Genève : Occupation aquatique contre prison inique

Récit d’une année de lutte à l’abordage de la ville

paru dans lundimatin#154, le 3 septembre 2018

Il y a maintenant dix jours avait lieu à Genève la traditionnelle course de radeaux ’Intersquat’, vestige de l’activité d’un réseau plutôt vaste de maisons occupées au croisement des années 1990 et 2000. Défait par le pouvoir suite à une répression aussi intense qu’inédite, celui-ci a su, ces dernières années, réinventer ses formes politiques au point de tenir des manifestations composites à plusieurs milliers de personnes derrière la bannière de ’Prenons la Ville’. Depuis maintenant plus d’un an, c’est une réunion insolite d’anticapitalistes, de squatters, d’associations de quartier, d’espaces culturels, de partis politiques, et de syndicalistes qui mène la bataille urbaine dans une des villes les plus irrespirables de notre temps. Ce samedi 25 août, à l’arrivée des radeaux, le bâtiment industriel ’Porteous’, impressionnant ouvrage architectural avec un grand porte-à-faux sur le Rhône a été réinvesti pour en faire un centre social, culturel, et politique en lieu et place d’un projet de nouvelle prison pour détenus en fin de peine. Nous avions envie, à partir de ce nouveau succès, de faire le récit de cette semaine et plus largement de cette année victorieuse. Visiteurs ponctuels mais assidus de l’agitation suisse, nous ne sommes que les lecteurs d’une situation dont des détails peuvent nous échapper, mais dont la teneur emplit nos cœurs. Nous espérons ainsi transmettre la joie des espaces arrachés, la force qui s’en dégage et des espoirs inspirateurs pour nos camarades.

« En ce qui concerne nos problèmes, c’est-à-dire de déclencher la lutte décisive contre le pouvoir du capital, des continents inconnus attendent encore qu’on les explore. »

Mario Tronti, Ouvriers et capital

Si je traîne en bas de chez toi…

Quand on raconte une histoire, il est coutumier de rappeler son contexte, et de puiser dans un passé encore plus lointain pour en saisir l’extrême complexité. Genève a été, dès les années 80, pionnière en matière d’occupations sauvages, de réappropriations d’espaces abandonnés, de débordements en tous genres et d’ouvertures d’un milieu habituellement fermé. Mais aussi d’immenses Intersquat, de manifestations offensives, et globalement une référence pour tous les groupes qui, à l’aube d’un fort mouvement ’altermondialiste’ autour des années 2000, tentaient de construire des points d’appui à partir desquels tenter de renverser l’ordre du monde. Les légendes racontent qu’à la fin du siècle dernier, il y avait près de 300 squats en ville. Évidemment, ces dynamiques ont été également le reflet d’une politique de restructuration de la ville par les pouvoirs publics, laissant d’immenses espaces vacants tandis que les loyers augmentaient en flèche. Alors, squatter a consisté aussi en partie à s’immiscer dans les brèches du réaménagement urbain, peut-être tout autant, si ce n’est plus, que par réel désir politique de lutter contre la spéculation immobilière. Et puis, lentement, le pouvoir s’est adapté, le mouvement s’est essoufflé, il devenait de plus en plus difficile d’ouvrir et les expulsions devinrent plus nombreuses. Il y eut bien des sursauts, des mouvements organisés, notamment autour de l’occupation de locaux commerciaux vers 2000, mais on s’accorde à dire que cet âge d’or s’est terminé un soir de 2007, quand les deux derniers grands lieux qui résistaient encore furent expulsés. Face aux squats, la police a même monté une unité spéciale, la BRIC, qui s’occupe du renseignement et de signaler toute activité qui pourrait troubler l’ordre public. Par ailleurs, de nombreux vestiges de cette période s’érigent encore à travers les rues, que ce soit un immense lieu alternatif devenu plus sub-culturel que subversif, un bar associatif, des coopératives d’habitation et de travail, ou encore des liens parmi le monde politique et des parcours chamboulés qui n’ont pas oublié leur histoire ou celle de ceux qu’ils ont croisé.

