Gilets Jaunes et Nus Pieds - Frédéric Rambeau

« C’est d’abord pour vaincre les révoltes paysannes et plébéiennes que le dispositif « police-justice-prison » s’est mis en place, durant la constitution monarchique de l’appareil d’État »

paru dans lundimatin#202, le 2 août 2019

« L’histoire n’est pas linéaire mais dischronique ; les reterritorialisations anachroniques y côtoient les virtualités futuristes »
Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, Ligne/Imec, 2013, p.290

La succession des Actes des Gilets Jaunes, à Paris et dans les grandes villes, a replacé sur le devant de la scène la répression des classes populaires. L’histoire des organes de la répression est indispensable pour comprendre la criminalisation des mouvements sociaux. Mais les événements de la répression sont souvent mieux connus que les soulèvements eux-mêmes, leurs formes de subjectivation, d’action, de regroupement, de militance. De même, les expressions de la communauté rurale, des pensées et comportements des paysans sont le plus souvent laissés à la marge de l’histoire écrite. Dans l’occupation des ronds-points, dans l’auto-organisation des assemblées, des formes de socialité, de solidarité et de communauté se sont tissées non pas seulement dans les grandes villes mais sur tout le territoire, notamment dans ses zones rurales ou périphériques. L’excentricité de l’occupation des ronds-points, de l’organisation des blocages et des points de barrage, par rapport aux lieux de grèves syndicales et politiques habituels, s’inscrit certes dans l’élargissement continu de la production par la circulation (des marchandises, de l’argent, de l’information : logistique, finance, numérique et mass-médias). Mais aussi dans les transformations qu’ont subi les territoires en France durant les trois dernières décennies : la « rurbanisation » prédominante de l’espace extérieur aux métropoles. C’est ce qui a donné au surgissement du mouvement des GJ l’aspect d’une nouvelle « fronde » populaire. Dans un système redistributif où la moitié de la population ne paie pas d’impôt sur le revenu, l’augmentation des taxes est la manière la plus directe de faire payer les pauvres. Exactement comme sous l’Ancien régime.

Étonnante superposition qui fait apparaître au XXIe siècle un mouvement social assez puissant pour persévérer malgré sa répression brutale, tout en étant proche des séditions populaires qu’a connu la France durant ce long cycle de soulèvements paysans et plébéiens au XVIe et XVIIe siècles. La riposte des GJ ressemble au réveil de cette tradition enfouie, vaincue par la répression militaire et judiciaire de la monarchie et le plus souvent laissée dans l’ombre, au sein même du marxisme, de la centralité prolétarienne. Leurs ambivalences, entre insurrection et conservation, résistance et réaction caractérisent des rébellions exposées à un changement de régime d’historicité. Leur refus d’une direction incarnée et d’une organisation disciplinée repose le problème du nouage entre répression et subjectivation, dont dépend la capacité d’un soulèvement populaire à s’inventer lui-même, dans l’antagonisme et l’adversité.

