Géorgie : Quels sont ces « heurts » dans la vallée de Pankissi ?

Les habitants refusent la construction d’un barrage hydroélectrique et s’affrontent à la police anti-émeute

paru dans lundimatin#190, le 6 mai 2019

L’objectif de l’opération était de sécuriser la reprise des travaux de construction d’un barrage hydroélectrique suite à la demande du directeur de l’entreprise en charge des travaux [1] qui avait effectué sa requête auprès de la ministre de l’Economie.

Cette opération intervenait 4 jours seulement après la nomination de la nouvelle ministre de l’Économie et du développement durable Natia Turnava. Des pour-parlers étaient en cours et des activistes avaient été invités à aller s’exprimer au parlement afin d’expliquer les raisons de leur opposition au projet. Le Premier ministre à déclaré que la décision d’envoyer les forces anti-émeutes avait été prise après que des locaux avaient jeté des pierres et des bâtons sur des officiers du maintien de l’ordre. Les forces anti-émeute ont eu recours à des gaz lacrymogènes ainsi qu’a des balles en caoutchouc. Il y a eu en tout 55 blessés, dont 17 du côté des habitants. Plusieurs voitures de police ont été incendiées ainsi que des engins de construction. Les affrontements ont cessé une fois que la police a accepté de retirer ses forces comme demandé par les habitants.

Les locaux ont insisté sur le fait que la décision de reprendre la construction alors que la très large majorité de la population y est opposée constituait une provocation. Il est à noter que le recours à de tels moyens est réellement exceptionnel depuis la fin de la période Saakachvili. [2]

Dans cet article, nous allons voir que l’action des autorités survient dans un contexte de relations depuis longtemps délétères entre le gouvernement et les habitants de la vallée.

Quel est ce projet de barrage et qui sont ces « manifestants » ?

Le projet de barrage hydroélectrique dans le village de Birkiani, dit « Khadori 3 », est le troisième dans la vallée. Il en existe déjà deux qui ont réduit le cours du fleuve Alazani à celui d’une rivière. Ici, l’eau devrait arriver depuis le barrage « Khadori 2 » par un conduit sous terrain de 4,5 kilomètres ce qui aurait pour conséquence la restriction de l’accès à l’eau pour l’agriculture vivrière.

La population se sent donc directement menacée par ce projet. Peu d’habitants disposent de revenus via une activité économique exercée dans la vallée. Beaucoup de familles comptent au moins un membre qui travaille à l’étranger. Et si certaines d’entre elles tentent de développer un tourisme local, celui-ci se trouverait fortement impacté par la réalisation du projet. Les deux premiers barrages construits par la compagnie « Alazani energy » provoquent déjà des pénuries en eau pour certains habitants, et la compagnie n’a toujours pas installé d’échelle à poisson, ce qui à déjà eu un impact sur la reproduction.

D’un point de vue juridique, ce projet présente plusieurs failles, comme indiqué par l’association de défenses des droit de l’homme EMC [3] qui à rédigé une plainte au nom des habitants de Pankissi afin de révoquer le permis de construire. Elle stipule premièrement que les habitants n’ont pas été correctement informés de l’ampleur des conséquences du projet avant le début des travaux. De plus le permis de construire avait été délivré par la municipalité d’Akhméta alors que le ministère de la protection de l’environnement et de l’agriculture n’avait pas encore évalué l’impact sur l’environnement du projet. Enfin, le rapport d’expertise produit par le ministère de la protection de l’environnement et de l’agriculture n’est pas en règle puisqu’il ne présente aucune alternative au projet, et l’étude d’impact n’est qu’une copie d’autres rapports produits pour des projets similaires.

Une contre-expertise à été réalisée [4] qui insiste sur le fait que ce projet aura un impact sur la qualité de l’eau. Un groupe de protection de l’environnement Green Alternative, explique clairement qu’avec ce barrage [5], c’est l’intégralité de l’écosystème du fleuve
Alazani qui serait détruit et que le projet affectera largement la possibilité d’approvisionnement en eau des habitants.

À l’issue d’une première tentative de travaux mise en échec par la population en 2018, un conseil populaire avait été créé. Ce conseil implique les jeunes et les aînés et donne une voix égale à chacun, ce qui est nouveau dans le fonctionnement de la vallée. [6]

En quoi cette intervention est-elle marquante ?

