Fragments d’une incursion dans l’Isthme de Tehuantepec

« Cette région du Mexique, la plus étroite du pays, offre un concentré des tensions qui l’agitent. Riche d’une énorme diversité naturelle, l’endroit n’a pas cessé d’être saccagé pour ses ressources en bois, en eau, en minerais, en pétrole ou en énergie. »

paru dans lundimatin#125, le 4 décembre 2017

Un lecteur de lundimatin nous a envoyé ce récit, à la première personne du singulier, de son récent périple dans l’Isthme de Tehuantepec, région du Mexique touchée le 7 septembre dernier par un tremblement de terre.

Contrastes

Arrivée à l’aéroport de Cancun. Chaleur humide, pluie. La luxuriance végétale est aux prises avec l’exubérance citadine. Des véhicules disproportionnés en tout genre s’amoncellent sur de monstrueuses langues d’asphalte criblées de trous et guettées par le buissonnement des bas-côtés. Des ombres patientent sur les bandes de sable qui bordent ailleurs les 4 voies. Surenchère publicitaire : le gouvernement municipal se targue d’avoir construit la plus grosse zone hôtelière du pays. La ville paraît à la fois bâti à la va vite sur un modèle de seconde zone américaine, et pleine d’un débordement inconnu. D’emblée on sent un bouillonnement qui tranche avec la domestication européenne.

Le trajet en bus jusqu’à San Cristobal dure 20 heures et porte à un degré symbolique cette crudité des contrastes qui semble constituer la matrice du Mexique. Durant une bonne partie du trajet, un coup d’œil par la fenêtre vous sature la rétine d’un camaïeu de verts affolants. A l’intérieur du bus, des écrans diffusent en boucle toutes sortes de productions hollywoodiennes. Entre cette profondeur du dehors et cette petite mécanique phantasmatique du dedans, le tiraillement qui travaille le pays entre le modèle occidental et le cosmos mésoaméricain trouve à mes yeux sa première forme condensée.

Parvenue aux alentours de Palenque, la route qui commence à être sinueuse s’enfonce dans une forêt touffue et humide d’où surgissent parfois quelques arbres à la hauteur et aux frondaisons disproportionnées. La vigueur arborescente est tempérée ça et là par quelques tapis de fleurs jaunes grosses comme une main d’enfant. Lovées dans la végétation, j’aperçois parfois des grappes de toits en tôle. Les bâtisses du bord de route sont en proie à l’inachèvement, à l’abandon et à la reconstruction permanente. Ainsi s’établit mon premier contact, visuel et lointain, avec le Mexique profond duquel Bonfil Batalla tira le titre de son livre. Dès mes premiers pas, me saute au visage l’intrication torturée entre le pays héritier de la période pré-hispanique et le pays « irréel, dominant, mais sans racines, sans chair ni sang » [1]. Toute la suite de mon voyage, toutes les rencontres effectuées préciseront en le complexifiant ce constat que le Mexique est le lieu d’une lutte entre une forme de gouvernement colonial et une myriade de formes de vie plus ou moins prises dans l’étau néo-libéral.

À cet égard, il est difficile de comprendre ce qui se joue ici sans prendre en compte au préalable quelques coordonnées basiques. Et tout d’abord la distance abyssale qui existe entre la sphère gouvernementale et la majorité économiquement pauvre du pays. L’une n’entrant en contact avec l’autre que dans un jeu morbide de corruption ou de répression grossières. Ensuite l’importance — croissante peut-être depuis l’insurrection zapatiste — de la revendication indigène. Loin de se référer seulement à une identité pleine prenant appui sur une culture préservée, la revendication d’« indigène » fait figure de seuil de politisation. Se définir ainsi ouvre la porte à toute une grammaire politique qui se transmet partout au Mexique et qui tente de lier ensemble : construction de l’autonomie, défense du territoire, indépendance vis-à-vis du pouvoir et lutte contre le capitalisme.

Recorrido

Mais retournons un temps sur la route.

