Gestion des 1er Mai à Paris : l’État perd les pédales

« Croit-on vraiment que, pour "gérer les foules", il soit assez de les faire disparaître ? »

paru dans lundimatin#144, le 1er mai 2018

Le 1er Mai est, en France, une institution ; nul ne soutiendra le contraire. Jour férié, chômé et payé, fête du travail pour les uns, fête des travailleurs pour les autres, le 1er Mai réconcilie le vieux modernisme pétainiste de l’État et des patrons français avec l’héroïsation de la condition ouvrière propre au stalinisme. Le temps d’une fin de l’Histoire de 24H, tout cela communie dans la même religion économique du progrès, et le même ennui. Le 1er Mai, c’est le jour du muguet, mais c’est aussi celui du République-Bastille-Nation. Ballons rouges, merguez et Zebda dans les enceintes pour recouvrir l’aphasie, la perte de toute perspective qui aille au-delà de l’état de chose présent. LO qui chante l’Internationale. Les anars en famille. L’affluence est variable, selon les défaites de l’année, l’ensoleillement et la longueur du pont. En 2005, on fit même d’une journaliste otage au diable vauvert l’icône involontaire de ces pompes. C’est dire combien on ne savait plus que célébrer, et que haïr.

Le 1er Mai, jusqu’à une date récente, était donc le type même de la manifestation où il ne se passe rien. Haymarket, la fusillade de Fourmies ou l’affaire de Clichy, quel rapport ? Dans les années 1970, Jean-Pierre Voyer fit déployer une grande banderole « fête de l’aliénation » au-dessus du cortège ; on s’en souvient encore ; on en fit même une carte postale. Une autre fois, quelques autonomes se mirent en tête de chasser le Parti Socialiste du cortège ; chose plaisante, le service d’ordre de la CNT protégea les socialistes. Voilà le genre d’« événements » qui se produisaient le 1er Mai. Tout aurait pu continuer ainsi, si le « cortège de tête » issu des manifestations contre la loi Travail ne s’était mêlé de cette paisible routine.

Le 1er Mai 2016

Pour la Préfecture, le surgissement, en 2016, du « cortège de tête » a changé le 1er Mai de sinécure en casse-tête. Le savoir-faire français en matière de gestion des foules est mondialement reconnu. Il s’exporte vers toutes sortes de pays aux régimes exotiques. On nous l’envie dans le monde entier. Mais il faut bien reconnaître que l’État se retrouve, avec les derniers 1er Mai, face à un os. On est même fondé à se demander s’il ne ferait pas, de plus en plus visiblement, n’importe quoi.

Le 1er mai 2016 vit, pour la première fois, des milliers de personnes défiler en avant de la manifestation syndicale officielle. Certains manifestants étaient certes masqués, mais le plus grand nombre ne l’était pas - ce qui ne l’empêchait pas de pousser d’enthousiastes acclamations à chaque banque éventrée, trahissant par là une forme de complicité psychique avec les « casseurs ». Bon nombre de syndicalistes, d’ailleurs, avec ou sans chasuble reconnaissable, s’étaient joints à cette tête de cortège enjouée. Par cette journée ensoleillée, l’ambiance était donc bonne jusqu’à ce que la Préfecture décide de tout bonnement nasser la totalité de ceux qui se trouvaient en amont du cortège officiel. C’est donc toute la manifestation qui s’en trouva à l’arrêt. On devait s’imaginer parvenir ainsi à orpailler dans la foule quelques-uns des émeutiers qui donnaient, depuis des mois, tant de fil à retordre aux autorités. On ceintura donc cette tête de cortège bigarrée, qui ressemblait à tout sauf à un « black bloc ». Une telle manœuvre ne va évidemment pas sans de généreux gazages et des matraquages aveugles. Ce faisant, on réussit à transformer en « cristal de masse », en état affectif partagé, en rage contre la police ces milliers de corps, cette foule composite, immobilisée sous un soleil dardant une bonne heure durant.

Une heure, c’est ce qu’il aura fallu de temps à la Préfecture pour tenter de négocier avec la CGT qu’elle accepte de détourner le cours prévu du défilé, afin de pouvoir contrôler, et à l’occasion emmener, cette tête de cortège revêche. Mais la CGT refusa, et l’on dut donc libérer la nasse. Cet épisode – les chroniqueurs l’ont trop peu souligné - ne contribua pas peu à populariser le mot d’ordre « tout le monde déteste la police », et à le rendre vrai. La fin du parcours vit donc se multiplier les explosions de joie à chaque vitrine brisée. On entendit même, alors que certains entreprenaient de réduire en miettes une station Autolib’ aux abords de Nation, un massif et prémonitoire « tout le monde déteste Bolloré ». Comme on le voit, en ce 1er Mai 2016, la préfecture s’est non seulement emmêlé les pinceaux, mais a contribué à affûter les esprits. Certains observateurs se souviennent que les CRS lâchèrent sans raison valable, en guise d’adieux en approchant Nation, une dizaine de grenades « désencerclantes ». Il semble qu’il appartienne aux actuelles doctrines de maintien de l’ordre en cours en France d’utiliser la blessure « non-létale » de quelques-uns afin de dissuader les autres de manifester.