Le lundi qui suivit le samedi 1er décembre 2018 à Paris (l’Acte 3), pas moins de cinq salles d’audiences étaient dévolues aux comparutions immédiates des « factieux » et « séditieux » (selon les termes du ministre de l’Intérieur C. Castaner). En vérité, des ouvriers, artisans, techniciens, intérimaires, chômeurs, nombreux à venir de province. Ils étaient poursuivis au titre de l’article 222-14-2 du code pénal (« Participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes et de dégradations de biens »). Cet article, né et appliqué pour la première fois par N. Sarkozy en 2010, était alors présenté alors comme un moyen de juguler la violence dans les stades de foot. En vérité, le moyen légal de criminaliser les manifestations. Après les événements du 1er mai 2018, dont les premiers Actes des GJ ont été une sorte de prolongement, la nouvelle loi anti-casseurs est adoptée par le Sénat en première lecture. Elle insère dans le code pénal un nouvel article (431-9-1) visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs. La loi anti-casseurs, quatrième loi sécuritaire depuis l’élection d’E. Macron, sera votée (en février 2019) contre les manifestations des GJ. Elle renforce l’hybridation entre l’Etat de droit et l’état d’urgence déclaré après les attentats de novembre 2015 et inscrit dans la constitution en 2017. L’ensemble des techniques terrorisantes installées depuis le sommet de l’État et le dispositif judiciaire qui se sont abattus sur les GJ rappellent que le pouvoir d’une classe dominante ne lui vient pas seulement de sa puissance économique. Il suppose toujours aussi des victoires stratégiques dans la guerre contre les classes paupérisées. La répression, y compris dans ses formes les plus archaïques (comme les mutilations par les tirs de LBD et de grenades) fait partie intégrante de la modernisation des techniques productives et étatiques : « La force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique » [1]. C’est d’abord pour vaincre les révoltes paysannes et plébéiennes que le dispositif « police-justice-prison » s’est mis en place, durant la constitution monarchique de l’appareil d’État », et comme une condition de la transition du féodalisme au capitalisme. Le premier et principal but de l’absolutisme français du XVIIe siècle fut de prévenir et d’étouffer les rébellions populaires. C’est sur cette base que peuvent être compris ses rapports avec la bourgeoisie.

Justice populaire et guerre sociale (Foucault, les Maos, les Nus-pieds)

En 1971, le cours de Foucault au Collège de France s’intitule « Théories et institutions pénales ». Il porte sur la répression du soulèvement des Nus pieds, en 1639, par Richelieu et le chancelier Séguier : une nouvelle forme de répression, liée à l’administration d’État, avec une justice centralisée et un dispositif policier. « Pas d’introduction – La raison de ce cours ? Il suffit d’ouvrir les yeux » [2]. Mais Foucault n’en dira pas plus…À la suite de mai 68, le programme de réformes visant à faire évoluer le conservatisme des structures sociales (qui entretient les « idéologies extrémistes »), s’accompagne du contrôle et de la répression des acteurs et des groupes militants les plus radicaux, ceux qu’on nomme les « ennemis de la République ». Le couple modernisation (sociale) / contre-révolution (politique) se (re)met en place. La loi « anti casseurs » « relative aux violences commises en groupe » est votée le 8 juin 1970 (elle sera finalement abrogée en 1981). La répression vise plus particulièrement la Gauche Prolétarienne. Ses dirigeants et des militants sont emprisonnés, son journal La cause du peuple est interdit.

Dans son cours, Foucault reprend la question de la genèse de l’État bourgeois dans la forme de la monarchie absolue, sous l’angle de la répression des séditions populaires. Question qui à l’époque divise les historiens (le débat Porchnev/Mousnier). Tandis que l’année précédente, en novembre 1970, vingt neuf des militants maoïstes inculpés avaient entamé une grève de la faim pour obtenir le régime spécial correspondant au statut de détenus politiques, il montre comment le couple système pénal-délinquance a été un effet du couple système répressif-sédition. Un effet au sens que c’en est un produit, mais aussi « une condition de maintien et d’occultation ». L’appareil judiciaire, le système pénal sont eux-mêmes des systèmes de répression, dont l’histoire a été masquée. Alors qu’ils avaient essentiellement une fonction fiscale au Moyen Âge, ils ont été modifiés pour répondre à la lutte anti-séditieuse qui jusque là avait été une tâche militaire. La guerre sociale, essentiellement tournée vers la répression des séditions, apparaît avec les premières étatisations et concentrations du pouvoir. Elle met fin aux « guerres privées » : des formes ritualisées de défense et d’attaque qui étaient considérées, selon le Droit germain, comme des rapports de droit, des actes de justice. Pour que les guerres privées cèdent la place à la guerre sociale, il a fallu qu’au Moyen Âge les interventions guerrières se changent, par le biais des institutions de paix, en procédures judiciaires lucratives. La justice se transforme alors en une source de revenus que les plus riches tendent à accumuler entre leurs mains. C’est à cette condition qu’elle a pu devenir cet ensemble de procédures qui se déroulent devant un tribunal, sous le contrôle d’une autorité qui, au préalable, a fait régner la paix.