Passé Ocosingo, bourgade occupée par l’EZLN lors du soulèvement de janvier 1994, le paysage se transforme avec l’altitude. A la jungle succèdent des forêts de pins auxquelles se mêlent les champs de maïs. Toutes les maisons sont bientôt faites de bardages boisés. Apparaissent sur les bas côtés quelques pancartes signalant la présence des zapatistes. Arrivé à San Cristobal, ceux-ci me paraissent plus proches et plus inaccessibles que jamais. Abandonnant rapidement de m’engager sur leur trace, c’est surtout à travers quelques discussions avec des amis que leur présence me sera plus palpable. À mon grand désespoir en effet, j’arrive quelques jours à peine après la tournée de Marichuy dans les caracoles. Lancement inaugural de son épopée nationale à la rencontre des communautés en lutte.

L’initiative de la candidature aux élections présidentielles en avait surpris plus d’un, tant elle paraissait aller à rebours du rejet du système politique prôné jusqu’ici. Le tract du Conseil National Indigène ne laisse quant à lui aucune place à l’ambiguité : « Donc, ce que nous cherchons ce n’est pas que notre porte-parole du Conseil Indigène de Gouvernement soit présidente, sinon un prétexte pour parler et s’organiser avec les gens exploités de tout le Mexique, les pauvres de la campagne et des villes, et faire cheminer notre propre forme de gouvernement, nos autonomies et formes d’organisation non capitalistes et non patriarcales. »

Marichuy n’est d’ailleurs jamais appelée la « candidate » mais toujours la « porte-parole » et elle se déplace systématiquement avec des membres du CIG, cet organe créé spécifiquement dans le cadre de l’initiative et qui se compose de 150 conseillers, un homme et une femme pour chaque région linguistique. Plusieurs personnes rapportent leur déception vis-à-vis de la relative vacuité des discours de Marichuy, la vindicte étant en fait portée à la tribune par les membres issus des communautés (et prioritairement par des femmes). Le rôle de la « vocera » paraît une application littérale du concept de « porte-parole » : ouvrir et préserver l’espace de dialogue entre tous plutôt que tenir soi-même le flambeau de la révolte.

Marichuy escortée par des compas zapatistes lors de son passage à Guadalupe Tepeyac. [Cette photo vient du
blog « de l’autre côté du charco »].

Entre célébration de la fierté indigène et déconstruction en acte du rôle de leader politique, les premières apparitions de Marichuy et du CIG aux côtés des miliciens et des comuneros zapatistes avaient tout d’un défi lancé à l’appareil gouvernemental. Sentiment renforcé lorsque l’on apprend que la contre-insurrection a trouvé à s’exercer dès cette étape du processus : coupures d’électricité volontaires et indisponibilité des réseaux de communication dans la région lors du passage de la caravane. Au cours des prochaines semaines, le CIG devra parvenir à réunir 980 000 signatures de citoyens électeurs afin de pouvoir présenter une candidature officielle. Une gageure lorsque l’on sait que ces signatures peuvent être réunies uniquement via une application disponible sur smartphone lors même que les connexions internet sont d’autant plus lentes (parfois inexistantes) à mesure que l’on s’enfonce dans le Mexique des communautés indigènes. Ainsi dans une ville de 10 000 habitants où nous nous rendrons bientôt, c’est parfois 30 minutes qu’il faut patienter pour qu’une seule signature soit enregistrée. Ce qui reste une erreur stratégique selon certains, considérant l’énergie considérable déployée, a au moins pour fonction de rendre manifeste le mépris fonctionnel du système pour la masse des Mexicains.

Une amie originaire du pays, ayant assistée à la tournée dans les caracoles, rapportait l’intense sentiment de rassemblement que cette tournée procura. Dans un pays où la violence du pouvoir s’éprouve quotidiennement, la dimension affective ne peut être négligée, elle fait partie intégrante de la guerre en cours. Ceci explique peut-être les nuances « pacifistes » qui irriguent les discours et l’imaginaire des luttes indigènes, nuances auxquelles les révolutionnaires européens sont peu habitués, étant plutôt enclins à tenter de réveiller les velléités belliqueuses de leurs contemporains.

Etat d’exception économique [2]

Me détournant d’une rencontre impossible avec le mythe zapatiste, je quitte San Cristobal et les brumes rêveuses de la montagne au bout de trois jours, pour rejoindre, 2000m plus bas, les vergers de mangue irrigués de soleil des premières plaines de l’Isthme de Tehuantepec.

Cette région du Mexique, la plus étroite du pays, offre un concentré des tensions qui l’agitent. Riche d’une énorme diversité naturelle, l’endroit n’a pas cessé d’être saccagé pour ses ressources en bois, en eau, en minerais, en pétrole ou en énergie. Les exemples les plus récents à cet égard sont révélés par les luttes contre l’implantation des éoliennes et le déploiement des concessions minières.

