisse zombifier Madeline Short, jeune héroïne blanche fraichement débarquée sur l’île dont il était tombé follement amoureux. Ce faisant il assurait son emprise sur la jeune femme, au détriment du prétendant légitime, le bellâtre Neil Parker. La dialectique du maître et de l’esclave s’épuisait dès lors dans un récit de jalousie et de triangle amoureux conflictuel, et la critique politique de la domination sociale et économique se retrouvait rabattue sur une intrigue combinant assez classiquement – et sans le moindre soupçon de féminisme – domination amoureuse, érotisme gothique et résurrection de l’objet du désir, éléments que l’on retrouverait à peu près tels quels dix ans plus tard dans I walked with a Zombie de Jacques Tourneur. Le rendez-vous d’Hollywood avec la critique anticolonialiste, entraperçue le temps d’une scène magnifique, avait finalement tourné court.

*

Pittsburgh, 1968. George A. Romero réalise La nuit des morts-vivants. L’idée était de mettre en scène, en noir et blanc, « une masse informe revenue d’entre les morts et poussée par un besoin irrépressible de se nourrir de la chair et du sang des vivants » [9]. Le film redéfinissait entièrement l’imaginaire du zombie.

Il était d’abord arraché à ses racines haïtiennes et sorcellaires pour être rapatrié aux États-Unis de l’âge de l’atome. Il n’était plus question d’une emprise magique exercée par un sorcier ; si les morts revenaient à la vie, c’était en raison de l’explosion d’un satellite à l’origine d’une émission massive de radiations mutagènes. La science se substituait à la sorcellerie. Ensuite l’idée de vivants en état de coma léthargique était définitivement laissée de côté : les zombies n’apparaissaient dorénavant que comme des monstres assoiffés de sang, animal ou humain. Enfin les morts revenus à la vie n’étaient plus de pauvres créatures ployant sous une éternelle besogne ; ils formaient désormais une masse anonyme et acéphale de cadavres ressuscités [10].

Cette reconfiguration globale du concept de zombie correspondait de plus à un schéma narratif nouveau : le film de zombies n’était plus un film d’amour, de contrôle des âmes et des corps, il était devenu un film de siège [11]. Face à la horde sauvage des zombies, un petit groupe d’humains trouvait refuge dans un lieu quelconque et tentait vainement de résister. L’intrigue, héritée des westerns et des films de guerre, prenait dès lors la forme d’un huis clos foncièrement pessimiste, révélant les dissensions entre des protagonistes voués à un destin tragique et sanglant.

Tous les commentateurs ont perçu l’évidente charge politique de La nuit des morts-vivants. Cependant la plupart l’ont située en dehors de la figure du zombie. Le premier rôle avait été confié, phénomène rarissime, à un Noir, Duane Jones, qui plus est exécuté à la fin du film par des miliciens qui le confondaient avec un zombie ; la dénonciation du racisme et l’évocation de la répression des émeutes raciales du « long et chaud été 1967 » étaient en effet transparentes. D’autres critiques ont plutôt insisté sur la proximité formelle du film avec le reportage télévisuel : aspect documentaire accentué par le noir et blanc, inserts de nombreux bulletins d’information ou encore séquence finale en diaporama. La nuit des morts-vivants creusait en effet l’écart avec l’esthétique gothique habituelle des films d’horreur, adoptant une facture propre à des genres plus engagés dans l’actualité mondiale.