La pratique répressive de 1639 a aménagé ou réorganisé la place de tous ces instruments ou institutions de répression spéciale à l’égard des classes pauvres, des chômeurs, des mendiants, des vagabonds, des séditieux, de « ceux qui font des rassemblements » 1) une justice centralisée directement entre les mains du roi 2) une force de répression à la fois non coûteuse et préventive par opposition à l’armée (la police) 3) une forme de punition qui n’est pas la destruction de richesses mais le prélèvement de population (l’enfermement ou la déportation). La répression de la révolte populaire n’est pas seulement une réaction. Elle produit des institutions nouvelles. Elle induit en même temps qu’elle réduit. Loin d’être une « restauration », elle se déploie au contraire dans la forme de la modernisation (la naissance de l’État moderne, administratif) et de la pacification (le rôle des institutions de paix dans l’appropriation et la confiscation de la justice).

Ces trois institutions nouvelles - justice, police, prison - ont d’abord été une réponse à une nouvelle forme de lutte populaire. La singularité, le trait particulier du soulèvement des Nus pieds tient à ce qu’ils se sont donnés comme étant eux-mêmes un pouvoir, un pouvoir militaire, politique, judiciaire, financier. Levée de troupes, actes administratifs, actes de justice : les Nus-pieds reprennent à leur compte les signes du pouvoir (le sceau, la bannière, la devise, les laisser-passer, la suppression de taxes ou leur imposition aux riches etc.). C’est pourquoi cette révolte ne pouvait pas être réprimée dans les formes de la loi existante. Les classes sociales qui pratiquaient une telle forme de lutte devaient être placées hors de la protection légale ordinaire. La répression devait être semblable à la reconquête d’un pays devenu ennemi, puisqu’un autre pouvoir s’y exerçait. Ou, plus exactement, il fallait reprendre ces formes du pouvoir, et notamment le pouvoir de rendre la justice, mais en redistribuant les instances par lesquelles s’exerçaient traditionnellement ce pouvoir, puisqu’elles l’avaient laissé échapper. Durant le soulèvement des Nus-pieds, les pillages et les incendies, les destructions des bureaux du fisc ne sont pas de simples pillages individuels. Ce sont des destitutions, des châtiments, des exécutions qui manifestent une prise de pouvoir. Les ripostes populaires contre les exactions des oppresseurs, contre les commis, les gabeleurs, mais aussi les meuniers et les marchands de grains etc. ne sont pas seulement des actes de vengeance. Elles se représentent elles-mêmes comme des actes de justice, mais de justice populaire.

En 1971, la justice populaire est un enjeu à travers lequel les maoïstes français tentent d’élargir leur rapport aux masses, et introduisent l’idée d’une guerre sociale dans laquelle la pénalité, le droit pénal est une arme, une tactique politique. À Lens, en 70, Le Secours Rouge organise un tribunal populaire pour juger la Compagnie Houillères, après la mort de plusieurs mineurs. Le comité « Vérité Justice » de Grenoble dénonce les responsabilités de l’administration dans l’incendie d’une boîte de nuit de la région, le 5/7 à Saint-Laurent-du-Pon, où près de 150 personnes ont trouvé la mort. Comment la haine de la vengeance et du tort subi peut-elle s’articuler à une violence politique nécessaire et stratégiquement utile ? Comment se nouent ensemble dans le moment insurrectionnel l’acte de vengeance contre l’oppresseur, l’acte de guerre contre un ennemi, et l’acte politique contre les stratégies des hommes au pouvoir ? Car la politique ne saurait se construire seulement sur la haine. L’affaire de Bruay-en-Artois qui éclate au printemps 1972 et son utilisation assez terrifiante par une partie des Maos, met en évidence l’échec et les impasses d’une politique qui s’appuie essentiellement sur la haine de classe. À partir d’une affaire dans laquelle les charges n’ont rien de politique, c’est essentiellement par l’assimilation du « bourgeois » à « l’assassin » que les Maos cherchent à transformer ce fait divers en fait politique. Leur action militante vise l’exercice d’une sévérité pénale renversée (« ce ne sont plus les ouvriers qui subissent, ce sont eux qui font subir »), et relaye en ce sens la revendication populaire d’une justice plus violente, plus expéditive, plus directe et plus juste que la justice institutionnelle [3].