Il ne restera que moi et les rats

Depuis dix ans, il a fallu reconstruire sur les ruines d’un passé glorieux. D’abord à partir de rencontres parfois fortuites au détour d’une salle d’études à l’université, ou tout simplement avec les amitiés qui font le tissu nerveux de la vie. Parfois à l’intérieur d’un syndicat étudiant, la CUAE, ou par l’obtention d’un local autogéré à Uni-Mail, le campus universitaire au centre-ville, et même à travers une occupation agricole. Et quand ces destins et ces parcours se croisent avec le désir d’aventures collectives, cela donne l’ouverture qui a lieu en 2012 sur la même parcelle qu’un lieu ami et qui s’appellera Malagnou.. Les liens et les lieux des époques ont perduré, et deux événements sont venus secouer l’année 2015 pour réveiller les esprits endormis. D’abord, un scandale cantonal. Il faut savoir que dans pas mal de villes européennes, des gens luttent et occupent des espaces vides avec des personnes en migration du fait des défections des États sur le logement des requérants d’asile. Logements censément fournis par les pays signataires de la convention de.. Genève, obligeant les pouvoirs publics à loger ceux qui demandent l’asile le temps que leur dossier soit entendu par les autorités compétentes. Le canton de Genève n’a rien trouvé de plus indécent que de les loger dans des bunkers, abris anti-atomique vestiges de la guerre froide. L’indignation suscitée a crée un fort mouvement de soutien à ceux enfermés sous terre et a permis de réactiver des liens avec les personnes qui trouvaient intolérables cette situation et voulaient agir pour la transformer. Au même moment, le monde culturel a, lui aussi, été secoué par des coupes budgétaires et des menaces d’ingérence politique, permettant là aussi de croiser des mondes et des vies qui seraient restés dans leurs îlots confortables autrement. Cette séquence politique marquées par de multiples attaques simultanées venant du parti le plus puissant à Genève, le Parti libéral-radical (PLR), a connu un moment d’apothéose le 19 décembre de la même année, lorsqu’une éphémère émeute viendra secouer la tranquillité genevoise. Le scandale local viendra de quelques tags sur la façade du Grand Théâtre, haut lieu culturel visé bien adroitement pour l’occasion, tant la différence de traitement semblait frappante entre lieux huppés subventionnés et les espaces culturels qui tentent de survivre. Ces deux événements auront pour mérite de remuer des milieux politiques parfois trop tendres avec le pouvoir, et d’amener des pratiques d’offensivité qui sauront plus tard se mêler à celles plus coutumières faites de dialogues, négociations, et communications.