Ces aspects, bien réels, restent toutefois circonstanciels : il n’y est pas question de la charge politique portée par la nouvelle figure du zombie. De fait, la masse acéphale des zombies n’avait désormais plus grand chose à voir avec le mode de production esclavagiste, ni même avec le prolétariat exploité par l’élite capitaliste. Elle évoquait plutôt les grands carnages du vingtième siècle, le génocide nazi, la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki, les massacres coloniaux [12]. Aux exterminations de masse répondaient les masses d’exterminés, assoiffées de vengeance. En ces temps de guerre du Vietnam télévisée et d’idéologie de la guerre froide, des multitudes déchainées de morts irradiés se rappelaient au souvenir des spectateurs américains en un incontrôlable et gigantesque retour de refoulé. Et les seules issues imaginables, pour un peuple qui avait jusqu’alors multiplié les abris antiatomiques de fonds de jardin, étaient de barricader sa maison (La nuit des morts-vivants, 1968), de s’enfermer dans un centre commercial (Zombie, 1978) ou de s’enterrer dans une base militaire (Le jour des morts-vivants, 1985). Tout plutôt que de faire face, lucide et responsable, aux océans de morts qui avaient rendu possibles la douceur, le confort et la sécurité du mode de vie occidental.

La première trilogie de George A. Romero atteignit son point culminant lorsqu’elle s’attarda, dans Zombie, sur la liesse de survivants enfermés dans un centre commercial où toutes les marchandises leur étaient désormais accessibles, gratuitement, sans aucune restriction, sous le regard vide de mannequins de plastique. On a souvent dit que dans ce film Romero avait voulu camper une analogie ironique entre les zombies et les consommateurs abrutis par les publicités et les vitrines. La remarque est peut-être juste mais elle manque encore une fois ce que cette scène montrait de manière évidente : l’accomplissement jouissif du rêve d’une génération privilégiée, née sur les décombres de la seconde guerre mondiale, consentant avec gratitude à un optimiste aveugle orchestré par le capitalisme triomphant, refoulant le plus longtemps possible le cauchemar sanguinolent qui pourtant l’entourait de toutes parts. Avec les films de zombies, une fenêtre – qui se refermerait bien vite – s’était entrouverte sur le monde du dehors.

*

Londres, 2002. Alors que les zombies avaient connu sur les grands écrans une éclipse d’une quinzaine d’années, 28 jours plus tard, film britannique écrit par Alex Garland et réalisé par Danny Boyle, fit une apparition inopinée. Dès le titre on comprenait qu’il ne pouvait plus être question de rester aveugles, encore moins de résister ; il était déjà trop tard. La première scène du film, du moins celle qui succède au prologue, restera à jamais mythique.

Vingt-huit jours plus tard, au jour tombant, il se réveilla. À mesure que se dissipait sa torpeur, il croyait remonter au jour par les marches d’un interminable escalier. Depuis longtemps une crépitation monotone pénétrait son sommeil ; il finit par reconnaître le bruit de la pluie sur un vitrage. Puis il lui sembla qu’une lumière couleur de corail traversait ses paupières ; il les ouvrit : autour de lui tout était blanc et nu. D’un effort il se dressa. Ce lieu, qu’il n’avait jamais vu, il le reconnaissait bien : l’hôpital. Il se réveillait dans une chambre d’hôpital. Il se palpa aux épaules, au ventre, au crâne. En hâte, à la façon d’un nageur, il étendit et replia ses membres. Rien. Au-dedans de lui-même, nul trouble, point de fièvre.

Jim découvre peu à peu qu’il est seul dans l’hôpital, dans le quartier de l’hôpital, dans tout Londres.

Le silence est total. Pas de circulation, pas de moteur, pas de mouvement. Pas même un chant d’oiseau. Depuis l’hôpital Saint Thomas, Jim marche dans la ville déserte, traverse le Pont de Westminster, passe devant le Palais du Parlement, devant Whitehall, jusqu’à Trafalgar Square. Le soleil brillant platine les rues. La lumière caresse les vieux papiers et les déchets. Les voitures gisent abandonnées, les magasins pillés [13].