Contre l’idée d’un renversement de la justice de classe, qui vise à orienter vers d’autres cibles sociales la répression (légalement ou par des actions militantes, tribunaux populaires, séquestrations, etc.), Foucault avec le Groupe d’Information sur les Prisons, fondé en février 1971, défend l’idée de luttes contre les disciplines et le système pénal, visant à briser l’exercice de la rationalité pénale elle-même et refusant donc d’en faire usage, même pour les classes dominantes. L’affaire de Bruay révèle le divorce entre les aspirations de la révolte antiautoritaire (qui s’expriment dans des champs de luttes distinctes : anti-carcérales, féministes, contre les crimes racistes, contre la pénalisation de l’homosexualité avec les mineurs, etc.) et les réquisits de la conscience prolétarienne à partir desquels s’affirmait l’accusation populaire. En montrant le rôle qu’a joué l’institution du tribunal dans l’appropriation et la confiscation de la justice, ce que Foucault met en cause dans son dialogue avec les maos, c’est la nécessité d’une instance tierce, entre les masses et leurs oppresseurs, qui serait un instrument d’unification prétendument immanent mais pratiquement extérieur. Bien que le savoir de la révolte vienne des masses, qui sont considérées comme le véritable lieu du processus politique, l’organisation politique ou le parti révolutionnaire reste l’unificateur hiérarchique de la médiation : l’avant-garde antagoniste.

Ce qui décentre le mouvement des GJ des luttes du mouvement ouvrier et de ses références historiques au XIX et XXe siècles est aussi ce qui le rapproche des soulèvements populaires qui ont marqué les révoltes « précapitalistes ». La (ré)affirmation des « gueux », de « ceux d’en bas », comme sujet présent/absent de la politique, en lieu et place de la « classe » mais sans lui être hostile, a sans doute ouvert une perspective de métamorphose et de réinvention salutaire. Ils ont (re)surgi d’une histoire sociale dont plus personne n’incarne le sens ni le sujet, au milieu du déclin des subjectivations collectives que suscitaient les formes antérieures de la conflictualité politique. Comme un sursaut collectif contre l’anéantissement de toute possibilité libératrice. Ils partagent avec les révoltes paysannes et plébéiennes une forme spontanée de rébellion, plus interruptrice qu’instituante, plus « salutaire » que « révolutionnaire », dépourvue de références historiques identifiables (même si elle passe par un éclectisme « post-idéologique », dont les secondes ne disposaient évidemment pas). À partir de 1548, surgissent d’impressionnants soulèvements de communes, comme la grande révolte de la Guyenne contre la gabelle (l’impôt sur le sel). Ils affirment un nouveau mode de révolte et d’expression populaire tourné vers la défense collective des communautés paysannes. C’est l’expansion fiscale, nécessitée par la Guerre de Trente Ans (le premier grand conflit moderne étendu aux dimensions de l’Europe) qui provoque ces révoltes. Elles refusent les innovations fiscales qui marquent les progrès étatiques de l’époque et résistent à la montée de l’économie marchande (qui élimine peu à peu l’économie patrimoniale).

La résistance des communes (entre insurrection et conservation)