Goulot d’étranglement et voie de passage, l’Isthme est stratégique à beaucoup d’autres égards. Non loin de la frontière avec le Guatemala, il est un point central dans le transit de marchandises mais aussi des migrants. Il est concerné depuis les années 1990 au moins par divers projets de facture néo-libérale. À partir de 1999 et des projections du Plan Mésoamérica (d’abord appelé Plan Puebla Panama) visant l’intégration économique de 7 pays d’Amérique centrale sous l’égide de la Banque Mondiale, l’Isthme a subi un réagencement territorial avec le déploiement forcé des parcs éoliens sur les terres communales et ejidales, du fait aussi de la construction de routes gigantesques, de lignes de transmission d’énergie, d’oléoducs et de gazoducs.

Aujourd’hui c’est le dispositif des Zones Économiques Spéciales (ZES) qui tente de s’imposer comme nouvelle matrice du développement économique. Visant les régions à fort potentiel naturel et logistique, les ZES sont autant d’états d’exception économiques soumis à une autorité fédérale indépendante. Visage actuel de la sauvagerie néo-libérale, elles se destinent sans voile à favoriser l’implantation de multinationales et particulièrement celles qui pratiquent toutes les formes d’extractivisme en vogue aujourd’hui.

Séisme et stratégie du choc

Dans la plus pure tradition de la « stratégie du choc » néolibérale « le titulaire de l’Autorité fédérale pour le développement des [ZES], Gerardo Candiani, deux jours après le séisme considéra nécessaire d’accélérer le processus de construction de la ZES dans la région [de l’Isthme] avec la finalité, selon lui, de réactiver les points affectés par la dévastation que produisit le tremblement de terre. »

Le 7 septembre dernier en effet, l’Isthme de Tehuantepec était touché par un séisme de magnitude 8,2, qui, en plus d’être meurtrier, affecta la plupart des foyers du sud. Certaines villes, comme Juchitan, ont encore l’allure de villes bombardées.

La situation révèle, en plus de sa propre débâcle, le cynisme absolu dont le gouvernement fait preuve vis à vis d’une partie de sa « population ». Dans certaines agglomérations, la seule trace d’une réaction institutionnelle consiste dans ces suites de lettres et de chiffres inscrits à la bombe sur chaque édifice et chaque baraque endommagés. L’hypothétique registre bureaucratique n’y a pour l’instant été suivi d’aucun autre effet.

Yerba Santa, trace du registre des bâtiments affectés par le séisme.

Ailleurs on rapporte que le gouvernement a mis en place un système de cartes créditées donnant accès à des montants plus ou moins importants en fonction du niveau de destruction de l’habitation concernée. Seulement les cartes ne sont utilisables que dans certaines entreprises de distribution de matériaux, celles qui entretiennent quelque relation amicale avec les édiles municipaux ou fédéraux. Parfois, la remise d’une carte créditée était conditionnée : il fallait au préalable avoir accepté la destruction totale de son lieu de vie. Menée tambour battant par les autorités, cette campagne précoce de destruction systématique des logements fut la première forme, la plus insidieuse et la plus profonde, de mise à profit du séisme dans la perspective d’une reconfiguration sociale passant nécessairement par la provocation d’une « dislocation sociale et communautaire ».

Détruire l’habitat traditionnel pour le remplacer par un modèle de maison préconstruit afin d’en finir avec la culture indigène ; décréter que toute la zone de San Mateo del Mar — un village résistant à l’implantation d’éoliennes — est impropre à la construction afin de déplacer tous ses habitants ; ignorer délibérément d’autres municipalités pour les punir d’avoir trop résisté aux projets extractivistes ; faire de la rétention d’aide humanitaire avant de la redistribuer gracieusement avec l’étiquette EDF afin que la population goûte un peu les bénéfices qui succéderaient à la construction d’éoliennes françaises ; voici le registre d’action du gouvernement mexicain et de ses alliés dans l’Isthme.

Sans surprise, l’état de catastrophe a permis un déploiement renforcé de divers corps de la police et de l’armée. Sous couvert de distribution de vivres, les forces de sécurité refont leur apparition dans certaines zones d’où elles étaient bannies, ainsi que nous le confiait un ami vivant dans un quartier pauvre mais organisé de Juchitan.