La déambulation de Jim, seul, dans Londres – d’abord dans le plus grand silence, puis au rythme crescendo de Godspeed You ! Black Emperor – le fait trébucher sur des modèles réduits de Big Ben éparpillés sur le trottoir, le voit ramasser des liasses de billets avant de les jeter, l’amène finalement, s’éloignant de Trafalgar Square, toujours abasourdi mais commençant à se douter de l’amplitude de la catastrophe qui a eu lieu, à regarder les centaines de messages de détresse scotchés ou épinglés à la fontaine de Piccadilly Circus, allusion évidente aux réactions survenues suite aux attentats du 11 septembre 2001.

La scène est demeurée mythique car, à l’égal peut-être du réveil de Néo dans Matrix, elle donnait enfin une forme concrète à des images fantasmatiques devenues depuis quelque temps partagées, hantant sourdement la psyché nihiliste d’une génération entière. La scène archétypale du réveil – à tel point que je l’ai empruntée à la première page d’un roman français de 1924, jamais réédité [14] – associée à cet autre archétype, probablement plus prégnant encore car plus contemporain, de la déambulation dans la ville désertée – juste après la fin du monde – cristallisait un imaginaire collectif nébuleux, substrat d’innombrables rêves et cauchemars, qui n’attendait que ce reflet jubilatoire.

28 jours plus tard n’était pas un film de zombie de plus : ni film de contrôle social, ni film d’assiégés, il prenait la forme d’un film de survivants dans un monde post-apocalyptique. Il déterminait ainsi les nouvelles coordonnées du genre le plus prolifique de la décennie qui suivrait. Le genre s’inscrivait certes clairement dans « un imaginaire de l’effondrement propre aux nations occidentales qui, depuis deux siècles, admirent leur puissance en fantasmant les ruines de leur futur » [15]. Mais il était plus particulièrement fondé sur une angoisse que je crois propre aux sociétés très urbanisées où la division du travail, y compris du travail cognitif, est devenue extrême, c’est-à-dire où nos conditions de survie sont corrélées à une très forte interdépendance. De nombreux écrivains ont décrit ce sentiment d’hétéronomie où l’horizon d’un effondrement possible enclenche un imaginaire apocalyptique. Par exemple Régis Messac en 1935 :

Ma civilisation, j’en vivais, j’en usais, j’en profitais sans la connaître. Je prenais le train, et je savais trouver le guichet où il fallait aller pour prendre mon billet, mais c’est tout ce que je savais. Je serais bien incapable de construire une locomotive, ni de dire au juste comment elle fonctionne, ni même d’en conduire une, si par hasard j’en retrouvais une en état de marche… Les hommes de mon temps poussaient des leviers et tournaient des commutateurs, mais ne savaient rien de ce qu’il y avait au bout des leviers ou derrière les commutateurs [16].

Ou encore John Wyndham en 1951 :

La somme de ce que nous ignorons et ne nous soucions pas de connaître à propos de notre quotidien n’est pas seulement étonnante, elle est aussi, d’une certaine manière, un peu choquante. Je ne savais pratiquement rien, par exemple, de choses aussi ordinaires que la façon dont la nourriture arrivait dans mon assiette, d’où venait l’eau que je buvais, la manière dont les vêtements que je portais avaient été tissés et confectionnés, la façon dont les égouts garantissent la salubrité des villes. Notre vie était devenue une affaire de spécialistes qui accomplissaient leur travail avec plus ou moins d’efficacité, en espérant des autres qu’ils feraient de même [17].

Ce sentiment de la fragilité de nos conditions de vie collective, assimilé depuis longtemps, ne suffisait donc pas à caractériser l’originalité de la nouvelle vague de films apocalyptiques. Il fallait la chercher dans la nature même du danger : la vitesse hallucinante des zombies et, partant, la lenteur de notre réaction, l’impression diffuse mais tenace qu’il est déjà trop tard. Les zombies de ces films n’étaient plus des morts : ils étaient des vivants enragés, infectés par un virus de synthèse virulent à l’extrême que des militants écologistes avaient accidentellement libéré d’un laboratoire. Ils ne marchaient plus d’un pas traînant mais couraient à une vitesse effarante, plan sur plan, rugissants, véritables agents infectieux à la recherche d’hôtes sans cesse nouveaux pour pouvoir se répliquer encore et encore. Ils pulluleraient désormais sous cette forme virale dans ce qui deviendrait une spectaculaire renaissance cinématographique. Plus de maître cynique dirigeant des masses asservies, ni de courageux survivants débordés par la revanche d’un passé occulté. Les zombies ne formaient plus une classe distincte, exploitée ou refoulée. Il n’y avait plus que l’humanité – désinhibée, décomplexée – se détruisant elle-même. Un suicide collectif.