Les habitants de la vallée représentent une minorité ethnique : les kistines sont stigmatisés en Géorgie par les médias [7] proches du pouvoir, et par certains acteurs politiques. [8]

Les kistines sont une minorité sunnite alors que la Géorgie est un pays qui affirme une identité chrétienne orthodoxe forte, avec sa propre église : l’église autocéphale géorgienne. Celle-ci est très influente, la Constitution lui reconnaît un rôle particulier dans l’élaboration de la nation géorgienne. Ses biens sont également défiscalisés. Elle dispose d’une importante autorité symbolique, et les dirigeants politiques rencontrent régulièrement ses représentants pour échanger sur les affaires d’état. De plus l’appartenance religieuse est régulièrement mise en avant par les politiciens. Par exemple, sur son affiche de campagne Salomé Zourabichvili (l’actuelle présidente, ex ambassadrice de France sous Chirac) se présentait avec une croix richement ornée en pendentif. L’Eglise n’est pas pour autant dépendante de la place que lui offre les représentants de l’Etat dans le débat politique pour s’exprimer : elle mobilise ses croyants par ses propres réseaux. L’année dernière, elle a, par exemple, organisé une grande manifestation pour la famille le jour même où devait se produire une marche des fiertés. [9]

Les kistines parlent une langue proche du tchétchène (groupe nakhs). Ils sont les descendants de Tchétchènes ayant émigré depuis le Caucase du Nord lors des grandes guerres du Caucase au XIXe siècle en suivant un leader spirituel soufi :
Kunta Hadj. La vallée a accueilli de nombreux réfugiés tchétchènes durant la seconde guerre de Tchétchénie : la population étant passée de près de 10 000 à 20 000 habitants. Une partie de ces réfugiés étaient des kistines, installés en Tchétchénie mais ayant conservé leurs résidences dans la vallée. À l’époque, la Russie menaçait d’intervenir dans la vallée au motif qu’elle était un foyer terroriste et que l’état géorgien ne faisait rien pour résoudre la situation. Cette menace est toujours dans l’esprit des Géorgiens qui craignent que la Russie ne profite de l’occasion de troubles pour intervenir. Mais l’existence de cette crainte est aussi alimentée par l’imaginaire relatif aux Tchétchènes en Géorgie [10]. En effet, lors de la guerre d’Abkhazie [11] des volontaires Tchétchènes ont soutenu les forces Abkhazes contre les Géorgiens. Ce qui dans la narration nationale constitue une trahison. Les kistines sont souvent présentés comme des potentiels sécessionnistes, qui ne seraient pas réellement attachés à la Géorgie. Cela leur impose de devoir apporter la preuve d’un sentiment patriotique, les coinçant dans une rhétorique justificative [12].

Or, se concentrer sur le spectre de la menace russe, c’est placer au second plan le véritable problème que sont les conséquences des politiques menées dans la vallée par les autorités géorgiennes depuis la chute de l’URSS. En effet, celles-ci n’ont fait que générer une stigmatisation et un isolement de la population de la vallée.

Dans les années 1990, qui font suite à l’effondrement de l’URSS, la situation politique et géopolitique en Géorgie est instable. De nombreux groupes criminels apparaissent, des volumes importants d’héroïne transitent par la vallée de Pankissi depuis l’Asie Centrale et par les autres régions frontalières de la Géorgie. Le volume de ces importations s’élevait à plusieurs millions de dollars et le volume de ce qui était consommé sur le territoire géorgien aux alentours de 300 millions de dollars comme l’indique Giorgi Targamadze, membre du conseil anti-corruption. Selon lui, des sommes de cette ampleur n’ont pas pu transiter sans l’aide de personnes haut-placées à l’époque.

En plus des trafiquants de drogues, la vallée à été investie par des combattants islamistes qui avaient établi un camp d’entraînement dans la vallée durant la seconde guerre de Tchétchénie. Malgré leurs sollicitations auprès des pouvoirs publics, les habitants et réfugiés ont du faire face seuls à cette situation. En 2001, la décision est prise par Édouard Chévernadzé de retirer toutes les forces de police de la vallée et de la placer sous check-point. Cela a eu pour première incidence de présenter l’ensemble des habitants comme des terroristes, dont les géorgiens devaient se protéger. [13]

Il faut ajouter à cela la baisse de l’aide humanitaire suite à l’enlèvement de membres de la croix rouge internationale. À l’époque, la seule aide provient d’organisations internationales : la fondation Maskhadov [14], le croissant rouge, l’UN, la croix rouge, et Al Hamarain [15]. Mais en novembre 2000, deux businessman espagnols sont enlevés puis libérés sous rançon au bout d’un an. Selon El Pais, des membres des forces de police auraient bénéficié d’une partie de la rançon. La population avait demandé l’arrestation des preneurs d’otages en communiquant aux autorités les informations nécessaires sous couvert d’anonymat. Au vu de l’inaction des autorités, ils avaient fini par les considérer comme complices des preneurs d’otages. Pour répondre à cette situation d’isolement, en juillet 2000, un bataillon de jeunes, dirigé par le conseil des aînés, est créé pour s’opposer aux groupes criminels.