Tu ne peux que gagner quand t’as rien à perdre

La vague de répression des années 2000 a aussi amené des manières de se rapporter à la politique relativement différentes de ce qu’il se fait habituellement dans les milieux squats. Si des lieux ont persisté, c’est notamment parce qu’ils ont trouvé des compromis avec le pouvoir pour survivre à travers des baux précaires, se retrouvant parfois même, comble d’ironie, à payer un loyer pour continuer à vivre dans un bâtiment qui avait été occupé. C’est le cas notamment de la maison collective conquise en 2012 dont nous parlions quelques lignes plus haut, Malagnou. Le bâtiment, une ancienne station de biologie, attirait quelques convoitises et un projet lointain et incertain faisait planer une menace tout autant lointaine et incertaine sur l’avenir de son occupation. Sauf que le conseil d’État, peut-être par crainte d’un espace un peu trop impliqué politiquement, tentait un coup de poker. Et si l’on logeait ces mêmes requérants d’asile enfermés sordidement dans des bunkers à Malagnou ? Quelle insolence ! Comme le pouvoir en a fort l’habitude, cette manœuvre consiste alors surtout à tenter de diviser pour mieux régner, d’instaurer un climat de défiance entre précaires et vainement semer le trouble et la confusion entre personnes en lutte. La fin du bail approchait donc, et une première phase de négociations et de batailles à travers bureaux et courriers allait empêcher une expulsion rapide en repoussant l’échéance du bail de deux années supplémentaires. Insuffisant, ceci dit. Il était fréquent, lors de ’l’âge d’or’, de quitter son squat avant de se faire évacuer par la police, et celles et ceux qui refusaient de rentrer dans ce jeu le payaient souvent de leurs corps lors de l’expulsion. Une telle dynamique, couplée à la facilité d’ouvrir un nouveau lieu, empêchait régulièrement d’effectuer une défense politique de son lieu de vie et d’organisation. Plutôt que de se reposer sur la courte victoire de cette séquence, Malagnou choisit dès la fin 2016 une stratégie différente, en ouvrant ses perspectives, son lieu, et sa défense, à d’autres gens concernés par le fait d’habiter cette ville. D’abord, en rompant l’isolement, puis en tentant de construire ce qui n’existait plus depuis la fin du mouvement altermondialiste : un ’comité unitaire’. 

Je parle de rue car j’y ai baigné

Le printemps 2017 fut consacré à réactiver ce qu’on pourrait appeler un réseau dormant, liens éparses et disséminés dans la ville depuis 20 ans tout autant qu’amitiés ou alliances politiques nées des luttes des années précédentes. Dans une ville 2.0 où le militantisme plus traditionnel est quasi inexistant, un pays 3.0 où les mouvements sociaux n’existent pas, il apparaissait difficile d’imaginer construire un mouvement à proprement parler à partir de la défense d’une maison occupée par quelques jeunes que la presse de droite qualifierait d’anarchistes. D’autant qu’en face, la police commençait à réagir. Une perquisition avait lieu à Malagnou, conséquence des enquêtes liées à la peinture sur le Grand Théâtre un soir de décembre 2015. Une opération médiatique sans doute, pour tenter de criminaliser ceux qui gênent. Une opération inefficace, tant politiquement que juridiquement. Ces liens et soutiens finirent par se concrétiser le premier week-end de juillet, en descendant dans la rue pour une première manifestation, mais aussi de faire venir sur place toutes les personnes intriguées par ce qu’il se passait du côté de Malagnou par l’intermédiaire d’un festival. Deux réussites, tant au niveau du nombre de personnes impliquées que du public invité et présent sur ces deux moments. Le samedi après-midi, ce sont 1500 personnes qui se retrouvent à arpenter les rues commerçantes de Genève derrière une immense banderole arborant un magnifique hashtag - symbole de l’ancrage dans l’époque - #MalagnouRestera. Le soir, tout autant viennent s’amuser sur la parcelle qui accueille la maison, écouter des concerts, manger des crêpes ou des pizzas maison, et globalement soutenir la lutte qui est en train de s’installer. L’organisation du week-end brasse elle aussi bien au-delà des milieux politiques. La première étape est somme toute un succès.