Et, en effet, si les protagonistes de 28 jours plus tard traversaient tous les passages obligés des films de siège (ils se retrouvaient barricadés dans une habitation, en liesse dans un supermarché, enfermés dans une base militaire), c’était pour ne s’arrêter à aucun, car la seule issue à présent, la condition sine qua non de la survie dans les ruines de la civilisation, consistait à rester en mouvement et à s’éloigner des villes, à devenir des nomades de la ruralité, à déambuler dans les déserts. Mais ça n’était jamais suffisant.

On a pris l’habitude de répartir les films apocalyptiques entre un pôle pessimiste et un pôle optimiste. Il y a les films athées, existentiels, pour lesquels la fin du monde, une fin sèche sans châtiment ni salut, est la fin du film – Melancholia par exemple. Et il y a les films religieux, la plupart à vrai dire, où il est question de la vie après la mort, des élus qui seront sauvés pour fonder une communauté nouvelle, une famille humaine régénérée – 2012 par exemple. Les films de zombies de dernière génération, ceux qui vinrent après 28 jours plus tard, explorent quant à eux le laps de temps, plus ou moins court, plus ou moins désespéré, qui sépare la libération du virus, l’invasion zombie, de la fin inéluctable de l’humanité. Ils ne s’arrêtent ni à l’angoisse brute de la mort, ni à l’espoir d’une utopie à l’usage d’une fraction infime de la population. Ils mettent en scène, entre terreur et délice, les ratés de la transmission, le découragement viral, l’oubli de l’abîme, la négligence de l’espèce, l’apocalypse sans royaume, la perpétuelle fuite en avant. Que faire, demandent-ils, lorsqu’il est déjà trop tard ?

*

La science politique est affaire d’imagination. Le zombi, concept critique élaboré en Haïti pour articuler le salariat à l’esclavage, a ainsi conservé sa charge politique tout du long de sa spectaculaire globalisation. De la représentation surréelle d’une classe opprimée à la mise en scène d’un inexorable anéantissement de l’humanité par elle-même, en passant par le dévoilement des conditions génocidaires refoulées d’un mode de vie considéré comme idéal et exemplaire, la figure du zombie a évolué avec l’histoire, s’ajustant aux soubresauts de la conscience politique, la contestation devenant résignation, les lumières obscurité, le grand soir fin du monde.

Les zombies n’ont jamais été aussi populaires qu’aujourd’hui. Et plus que jamais, la fin de l’histoire ayant été décrétée partout ailleurs, c’est la science-fiction qui tient lieu pour les contemporains d’espace d’élaboration plus ou moins inconscient de toute projection politique, de tout agencement collectif espéré ou désespéré. Or le fait est révélateur : les zombies sont devenus le symptôme peut-être le plus visible d’un imaginaire malade, asphyxié, apocalyptique, obsédé par la dégradation des corps, par la lente destruction de la biosphère, de nos conditions de survie en tant qu’espèce biologique, et, symétriquement, par le fantasme de la singularité, de notre assomption purement informationnelle, mémoire sans chair, éternité de l’âme dans le silicium. Les zombies, corps sans âme, multitude exploitée ou masse acéphale, troupeau aveugle, catalyseurs effroyables d’un passé refoulé ou d’un avenir funeste, apparaissent dans ce contexte comme l’incarnation parfaite – décomposée, fétide, pestilentielle – du questionnement politique peut-être le moins absurde. Que faire, en effet, lorsqu’il est déjà trop tard ?