Pourtant, à ce « temps des calamités » se superpose le temps de l’auto-organisation, et il est difficile de dire pour l’instant lequel imposera la marque la plus durable.

Auto-organisation lycéenne

Façade du du lycée communautaire Jose Marti

Ce qui me frappe d’abord lorsque, un mois et demi après le séisme, j’arrive à Ixhuatan, bourgade de 10 000 habitants située dans le sud-est de l’Isthme, c’est le degré d’absence des institutions et, corrélativement, le niveau élevé d’organisation des personnes que je rencontre (difficile de décider d’ailleurs entre ces deux aspects lequel est la cause et lequel la conséquence). Sur place, je suis reçu par les membres de l’équipe de coordination d’un lycée communautaire, équipe composée à la fois d’adultes, d’élèves et de jeunes auxiliaires aux aspirations combatives. Les cours ont été immédiatement interrompus au lendemain du tremblement de terre, et le lycée s’est transformé en base de coordination. Chaque jour on y reçoit des dons que l’on redistribue aux familles les plus nécessiteuses. Dans le quartier, une cuisine communautaire est apparue à l’initiative des jeunes afin de mettre fin aux conflits nés de la gestion des stocks de nourriture. Très tôt les lycéens ont distribué partout des plaques de tôle offertes par une entreprise à laquelle on a précisé que son nom serait tu, car ici l’indépendance de toutes les initiatives est précieusement chérie. La radio du lycée, qui autrefois informait les habitants des risques d’implantation d’une concession minière dans la région, servit lontemps à faire face aux urgences quotidiennes. Les trois modestes salles du lycée, décrétées en péril, font office de lieu de stockage pour les vivres et les médicaments. Lors de mon arrivée, les cours reprennent timidement, à raison de quelques heures par jour, à l’ombre d’abris en bâche. Les derniers jours de la semaine sont toutefois employés à nettoyer le terrain de l’école car toute la journée du samedi doit être consacrée à l’accueil des habitants venant consulter les médecins volontaires en provenance de Oaxaca.

Atelier de partage autour des conséquences psychologiques du séisme.

Au cours des dix jours que je passe avec mes compagnons de la « prepa Jose Marti », nous sillonnons sans cesse les routes qui relient les trois villages où existent des groupes liés avec cette expérience époustouflante d’autonomie. A Yerba Santa, ce furent tout d’abord 4 jeunes liés à l’église qui prirent contact avec le lycée pour organiser l’aide dans leur communauté. Lors de mon séjour, nous parcourons les rues de ce village avec une bande de 20 amis âgés de 15 à 25 ans, reçus ça et là par des familles à qui nous remettons un « ollo », pièce centrale du four à totopo (la tortilla locale, base de l’alimentation, dont la production constitue la ressource économique de nombreuses personnes). Ces fours avaient été brisés par les secousses du séisme.

Déchargement des « ollos » à Yerba Santa.

A Pueblo Viejo, communauté de pêcheurs que l’on atteint après une heure trente de piste en bord de lagune, une extension du lycée existe depuis août. Ici encore, au lendemain du tremblement de terre, sous l’impulsion des jeunes, une auberge communautaire a vu le jour en plein centre du village. Depuis, tout un chacun peut venir s’y restaurer deux fois par jour.

Lors de mon passage là-bas, je participe avec les lycéens à un atelier ayant lieu sur les heures de classe. Il s’agit de mettre en place un élevage de volailles afin d’approvisionner la communauté obligée de payer cher pour faire venir des œufs et de la viande depuis les marchés citadins. Un autre atelier est consacré à la pérennisation d’un cinéma communautaire, tandis que le dernier concerne la pêche aux crevettes.

Depuis le tremblement de terre, les jeunes de ces trois villages se sont faits une place inédite dans la construction de l’autonomie communautaire. En miroir inversé des stratégies de l’État, c’est tout un apprentissage de l’auto-organisation qui a été accéléré et concrétisé dans la période succédant au séisme.