Genève, 1er juillet 2017

C’est pas le quartier qui me quitte

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Déjà pour le 1er juillet, la manifestation était appelée par un comité unitaire réunissant collectif d’associations de quartier, milieux culturels, et partis politiques. Un pari osé que celui de réunir les ruines de la gauche au pays des banques. Insuffisant là aussi quand la seule revendication reste de faire en sorte qu’une maison légalisée ne soit pas expulsée. Le temps avançant, un 2e temps était nécessaire, plus large, mais aussi plus offensif afin de remettre en cause la politique commune de l’État et des milieux immobiliers. Et puis, composer avec des ruines, cela veut aussi dire se battre pour établir des fondations, construire une charpente commune, isoler sans s’isoler, se tenir chaud ensemble, et éviter de se battre pour savoir qui a apporté le plus de bois pour le feu. Un pari osé quand, historiquement, chacun préfère suivre ses intérêts propres, ou tirer la couverture à soi quitte à laisser les autres dans le froid. D’autant qu’il faut souvent jongler entre construction commune et soutiens extérieurs qui se mouillent un peu mais pas trop, mais qui quand une relation de confiance est nouée sont prêts à soutenir une campagne d’occupations. Et donc savoir quand avancer, quand se mettre soi en jeu et quand tenter d’impliquer tout le monde à sortir par temps pluvieux. La question n’est alors plus de savoir comment ’radicaliser’ une position jugée trop réformiste, mais de trouver des objectifs et des pratiques communes susceptibles de créer une rupture dans l’existant. Enfin, un discours politique plus large que la défense de Malagnou était nécessaire, d’autant que les théories sur le droit à la ville ou l’urbanisme révolutionnaire ne manquent pas. D’une position défensive, un renversement s’opérait à partir du mot d’ordre qui allait devenir le nom du collectif : ’Prenons la ville’

7 octobre 2017

C’est moi je quitte le quartier

Sortir de soi, de sa maison, de son quartier, tout en habitant sa ville, voilà peut-être le pari politique le plus improbable et le plus intéressant de notre époque. Il y a des défis auxquels on fait face qui sont autant des obstacles que des portes à ouvrir pour se réinventer. Celui, majeur, de Prenons La Ville, se situe sans doute entre le politique et l’apolitique, entre la pensée et le faire, entre tradition et modernité. Dans un monde où tout est dépolitisé, l’enjeu était d’abord d’investir un terrain, celui de l’habiter, totalement maîtrisé par les aménageurs et les grandes entreprises, surtout dans une ville comme Genève où on croise une banque à chaque coin de rue. De rendre visibles les magouilles que tout le monde connaît mais chacun ignore, d’imposer un discours qui transforme radicalement les rapports sociaux et les manières de vivre la ville sans se couper du reste du monde. Et puis, de réinventer l’alternative sans tomber dans ses écueils déjà éprouvés, de dessiner les mondes qu’on désire sans effacer les croquis que les générations précédentes ont soigneusement raturés. La manifestation du 7 octobre 2017 tentait de répondre à toutes ces problématiques. D’abord, en avançant masqués en tête, entre folklore et détermination, suivis par, en vrac, un char karaoké, des jeux façon foire urbaine, des drapeaux du PS, un sound-system géant et des membres des associations de quartier ayant préparé le rendu de leur grand concours du plus grand scandale immobilier genevois préparé durant plusieurs mois. Puis, d’arriver et d’investir, toute cette foule bigarrée réunie, une place immense du centre-ville dans une grande fête foraine, là où un an plus tard une fan zone footballistique la remplacera. Enfin, de semer l’idée dans cette ville que tout un tas de gens refusent sa morne marche en avant et tentent de construire d’autres rapports à la vie. Cela passe par des alliances, qui se traduisent elles-mêmes par plusieurs milliers de personnes en manifestation. Aussi, le mouvement finit par obtenir plutôt bonne presse. Finalement, on se surprend à ne pas tant s’étonner que, sur le trajet pour se rendre en ville, les panneaux d’affichage du bus nous préviennent que certains arrêts seront détournés à cause d’une ’Manifestation Prenons La Ville’.