[1Sur William B. Seabrook : Gary D. Rhodes, White Zombie. Anatomy of a Horror Film, McFarland & Company, 2001, chapitre 2.

[2William B. Seabrook, The Magic Island, Literary Guild of America, 1929, p. 93 (ma traduction reprend, avec de substantielles modifications pour la rendre plus fidèle au texte original, celle de Gabriel des Hons). Selon l’étude synthétique réalisée par Hans-W. Ackermann et Jeanine Gauthier (« The Ways and Nature of the Zombi », Journal of American Folklore 104, 1991), les Haïtiens distinguent, dans les rumeurs et les contes, deux types de zombi  : certains sont des corps dépourvus d’esprit (des morts ambulants ou des vivants zombifiés), d’autres sont de simples fantômes, des esprits dépourvus de corps. L’étymologie de ce terme créole a fait l’objet de quelques discussions. On a voulu y voir un dérivé du mot français ombre ou même du mot arawak zemi, signifiant « esprit » (les Amérindiens peuplant originellement l’île d’Haïti parlaient une langue arawak). Mais il est beaucoup plus vraisemblable que le terme soit issu d’un de ses nombreux équivalents dans les langues du centre et de l’ouest de l’Afrique : nzambi au Congo, ndzumbi au Gabon, zan bibi au Benin, etc.

[3William B. Seabrook, op. cit., p. 95-96.

[4Cité dans Julien Bétan & Raphaël Colson, Zombies, Les moutons électriques, 2013, p. 15.

[5Alfred Métraux, Le vaudou haïtien, Gallimard, 1958, p. 249-252.

[6Peter Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique, Karthala, 1995, chapitre 4.

[7Jean & John L. Comaroff, « Alien-Nation : Zombies, Immigrants, and Millennial Capitalism », The South Atlantic Quarterly 101 (4), 2002, p. 787 ; je reprends la traduction de Marc Berdet disponible ici.

[8William B. Seabrook, op. cit., p. 103 (et p. 335 pour le texte français original) ; il s’agissait en fait de l’article 246.

[9George A. Romero, « La nuit des morts-vivants » in Jean-Baptiste Thoret (ed) Politique des zombies, Ellipses, 2007, p. 26.

[10Ce dernier point est souligné par François Angelier, « À leurs corps défendant… », in Jean-Baptiste Thoret (ed) Politique des zombies, Ellipses, 2007.

[11Ce que l’on peut vérifier a posteriori : John Carpenter disait que pour réaliser Assaut (1976) il s’était autant inspiré de Rio Bravo que de La nuit des morts-vivants, tous ces films partageant de fait une structure narrative identique. Même l’excellent L’enfer des zombies (1979) de Lucio Fulci, film apolitique s’il en est, finit par adopter la structure du film de siège (dans sa variante western), les survivants se réfugiant dans une église.

[12Sans oublier, mais plus lointainement, le génocide originel sur lequel s’étaient bâtis les États-Unis, celui des Amérindiens.

[13Alex Garland, 28 Days Later, Faber & Faber Screenplays, p. 7-8.

[14Henri Béraud, Lazare, Albin Michel, 1924, p. 11-12 ; je n’ai modifié que la première phrase : « Le 13 décembre 1922, au jour tombant, Jean Mourin se réveilla » ; Alex Garland, quant à lui, a dit s’être inspiré du Jour des Triffides (1951) de John Wyndham.

[15Jean-Baptiste Fressoz, « L’anthropocène et l’esthétique du sublime », Sublime. Les tremblements du monde, Centre Pompidou-Metz, 2016, p. 44-49.

[16Régis Messac, Quinzinzinzili, L’arbre vengeur, 2017, p. 81.

[17John Wyndham, Le jour des Triffides, Terre de brume, 2005, p. 12.

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