Giorgio Agamben et l’impossible déni du déni

« On sent d’instinct que la querelle est parfaitement vaine. Tentons de l’établir le plus clairement possible. »

paru dans lundimatin#242, le 12 mai 2020

Pour résumer à grands traits une polémique qui a pris place dans les lignes de lundimatin, mais qui se développe aussi dans d’autres média, Giorgio Agamben, bravant une autocensure que d’aucuns s’imposent, reproche à ses contemporains de surévaluer la gravité de l’épidémie actuelle, ce qu’il met en rapport avec l’imposition et le consentement aux mesures liberticides de l’état d’urgence qui nous frappent dans le déni de leur caractère fasciste, alors qu’à l’inverse de vives critiques lui font grief de se placer lui-même dans le déni de l’épidémie, le renvoyant ainsi (ce qui semble péjoratif sous leurs plumes) dans la proximité d’un André Comte-Sponville ou d’un Didier Raoult, et pourquoi pas, de manière subliminale, s’ils osaient l’injure, d’un Donald Trump ou d’un Jair Bolsonaro.

Dans les limites de leurs frontières, les sociétés industrialisées contemporaines sont marquées par le déni de la mort. La mort y est devenu un tabou, elle s’est retirée de la société des hommes pour devenir le monopole de l’institution médicale ; les rites funéraires et de deuil se sont repliés dans l’intime jusqu’à s’y évanouir ; lieu commun de l’histoire des mentalités et des représentations. Pour le seul domaine francophone, il suffit de citer l’Essai sur l’histoire de la mort en Occident (1975) et L’homme devant la mort (1977) de Philippe Ariès, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours (1983) de Michelle Vovelle, ou encore La société post-mortelle (2008) de la sociologue Céline Lafontaine. La thèse est trop connue pour qu’il soit nécessaire de la répéter encore. Un peu abstraite mais parfaitement vérifiée, elle est devenue un poncif pour manuel de culture générale en rapport avec d’autres banalités à peine plus vagues, la modernité, le développement de la technique médicale, le triomphe de l’individualisme, etc. Le déni de la mort est un fait social dont la réalité massive n’excuse nullement la pauvreté des explications précitées. Tenter de le rattacher au processus de constitution de l’empire et à l’imposition de la vie-nue constitue précisément une des potentialités du travail d’Agamben. Ce chemin serait assurément plus fécond qu’un débat sur le déni, mais puisqu’il est posé, tranchons-le.

Le déni se contente de fermer l’esprit à la réalité, il ne modifie nullement cette dernière dont la puissance reste intacte au point de trouver le sujet parfaitement désarmé si par malheur ses remparts viennent à céder. La psychologue et écrivaine Marie de Hennezel a montré [1] que « l’épidémie de Covid-19 porte à son paroxysme le déni de la mort » et, envisageant les conséquences de ce paroxysme, il lui a suffi de citer l’audition de la sociologue Danièle Hervieu-Léger devant le parlement français en 2005 « Le déni de la mort se venge en déniant la vie. La mort qui n’a pas sa juste place finit par envahir toute l’existence. Ainsi notre société est-elle devenue à la fois thanatophobe et mortifère. » L’historien Dominique Kalifa ne dit pas autre chose [2] quand il note que « pour la première fois, on se rend compte que le seuil de tolérance que l’on associe à la mortalité s’est abaissé à un seuil extraordinaire. Et ce niveau nous dit que nous sommes face à un refus d’accepter la mort collective. ». Les comparaisons qu’André Comte-Sponville [3] tente avec les autres causes de mortalité en France, 150 000 morts par an en raison d’un cancer, 225 000 nouveaux cas d’Alzheimer par an et aucun traitement, ou que Dominique Kalifa établit avec la grippe de Hong Kong (1968-1970), parfaitement oubliée malgré un million de mort dans le monde et une surmortalité de 40 000 décès en France, disent toujours notre déni de la mort.

Dès lors, peu importe qu’à l’issue de l’épidémie actuelle la mortalité soit restée (localement, régionalement ou mondialement) dans les limites de la variance annuelle ou qu’elle les ait franchies de x ou y %, que ces chiffres soient le résultat des politiques mises en œuvre ou qu’ils n’aient été que faiblement influencés par elles, c’est de la mort elle-même dont il est question, celle dont on déniait naguère l’existence et qui aujourd’hui fait effraction en nos psychismes affolés. Dans cette situation toute particulière, un seul décès suffirait à ce que la mort se présentifie à nous, ruinant tous nos dénis. Point n’est besoin de plus de comptabilité.

Et que pouvions-nous opposer à cette terrible effraction que l’hubris d’une technique bricolée dans la panique ? Non pas l’hubris habituelle de nos fiertés les plus complexes, atome, biochimie, génétique, intelligence artificielle, tout cet attirail de fin du monde ne servait à rien. La réanimation elle-même, dont le nom est tout un programme, ne laissait que 60 % de chance de survie. Restait confinement et distanciation sociale, le plus simple et le plus grandiose des projets d’ingénierie sociale : se confiner puis se distancier pour éviter la mort. Hubris comme jamais, en quelques semaines, quatre milliards d’humains engagés dans une aventure, absolument inédite, aux conséquences sociales, sanitaires et politiques parfaitement inconnues et imprévisibles, sans aucune réflexion préalable, pas même sur les moyens d’y mettre concrètement fin. Voilà où nous a mené le déni de la mort. Et encore, ce ne sera qu’un moindre mal, si la mort réelle n’effectue pas un retour explosif sur nos sociétés au bénéfice de la rivalité pour la domination de l’empire, rivalité qui anime les complexes militaro-industriels américain et chinois depuis plusieurs années, mais qui, un temps, ne va plus pouvoir se résoudre en un partage des dividendes de la croissance.

On le voit ainsi nettement, la tâche actuelle est bien plus de penser ces hoquets mortifères de l’empire et de sa vie-nue que de comparer les petits mérites statistiques de nos dénis, déni de la mort contre déni de l’épidémie, déni des conséquences politiques de l’état d’urgence, du confinement, et maintenant de la distanciation sociale, contre déni des bénéfices sanitaires de ces terribles bricolages, en un mot, déni du fascisme contre déni du soin.

La réalité de l’épidémie contemporaine n’est autre que le déni de la mort lui-même. Dès lors, pas de déni du déni possible, paradoxe d’Épiménide le Crétois oblige.

Un artiste, Christophe Honoré, a posé le débat en des termes si simples et si directs [4] qu’ils méritent d’être cités « On minimise énormément ce qui se passe. Pas au niveau concret, bien sûr, du comptage macabre des morts et de la lutte contre la maladie. Mais au niveau intime de ce qui nous blesse, de ce qui nous ruine dans cette période. Je crois en effet qu’il y a une incapacité à voir le tragique, à envisager ce qui est en train de se détruire en nous. Je suis convaincu que quelque chose se détruit, ce qui ne veut pas dire qu’on ne pourra pas le surmonter. Mais ce n’est pas parce qu’on est indemne que tout va bien. Bien sûr que la vie reprendra, mais avec un noyau à l’intérieur qui aura été très fragilisé. C’est pour cela que je refuse de m’adapter à la situation, et d’en faire quelque chose de productif. »

Pascal Mathis

[1Le Monde du 5 mai 2020.

[2Entretien diffusé sur France Culture le 5 mai 2020.

[3Entretien avec Pierre Taribo, L@ Semaine de Metz Nancy Thionveille, 24 avril 2020.

[4Entretien au Monde des 3 et 4 mai 2020.

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