7 octobre 2017

Souhaite moi longue vie, me souhaite pas bonne année 

Un mouvement, c’est énormément de choses, et celui-ci, traumatisé par la traversée du désert que ses aïeux ont pu connaître, réfléchit en tentant de survivre à sa propre mort, car, tout le monde le sait, les mouvements sont faits pour mourir. Mais, les vieux réflexes ont mauvais esprit, et on se retrouve parfois à penser pouvoir se suffire à soi même. Parce qu’il y a les gens qui agissent au quotidien, et ces deux manifestations les ont fait de plus en plus nombreux. Mais il y a aussi ceux qui soutiennent de loin, organisés ou non, institutionnellement ou non, qui écrivent des communiqués dans le silence, se rendent aux événements publics à pas feutrés, et font, de fait, corps et masse face au pouvoir. Et puis, il y a cette idée sourde et insonore que, quelque part dans la ville, des gens éprouvent une quelconque forme de sympathie pour ces inconnus qui cherchent à ébranler, un peu, le pouvoir en place. Et, tout autant qu’on ne peut se passer de ceux qui agissent ni de ceux qui font corps, il est difficile de gagner sans l’appui insondable et invisible de la population. Alors, quand pour passer la nouvelle année, Prenons La Ville tente une occupation en plein centre-ville pour, au moins, y faire la fête, cela se solde par une centaine d’arrestations qui ne feront pas tant scandale, perdues dans le tumulte sonore de la ville car trop peu de voix auront crié leur indignation.

17 mars 2018

Noir c’est noir, ont-il dit

S’il y a tant d’hésitations et, peut-être, d’erreurs durant l’hiver, c’est certainement que la saison froide doit plus tenir de la gestation lente et patiente des germes du printemps. Que le temps n’est pas à la précipitation, et qu’il faut sortir couverts si l’on ne veut pas passer notre année à éternuer plutôt qu’à respirer profondément. Et, quand les jours s’allongent, l’occasion se fait de mettre le nez dehors, à sentir la brise, et à devenir soi même la tempête qui donnera des sueurs froides aux puissants. La montée en tension semblait logique après juillet et octobre dernier, et on ne pouvait se contenter d’une manifestation lorsqu’il fallait reprendre la rue en mars. Même, cette idée de faire de la politique principalement en se retrouvant dans la rue paraissait une énigme aux contours insolvables, et il fallait, peut-être, renouer avec l’histoire ancestrale qui voyait la vie refleurir dans des espaces abandonnés aux banques et à la spéculation. Alors, au-delà de reproduire ce qui avait fait le succès d’octobre, c’est-à-dire un mouvement composite soutenu par tout un tas de gens, une manif’ joyeuse, un cortège de tête dense et déterminé d’une centaine de personnes protégé par des banderoles renforcées, l’idée se faisait d’occuper le symbole de l’arrogance de nos ennemis, c’est-à-dire un bâtiment construit il y a 20 ans pour être une banque, jamais investi d’aucune forme de vie, dont le gouffre financier qu’il a crée a été résorbé par la ville elle-même plutôt que par son propriétaire. Un pari audacieux mais populaire, sans doute. D’autant que l’édifice se trouve non seulement dans le quartier des banques, mais celui-ci est le même que ce vieil espace autogéré devenu lieu de sous-culture, qui, malgré ce qu’on pourrait lui reprocher, rend opaque à la police ses rues voisines. Alors, à l’arrivée, ce sont des centaines de personnes qui restent là, érigent des barricades temporaires, parfois les enflamment, et finissent par faire la fête là, au milieu de la rue, pendant toute la nuit. Occupation éphémère, car les flics viendront y mettre fin à l’aube. De toute façon, l’angoisse de la répression et l’incrédulité générale quant à cette aventure nocturne n’avaient laissé personne à l’intérieur.

17 mars 2018
17 mars 2018

Il n’y a donc vraiment plus d’espoir ?