Le 1er Mai 2017

Quiconque connaît cette institution sait ce qu’il entre de persévérance, mais aussi de désir de revanche, dans le métier de policier. Le 1er Mai 2017 donna un bel exemple de cet état d’esprit. Prenant les devants, la Préfecture conçut cette fois son plan en amont et avec le service d’ordre de la CGT. Ce plan, avouons-le, était franchement machiavélique. Il consistait en ceci :

— faire savoir à quelques « autonomes » que le 1er Mai 2016 avait vraiment convenu à la centrale et qu’il n’y avait donc aucun obstacle à ce que la tête de cortège reste aux incontrôlés.

— laisser lesdits incontrôlés se rassembler tranquillement devant la CGT entre République et Bastille.

— lorsque la tête de cortège s’ébranle, la séparer, en accord avec le service d’ordre de la CGT contenant ses troupes, du reste de la manifestation, la chasser en avant à coups de lacrymogènes et de divers tirs tendus en feu roulant jusqu’à Bastille, de là la repousser jusqu’à la Coulée Verte, la nasser là sans reste, puis ouvrir le faubourg Saint-Antoine afin que la manifestation puisse suivre son cours et rejoindre Nation sans même s’apercevoir que 600 personnes étaient en train de se faire contrôler et embarquer à 200 mètres de là.

L’intérêt bien compris de la direction de la CGT et de la Préfecture aurait trouvé là à se satisfaire de ce beau deal win-win, si Solidaires avait accepté de détourner aussi le parcours de son cortège et d’emprunter le faubourg Saint-Antoine plutôt que l’avenue Dausmenil. Mais Solidaires refusa. Et le plan si intelligemment conçu tomba à l’eau.

Après cette manœuvre hasardeuse et inutile, une nouvelle fois, il fallut donc ouvrir la nasse. On imagine sans peine l’énervement de ceux qui venaient d’être ainsi parqués, gazés et matraqués en vain au sortir du petit camp éphémère que l’on avait médité juste pour eux. Le reste du parcours fut donc furieux. La police avait, en ce 1er Mai 2017, encore raté une occasion de se faire des amis.

Le 1er Mai 2018

En ce 1er Mai 2018, ne parvenant décidément pas à nasser le « cortège de tête », la Préfecture semble avoir décidé de nasser la totalité de la manifestation. Prétextant que la place de la Nation est en travaux, et contre l’avis des syndicats qui demandaient un parcours autrement plus long, le parcours du 1er Mai 2018 est donc réduit à sa plus simple expression : Bastille-bassin de l’Arsenal-pont d’Austerlitz-boulevard de l’Hôpital-place d’Italie. Des canons à eaux postés à tous les endroits « chauds », peu de lacrymogènes étant donnée leur raréfaction suite à la débauche de gaz employés à la ZAD, probablement des pré-contrôles à l’approche de Bastille et des axes bloqués de grillages le long du parcours. Bref : un dispositif semblable à celui du 12 septembre 2017, où le « cortège de tête » perd tout sens puisqu’il se ramène à jouer l’incontrôlé dans un espace lui-même sous contrôle total. Un dispositif et un parcours faits pour dissuader les manifestants de même venir manifester.

L’excuse fournie par la Préfecture, cette fois, est celle de la venue de 1 000 à 1 500 « autonomes ». Certes, vu ce que le mois d’avril a été, vu le niveau de radicalité adopté face au mouvement en cours par le gouvernement, vue la brutalité des méthodes utilisées, on peut anticiper un niveau de rage inhabituel parmi les participants d’un 1er Mai. Certes, les dernières manifestations parisiennes, le 22 mars et le 19 avril, ont vu une résurgence étonnamment nombreuse, enjouée et virulente du « cortège de tête » dont l’esprit est manifestement resté vivant, malgré l’usure de la tactique à force de répétition. On comprend donc bien les craintes de la Préfecture. On comprend qu’entre la gestion brouillonne, dure et serrée des manifestations du temps de Valls et celle plus distante, souple mais scientifique du nouveau préfet, elle n’ait toujours rien trouvé de bien satisfaisant et que l’on continue d’« expérimenter ». Mais enfin, le rôle du « maintien de l’ordre » n’est-il pas de gérer le désordre ? Croit-on vraiment que, pour « gérer les foules », il soit assez de les faire disparaître ? Ne voit-on pas qu’en n’autorisant de manifester qu’au sein d’une nasse, on prend le risque d’étendre à toute la ville la zone d’un chaos qu’on aura plus de mal encore à contrôler ? Ne réalise-t-on pas qu’en tentant de proscrire de manifestation ceux que l’on identifie comme les « gêneurs », on ne fait qu’accroître leur colère ? Ne comprend-on pas qu’en se raidissant, on se rend certes plus cassant, mais aussi plus cassable ?

Quoi qu’il en soit, avec ce 1er Mai 2018, on voit bien que l’expérimentation se poursuit, de tous côtés ; et qu’il est encore trop tôt pour juger de la nouvelle séquence qui s’ouvre avec ce mois de mai. Ce mois de mai qui pourrait être surprenant, qui pourrait être le moment d’une deuxième vague succédant à celle d’avril, en tirant les leçons et se hissant au niveau de conflictualité abrupt posé par un gouvernement dénué du plus léger sens dialectique.

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