Les révoltes communales surgissent au moment d’un changement irréversible de régime d’historicité. C’est ce qui explique leur ambivalence et les rapproche, malgré la longue histoire qui les sépare, du mouvement des Gilets Jaunes. Elles ne sont pas réductibles à une convulsion du legs médiéval. À l’exception des hérétiques vaudois, et des prophètes cévenols, elles n’ont pas les traits millénaristes et apocalyptiques des jacqueries médiévales ou des guerres paysannes de l’ouest et du midi de l’Allemagne, à l’orée du XVIe siècle (comme la célèbre « Guerre des Paysans » de Thomas Münzer). Elles ne sont pas religieuses ni hérétiques. Elles trouvent leur expression et leur référence dans un type ancien mais encore vivant : l’idée communaliste, fondée sur les prérogatives des communes (fiscales, judiciaires et militaires). Cette longue séquence des révoltes communales s’épuisera quand la construction étatique s’achèvera. L’installation d’une armée militarisée omniprésente, d’une administration exécutive et d’une justice centralisée retirera à la commune, principe d’assiette fiscale et d’auto-défense populaire, les pouvoirs qui lui étaient dévolus. Ces soulèvements défendaient une institution, la commune, appelée à disparaître, une forme historique transitoire qui mène, dans le processus même de sa dissolution, à la composition des rapports de type capitaliste : ce nouveau temps, où les paysans auront toujours déjà perdu leur terre, et ne seront plus des ennemis politiques, mais seulement des vaincus. L’expropriation abstraitement « progressiste » des paysans est « écrite en lettres de feu indélébiles dans les annales de l’humanité » [4]. Mais en défendant son existence menacée, elles constituent aussi la commune comme l’objet d’une utopie, et pas seulement d’une nostalgie (la relation du paysan aux conditions objectives du travail quand elle était médiatisée par son existence de membre de la commune). Cette utopie était peut-être plus passéiste que futuriste, plus conservatrice que créatrice. Mais la commune n’était pas seulement cette unité juridique déjà existante, cette personnalité morale déterminante tant sur le plan fiscal que sur le plan pénal (au XVIe siècle le fisc impose que la répartition de l’impôt soit calculée et réclamée par unité de lieu avant de l’être par tête de sujet ; en cas d’émeute, c’est la responsabilité pénale de la commune, héritée du droit romain qui est engagée). Elle renvoie également à la collectivité des habitants qui dans les cas graves se réunit pour une délibération extraordinaire ou un péril imminent. La commune paysanne est une veille que les soulèvements réveillent, dans les moments de péril et de danger [5]. Elle constitue alors un rassemblement insurrectionnel, une réunion de plusieurs bandes de paysans insurgés, groupés pour constituer leur « commune » : la formation d’une troupe populaire armée qui réunit des participants venus de plusieurs communautés différentes, se maintenant pendant plusieurs jours et parfois même plusieurs années. Les marches des communes, au son du tocsin, sont faites d’une multitude de manifestations et de combats, plus ou moins disparates et épisodiques.

Ces communes insurrectionnelles rencontrent le plus souvent la même limite. L’instauration de la discipline, sans laquelle le rassemblement d’une commune n’aurait aucune force, favorise aussi sa soumission aux éléments les plus conciliateurs ou à un chef venu d’une autre classe sociale. La Mothe La Forêt, celui que Richelieu nomme, dans ses Mémoires, le « général des croquants », transforme les croquants en une véritable armée, à la discipline de fer. Il connaît de grands succès, comme la prise de Bergerac, la capitale du Périgord, au printemps 1637 [6]. Mais en passant le commandement à un représentant d’une autre classe (la noblesse) les paysans condamnent leur mouvement à une dégénérescence progressive. Le « général » réussira à exclure du mouvement tout élément de lutte contre la féodalité, lui laissant seulement un programme de lutte antifiscale qui ne lèse pas les intérêts des nobles et replace au premier plan la défense et la protection de la propriété privée. La guerre du paysan Pierre Greleti, qui se détache des bandes conduites par La Mothe La Forêt, n’est pas représentée par d’autres classes. Mais elle connaît l’épuisement d’une guerre paysanne abandonnée à elle même. Non pas tant parce qu’elle est dépourvue de toute direction extérieure, mais en raison de son manque d’alliance avec la « plèbe » des villes. Greleti s’enlise dans les bois avec ses deux-cents hommes dans une lutte sans issue de plusieurs années, une guerre de partisan, courageuse mais au fond sans perspective ni but véritable. Le destin de la révolte communale semble inévitable. Soit elle est recodée, dans sa direction par des nobles, et/ou militarisée. Soit elle parvient à délégitimer les formes de la domination existante et à les affronter, mais sans vraiment viser l’abolition de cette domination elle-même. Elle lui « résiste », mais seulement au sens où elle l’endure et lui survit.