Au delà de cette victoire symbolique sur le monde économique, cette séquence printanière a représenté également une victoire sur le monde politique. Le comité unitaire a pensé, à l’annonce d’une nouvelle date de manifestation, que Prenons La Ville se contenterait de reproduire le même schéma monotone, ne songerait pas à se réinventer ou à passer à l’offensive. Alors, quand par souci de transparence avec l’ensemble du mouvement, le projet d’occupation avait été mis à l’ordre du jour, certains ont lâchement fui, en grosse majorité en se réfugiant derrière des arguments fallacieux. Il faut savoir que l’on vote souvent, en Suisse, mais que malgré tout, il y a des élections plus importantes que d’autres, et que l’une d’entre elles approchait à grand pas. Alors, par peur de déplaire à leurs potentiels électeurs, les partis politiques, et puis un peu ceux qui croient encore en eux, ont vu leur direction se retirer de l’appel à manifester au dernier moment. Face à cette situation ubuesque, le mouvement a su réagir intelligemment, y compris dans sa communication, en avançant derrière une banderole de tête qui sonnait comme une défiance à ceux qui venaient de les trahir : ’Leur campagne commence, nos luttes continuent’. Mais piqué dans le vif, Prenons La Ville se prit les pieds dans le tapis quelques semaines plus tard, en tentant maladroitement de réoccuper durant une conférence de presse ratée au pied du bâtiment toujours laissé à l’abandon et muré entre temps par ses propriétaires. Des hésitations normales quand on tente de créer quelque chose de neuf, mais qui font parfois du mal au moral de celles et ceux qui y mettent la majeure partie de leur énergie.

Les vainqueurs l’écrivent

C’est parfois lorsqu’on ne regarde plus l’arbre sous lequel on dort qu’il finit par pousser brusquement et qu’un fruit nous tombe sur la tête par mégarde. L’important étant alors de ne pas aller s’allonger à l’ombre d’une branche plus insolite. C’est souvent à force d’acharnement et de persévérance que l’on récolte ce que l’on a semé. Après un printemps et un été plutôt timides, le rendez-vous de la rentrée, comme chaque année, traditionnellement, à Genève, était de se retrouver sur le Rhône avec ses potes, jeunes et moins jeunes, à construire un radeau et y dériver dans la joie et la bataille durant une bonne heure. Cette tradition existe depuis maintenant presque 20 ans et la première course Intersquat réalisée en 1999. Une façon de se retrouver entre gens qui luttent pour s’amuser avant de reprendre le cours de nos vies engagées pour l’année à venir. Pour l’occasion, Prenons La Ville désirait ne pas en rester à ce qu’il leur semblait être un échec au printemps dernier. La tête dans le guidon, le mouvement ne se rendait pas compte qu’il frappait pourtant juste et que son travail de fond allait payer bien plus qu’attendu. Alors, durant l’été et au milieu des vacances, on préparait secrètement une occupation pour la fin de la course. La cible était toute trouvée : un superbe bâtiment désaffecté à Vernier (banlieue de Genève) destiné à devenir une prison, à quelques pas de l’arrivée de la course.

Les vaincus racontent l’histoire

Malgré un temps plutôt maussade, ce sont pas loin d’une vingtaine de radeaux qui prennent le départ sous les applaudissements de 150 personnes venues les acclamer. Pour nos yeux nouveaux sur ce phénomène si singulier, l’émotion est grande en observant les embarcations folkloriques flotter au vent sur ce grand fleuve Européen. On sent là une ambiance plutôt populaire et familiale. Et à l’arrivée, là encore, on tâtonne, on se cramponne, on n’est pas vraiment sûr de soi. Quelques fourgons de police anti-émeute ont été aperçus non loin de là, et on ne comprend pas si c’est parce que leur terrain d’entraînement est proche ou si parce qu’un énorme dispositif se prépare à intervenir. On se prend de peur et d’hésitation, on soupçonne la fuite plutôt que la coïncidence. Et puis, au moment de se lancer, d’avancer à pas feutrés dans la forêt qui relie le ponton d’arrivée de la course au plongeoir de départ de l’occupation, tout marche comme sur des roulettes. Quelques personnes tendent une échelle, grimpent dans le bâtiment, et hissent une banderole sur laquelle s’inscrit cette phrase si appropriée : ’Nous construisons un monde sans prison’. La soirée se poursuit sous le préau qui s’avance jusqu’au dessus du Rhône avec repas, musique, et nombreuses personnes venues soutenir l’action du jour. La police locale pointe le bout de son nez mais semble plus se soucier de la gêne sonore potentielle et relègue le volet politique à ses supérieurs. Dans la nuit suivante, quelques vigiles zélés tenteront une incursion ratée grâce au barricadage efficace du bâtiment qui fait quelque peu office de forteresse. Le lendemain, on se surprend à imaginer les activités qui pourront s’y dérouler, on s’organise pour dérouler un programme de la semaine à venir. En bref, on s’installe, comme prévu, pour de bon. 