En 2002, suite à la conférence sur la sécurité de Munich, les USA décident de d’apporter un soutien militaire et logistique à la Géorgie qui est accusée par la Russie de protéger des terroristes sur son territoire. La première intervention est menée dans le cadre de l’opération Georgian Train and Equip Programm dirigée par les forces américaines, le budget alloué est de 64 millions de dollars et le programme doit se dérouler en trois phases de 2002 à 2007.

Le gouvernement se lance dans un large programme antiterroriste, alors que la situation relève surtout d’une criminalité structurelle liée à l’effondrement de l’URSS et des conséquences de la mise sous cloche de la vallée. Lors de ces opérations, de nombreuses violations des droits ont étés reportées : arrestations arbitraires, non-respect des procédures, disparitions, etc.

La vallée de Pankissi a par la suite été présenté sous l’angle de ses liens avec l’EI. Proportionnellement [16], un nombre importants de combattants sont partis en Syrie [17]. Au-delà de l’idéologie, le manque de perspective et la stigmatisation des habitants a joué un rôle important pour le départ de certains combattants. Les habitants parlent entre autres d’un harcèlement policier à leur encontre. En Géorgie et à l’international, Pankissi est notamment connu pour avoir abrité Omar Al Shishani, qui avant d’être un des recruteurs les plus importants de l’EI avait servi dans l’armée Géorgienne, notamment lors du conflit en Ossétie.

En décembre 2017 un jeune homme : Temirlan Machalikashvili est tué par balle dans son lit par les SSG [18] lors d’une série d’interpellations en lien avec une précédente opération antiterroriste [19]. Son père parle d’une véritable guerre médiatique menée contre lui et sa famille. Le motif invoqué par les autorités afin de légitimer le meurtre de Temirlan était qu’il aurait tenté d’utiliser une grenade à main. Or, cette grenade ne présentait pas d’empreintes digitales exploitables appartenant à Temirlan. Elle a de toute manière été déclenchée, et donc détruite, lors de la réalisation d’un test balistique, pour les nécessités de l’enquête...

La contre-enquête a quant à elle été menée par les forces spéciales elles-mêmes. L’accès à l’intégralité du dossier a été refusé à la famille au motif de la protection du secret d’état. Le père de Temirlan a été accusé de financer le terrorisme, alors que la somme sur laquelle portaient ces accusations provenait de mandat-cashs envoyés par la sœur aînée de Temirlan qui travaille en Europe. Cet argent devait servir à acheter un appartement à Tbilisi. Les messages Whatsapp de Temirlan ont aussi été utilisés : les traductions en géorgien produites par un expert americain [20] dans TV Imedi lui attribuaient clairement l’intention de commettre des attentats. Un traducteur tchétchène qui est parvenu à avoir accès à ces messages et que nous avons contacté affirme les chats en question concernaient surtout la romance entre le jeune homme et sa petite amie. Ces messages ont par la suite été détruits.

L’association EMC a porté l’affaire à la cour européenne des droits de l’homme et Malkhaze Machalikashvili campe depuis novembre devant le Parlement pour réclamer justice pour son fils. En février dernier, nous avons rencontré un demandeur d’asile kistine qui expliquait avoir reçu des menaces des services de renseignements géorgiens (SOUS) qui ont tenté de le contraindre de placer une arme chez une personne active dans les groupes de soutien à la famille Machalikashvili.

Pour finir, il faut préciser bien sûr que "les habitants de la vallée" ne forment pas un ensemble monolithique. Le plus gros point de contentieux se joue autour des pratiques religieuse entre soufisme et salafisme, mais ces différences sont dépassées dans les instances de décision collective comme le conseil populaire qui inclut des membres de chaque groupe. Nous ajouterons encore, que comme dans le reste de la Géorgie, les questions de genre et d’homosexualité sont très douloureuses [21], ainsi qu’avait pu en témoigner une jeune kistine réfugiée en France parce qu’elle soutenait ouvertement un groupe de défenses des droits LGBT [22] et qu’elle était accusée par la famille d’un de ses amis kistine de se rendre en France pour effectuer sa transformation et s’y installer.

Conséquences immédiates de ces heurts entres « manifestants et forces de l’ordre ».

Dimanche soir devant le Parlement une centaine de personne s’est réunie pour soutenir les habitants de la vallée du Pankissi.

La démission de Natia Turnava, ministre de l’Économie et du développement durable, qui selon la police a décidé d’avoir recours au forces anti-émeutes, est demandée par trois ONG [23] au motif du conflit d’intérêt. En effet, Natia Turnava à travaillé pour le secteur privé de l’énergie, notamment pour Georgian Industrial Group.