Toutefois, le programme antifiscal des révoltes communales a aussi ouvert la voie à l’union des mouvements paysans et plébéiens. C’est un des traits essentiels des soulèvements populaires en France dans les années 1620 à 1640, comme le soulèvement de Poitiers (directement lié à celui des Nus-pieds de Normandie). Les faubourgs unissent la ville soulevée aux villages des environs. Quand la guerre paysanne rencontre les insurrections citadines, quand l’insurrection se propage dans les villes et les campagnes, à partir des faubourgs, elle conquiert son indépendance à l’égard de la noblesse. Elle dépasse sa limitation sociale et locale qui la place le plus souvent à la remorque de la bourgeoisie. Elle surmonte ses traits conservateurs en affirmant son opposition à la propriété privée (des moyens de production). Ces alliances entre paysans et plébéiens, ruraux et citadins effacent, quand elles se produisent, cette coupure entre ville et campagne qui continuera longtemps de grever les soulèvements paysans, au-delà du grand siècle des frondes populaires (la guerre de Vendée, en 1793, contre les premières levées des conscrits décrétées par l’Assemblée, qui emmène les paysans à l’assaut des petites villes du bocage, est un exemple de ce type de guerre réactionnaire des villes et des campagnes). Les alliances entre paysans et plébéiens, ruraux et citadins, quand elles ont lieu, précipitent les révoltes communales vers l’avenir plutôt que vers la consolidation du passé et l’idéologie de la noblesse : le maintien des structures et valeurs de la société féodale, dont les derniers résidus disparaîtront après la première Guerre mondiale. Il y a plus d’un siècle.

Mais sous l’allure du retour à un passé révolu ou de ses survivances résiduelles, l’histoire peut s’hérisser de formes de réaction et de restauration parfaitement contemporaines. Et inversement, sous des apparences faussement anciennes ou dépassées, elle peut aussi couver des possibilités émancipatrices. À la Réunion (où les conflits autour de la vie chère qui agitent les DOM-TOM durent depuis plus d’une vingtaine d’années) les Gilets jaunes et les jeunes des « cités » ont agi ensemble, provoquant une longue semaine de couvre-feu. Les émeutes de 2005 dans les quartiers populaires des banlieues ont été, elles aussi, sur leur terrain, une riposte collective à la ségrégation et à l’humiliation : aux contrôles et aux brutalités d’un pouvoir policier disposant d’une autonomie en expansion, dans l’étau de la discrimination raciale et de la violence d’État. On les représenta dans la figure racialisée des « ennemis de la République ». Une nouvelle « plèbe », un nouveau lumpen, dont il fallait plus fermement encore « surveiller et punir » les groupements et les rassemblements. Ces émeutes populaires se sont polarisées sur l’affrontement aux forces de l’ordre. Elles ont aussi été marquées par la relation ambiguë entre la résistance de zones à défendre et des territorialités de quartier faisant naître, dans le mouvement même de leur déplacement, une reterritorialisation périphérique sous la forme de mafias ou de chefs locaux. Des rapprochements entre GJ et certains mouvements de quartiers populaires ont parfois été ébauchées ces derniers mois (par exemple à l’initiative du Comité Adama Traoré : appel à manifester, le samedi 1er décembre aux côtés des GJ, similitudes dans la mise en forme de ces mouvements et dans certaines des leurs problématiques sociales). Porteront-elles essentiellement sur la question des violences policières et de la répression des classes populaires ? Nul ne sait à quelle solidarité, à quelle nouvelle réciprocité elles pourraient donner lieu, susceptibles de dépasser les oppositions produites, y compris à l’intérieur des modes de conscience et d’expression populaires, par les spectres coloniaux de la République française (l’écrasement de la Commune et les massacres de Sétif ont ouvert la IIIe et la IVe Républiques ; Vichy et le coup d’État gaullien, durant la guerre d’Algérie, les ont fermées).