Leurs règles ont toutes une tombe

Nos victoires sont le résultat de nos travaux mais également du monde sordide dans lequel nous vivons. Pour le coup, l’occupation aquatique encore en cours actuellement frappe particulièrement juste. Cela fait déjà plusieurs mois que le conseil d’État genevois joue la carte du tout-sécuritaire et, même, du tout-carcéral, en prévoyant plusieurs projets de prison, que ce soit de réinsertion ou de centre pénitentiaire plus classiques. Et puis, l’occupation nous fait tendre l’oreille et démêle les nœuds politiques de la ville. On entend parler d’un projet - à Porteous lieu de l’occupation - conçu peut-être pour déplacer un autre centre de réinsertion qui dérangerait la villa d’un baron local. On savait déjà - mais on a la confirmation - que des architectes avaient travaillé pour transformer le bâtiment en centre culturel avec des associations locales, et que toutes les personnes qui ont participé à ce projet sont très furieuses. Que le président du conseil d’État, le ’libéral-radical’ Pierre Maudet, aurait doublé tout ce travail au dernier moment pour imposer du haut de sa tour d’ivoire ce projet de nouvelle prison. Un Pierre Maudet déjà malmené par une affaire de corruption impliquant un voyage en classe affaires à Abu-Dhabi - payé par le prince héritier des Émirats - et dont la crédibilité est fortement remise en cause par politiques et médias. Les journalistes et les soutiens affluent chaque jour, et le maire de la commune concernée - Vernier - soutient l’occupation à mots couverts, alors que durant sa campagne, il avait qualifié Prenons La Ville de ’casseurs’. On apprend finalement qu’une plainte est déposée mais aucune nouvelle d’une intervention policière ne nous parvient. Les travaux d’aménagement commencent, et de nombreuses personnes semblent intéressées par l’idée de faire vivre le nouveau nommé ’Plongeoir’ en tant que centre social, culturel, et politique autonome.

Il n’y aura jamais de trêve

A l’heure où nous écrivons ces lignes, l’occupation tient bon. La presse titre en une sur les scandales immobiliers et corruptifs du conseil d’État, et chaque jour amène son lot de nouveaux soutiens et activités. Pour l’anecdote révélatrice de l’ambiance, une complicité étonnante s’est tissée avec les conducteurs du bâteau-poubelle qui passe sur le Rhône avec plusieurs tonnes de déchets à son bord et s’arrête à chaque passage poing levé pour saluer l’occupation. On se rêve à imaginer que nous sommes en train de vivre le début d’une aventure longue de plusieurs années dans un lieu insolite. Et puis, au delà du moment précis que nous vivons, nous sentons qu’un vent porteur souffle dans les rues de Genève autour de Prenons La Ville. Si nous nous sentons nous envoler, c’est aussi que nous croyons que l’expérience singulière qui se joue ici est le signe que des victoires ponctuelles et locales sont possibles. Nos camarades ont su trouver l’inventivité pour être à l’initiative d’un mouvement offensif et hétéroclite, sans jamais se renier ni se couper du monde. Nul doute que d’autres formes restent à trouver et que rien n’est fini autour de cette histoire dont tant de pages restent à écrire. Aux repas, les blagues fusent sur la potentielle démission de Pierre Maudet, ennemi public numéro 1 depuis déjà de nombreuses années. On se réjouit de voir la tête des puissants tomber. Et on se prend à rêver que cette ruche combative essaime au delà de ses propres frontières.

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