Le ministre de l’intérieur Giorgi Gakharia a visité les policiers blessés, suite a quoi il a annoncé la construction d’un second commissariat dans la vallée. Une enquête à été ouverte pour incendie criminel et agressions sur les forces de l’ordre. Concernant le projet de barrage, il a déclaré que tant que 90 % de la population ne serait pas favorable au projet, celui ci resterait en suspens. Au vu des faits décrits précédemment, on peut légitimement se demander quels moyens, le gouvernement va employer pour faire consentir la population à ce projet.

A l’issue d’une réunion du conseil populaire mercredi 24, les participants ont communiqué leur volonté de ne pas opérer de dissociation entres ceux qui seraient visés par d’éventuelles poursuites judiciaires et le reste de la population. Ils ont à nouveau condamné la décision de reprise du projet et le recours à la force de la part des autorités. En dernier lieu ils ont affirmé leurs opposition catégorique au projet.

#solidaritéavecPankissi.

[1Lasha Iordanishvili qui dirige Peri une filiale de Alazany Energy.

[22014

[4par Gamma] consulting

[5En plus des deux précédents.

[6Le respect des ainés impliquait une impossibilité de contester leurs opinions, cette norme est donc en train de changer.

[7Nottament TV Imedi, possédé par Inna Gudavadze également propriétaire de Magti (plus gros opérateur mobile de Géorgie) , IDS Borjomi (eau gazeuse), Rustavi Mettalurgical Plant (l’une des plus grosse industrie de Georgie).

[8A l’inverse le Mouvement National Uni l’Ex parti de Saakachvili parvient à gagner des votes dans la vallée. Il faut noter ici que la situation politique est très polarisée entre « rêve géorgien » et le « mouvement nationale uni », bien qu’il existe évidemment d’autres partis.

[9En 2014, le lynchage à été évité de peu suite à l’appel à une marche pour « défendre les valeurs géorgiennes » par un représentant de l’église le jour de la première marche des fiérté organisé par une petite dizaine de militants.

[10à qui les kistines sont assimilés

[11L’Abkhazie est une république reconnue par la Russie, la Syrie, le Vénezuela ,Tuvalu, le Nicaragua, le Vanuatu et Nauru. Elle proclame son indépendance en 1992, à la suite de quoi l’État géorgien perd le contrôle de ce territoire, mais aussi un grands nombres de civils.

[13(Ce qui était la réthorique de la Russie vis-a-vis de la Tchétchènie lors de la seconde guerre.)

[14Président de la Tchétchenie avant la seconde guerre.

[15qui est qualifié de terroriste par la Russie puis par les US (ce qui la pousse à cesser toute activité en Géorgie en 2000).

[16Les chiffres varient entres 50 et 200 personnes depuis 2012, selon que soient inclus ou non les kistines vivant à l’étranger (hors Géorgie).

[17Les combattants sont arrivés majoritairement en Syrie avant 2015. La pluparts rejoignaient des groupes selon leurs cercles de connaissances, ce n’est qu’après la création de L’EI que les combattants sont ammenés a se positionner sur leur appartenance aux groupes suivants : Junud Al Sham ; Ajnad al-Kavkaz, Jaish al-Muhajireen wal-Ansar, Imam Kavkaz, Jahbat al Nosra, Armée syrienne libre, Tahrir al-Sham, Arhar al-sham.

[18Forces spéciales d’intervention géorgiennes

[19Début décembre 2017 Ahmed Tchataev est tué lors d’une longue fusillade à Tbilissi, dans le quartier d’Isani. Il était accusé de préparer des actes terroristes sur le territoire. Tchataev fut un recruteur important de l’EI. Il avait été arrêté une première fois en Géorgie en 2013 lors de « la crise de lopota lake ». Il était accusé d’avoir participé à la fusillade contre les autorités géorgienne. Sa ligne de défense était de dire qu’il n’était sur place qu’en tant que médiateur, or les deux policiers qui l’avaient interpellé avaient mentionné qu’il portait des armes. Ces deux policiers ont par la suite subi des pressions de la part du premier ministre pour changer leurs versions des faits et retirer la mention des armes. Le défenseur des droits de l’époque disait « détenir des informations » dont il n’a toujours pas fait part.

[20L’existence de cet expert ou ses méthodes d’expertise est a mettre en doute.

[21« douloureuse » est un terme trop faible pour qualifier la possibilité d’être homosexuel dans la vallée puisque c’est ouvertement impossible, comme dans les autres régions de la Géorgie.

[22Identoba

[23L’association des jeunes avocats géorgiens (GYLA), EMC (human rights education and monitoring center), et Green alternatives.

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