Il y a chez les GJ une volonté singulière, la volonté politique de ne pas donner prise à la politique. Non seulement le refus de prolonger le système en place, de faire fonctionner ses appareils, son administration, mais aussi le refus de faire place à une bataille politique sur une future constitution, sur la politique publique, sur les hommes de remplacement. C’est par cette dimension antipolitique que le mouvement des GJ a produit des effets politiques. L’antipolitique des GJ est une politique négative (négation de toute représentation, de toute négociation). Sa défiance à l’égard des pratiques syndicales et politiques traditionnelles le maintient farouchement à l’écart de la politique institutionnelle. Ses Actes ont d’abord été des actes de destitution. Or, c’est précisément parce qu’il n’avait pas le projet de faire quelque chose, parce qu’il n’a pas d’autre résultat que lui-même et l’immanence de son faire, que le mouvement des GJ a réellement fait quelque chose de politique. Son refus des médiations habituelles entre les intérêts catégoriels et l’État a rendu possible un affrontement direct d’une partie de la population avec l’État. En devenant la base d’une action de masse, il a fait réapparaître, dans ce sursaut de solidarité, la dimension insurrectionnelle de la politique. En réveillant, souvent à leur insu, cette ancienne tradition des « rébellions à justice » et des « assemblées illicites », les GJ ont un temps ouvert, au sommet de leur mouvement (en décembre), la possibilité d’un basculement dans quelque chose d’inconnu, c’est-à-dire de nouveau.

Sa rupture avec les a priori idéologiques, et les pratiques ritualisées mais récentes de la contestation sociale a fait la force des GJ. Elle reste pourtant isolée. Il n’y a pas eu d’élargissement de cette politique négative, peu de rapprochements. Son déclin et ses points de butée actuels, comme sa difficulté à reprendre l’initiative (après les concessions gouvernementales et le « grand débat ») viennent en partie des difficultés que rencontre toute politique « destituante » à se mêler aux autres luttes déjà existantes. De la répression étatique aussi (les techniques terrorisantes, l’étouffement éclair et brutal du mouvement naissant des lycéens, la destruction dès le début du mois de janvier des tentes et des baraques installées sur les ronds points). Et du peu de solidarité des autres forces sociales, souvent très critiques, comme le sont la plupart du temps les groupes institués à l’égard des expressions de la colère populaire et de ces rébellions que le manque de direction rend incontrôlables. Mais de même que l’absence d’objectif à long terme n’est pas nécessairement un facteur de faiblesse (c’est lui qui permet qu’une volonté soit claire et simple, parfois presque unanime), il n’y a aucune légitimité intrinsèque à la durée d’une auto-organisation collective. Le refus de la politique institutionnelle commence par le refus de cette temporalité de l’institution qui fonctionne comme un support implicité de la négation et de la finitude de la mort sur le plan individuel. À l’inverse, l’antipolitique des GJ ne dure que par le temporaire. C’est justement sur ce point qu’elle retrouve quelque chose d’essentiel à l’éthique de la vie militante. Par conséquent, la question n’est peut-être pas tant de savoir comment le mouvement des GJ pourrait perdurer, en dehors de la dimension insurrectionnelle qui a fait sa force, que de considérer les voies de sa métamorphose.

Juin 2019

Frédéric Rambeau

[1Karl Marx, Le Capital, Livre I, chapitre XXXI, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1963, t. 1, p. 1212

[2M. Foucault, « Théories et institutions pénales », Cours au Collège de France. 1971-1972, Paris, Seuil/Gallimard, 2015, p.7

[3« Il n’y a qu’un bourgeois pour avoir fait ça », titrait en une La cause du peuple. Le notaire de la ville inculpé par le juge d’instruction et jugé coupable en tant qu’ennemi de classe par les maoïstes sera libéré, un non lieu prononcé deux ans plus tard, disculpant les époux Leroy du meurtre de la jeune Brigitte Dewèvre, qui reste aujourd’hui encore inexpliqué.

[4Karl Marx, Le Capital, Livre I, op.cit.

[5cf. Yves-Marie Bercé, Croquants et nu-pieds, Paris, Gallimard, 1974/1991

[6Cf. B. Porchnev, Les soulèvements populaires en France au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1972

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