Cependant, la « prepa Jose Marti » n’en est pas à ses premiers faits d’armes. Développant il y a quelques années tout un processus de réappropriation des moyens de communication, les élèves avaient monté une pièce de théâtre portant un regard critique et anti-colonial sur l’histoire du Mexique. La représentation qui eut lieu lors de la fête de l’indépendance fut subitement interrompue par les autorités municipales, apparemment dérangées qu’on gâche ainsi la célébration nationale. Mais leur travail le plus mémorable fut sans doute celui qui consista à enquêter sur l’implantation d’une concession minière canadienne dans la région. Enquête qui aboutit à diverses productions, dont une nouvelle pièce de théâtre jouée dans toutes les communautés sises le long du fleuve concerné par la contamination minière. Concrétisant les principes du « théâtre de l’opprimé » d’Augusto Boal dont ils se réclament, les représentations finissaient par inclure le public et aboutirent aux débats inauguraux de la lutte contre la mine, lutte momentanément victorieuse.

Défis

Le lycée d’Ixhuatan s’inscrit en fait dans la constellation d’établissements scolaires « communautaires » qui travaillent à l’indistinction entre éducation, lutte et autonomie. Les 43 étudiants disparus d’Ayotzinapa incarnaient puissamment cette tendance diffuse de l’organisation communale. A Ixhuatan, pour ceux qui y sont réceptifs, la scolarité fait en même temps office de formation politique : on n’ouvre pas une réunion collective sans rappeler qu’on y a rassemblé « la jeunesse rebelle, celle qui a un grand coeur, fière de ses racines indigènes, et qui travaille à renforcer l’autonomie de sa communauté. »

Ouverture d’une réunion entre des groupes de jeunes des trois lieux d’action de la prepa.

Pourtant, les buts poursuivis par les coordinateurs du lycée sont autant de défis insensés. En effet, la ville d’Ixhuatan sera probablement vouée à un développement économique rapide dans les prochaines années. Le tissu social, bien qu’imprégné de la culture zapotèque, est déjà largement affaibli. Se pose la question de proposer un avenir plus riche aux élèves que celui qui consiste à poursuivre les mirages de la modernité. De même à Pueblo Viejo, un ami m’expliqua que la plupart des jeunes percevaient leur communauté comme une prison. Tout l’enjeu est alors de leur offrir la possibilité de partir, étudier et voyager, pour mieux revenir et appliquer les connaissances acquises dans leur communauté.

Dans cette partie du Mexique, les tensions du capitalisme se donnent ainsi sous un jour limpide. Communauté de pêcheur situés au bord de la mer, Pueblo Viejo est reliée au reste du monde par une piste et un câble électrique. Qu’adviendra-t-il le jour où le gouvernement ou la communauté elle-même auront décidé de recouvrir les multiples dépressions sablonneuses de bitume et que 20 minutes suffiront alors pour faire le trajet jusqu’à la première bourgade située dans les terres ?

La piste qui mène à Pueblo Viejo

Entre résistance et fragilité, les foyers d’autonomie s’interrogent sur leur destin. Pleinement conscients parfois des pièges qui se dressent sur leur route, ils ont déjà à leur disposition une batterie de concepts et d’outils pratiques pour leur faire face. Ainsi on entend souvent revenir des notions telles que celle de « développement intégral » synonyme d’un développement visant à renforcer l’intégralité du tissu communautaire. Tentative de bifurcation par rapport à la voie toute tracée vers la dislocation capitaliste. Il est troublant de constater que certaines interrogations se posent chez eux comme chez nous à partir de deux points de vue opposés : là-bas : développer les communautés sans être absorbés par l’économie dominante ; ici, construire des formes de vie qui parviennent à s’extraire de cette même économie. Chiasme et point de jonction troublant dont on n’a pas encore tiré tous les enseignements et la puissance possibles.

Congrès

Au bout d’une dizaine de jours, je quitte le littoral en compagnie de quatre camarades du lycée, nous nous enfonçons dans les terres jusque dans une communauté qui abrite une université culturelle. S’y tient un congrès communautaire intitulé « Résistance et Apprentissage ». Tassés à 6 dans un taxi nous filons sur la grande route du sud. Les doubles remorques se succèdent de même que les barrages policiers ou militaires. Nous arrivons au milieu de la grande plaine occidentale, espace interminablement strié d’éoliennes dont le nombre écrasant ici, révèle leur caractère monstrueux.

La Venta, La Ventosa, sont le nom des agglomérations traversées, indiquant que nous sommes parvenus au point où les deux massifs montagneux, celui qui s’étend vers l’ouest et celui qui vient de l’est, se rejoignent en s’affaissant, offrant à tous les vents océaniques l’occasion de s’engouffrer vers le nord ou vers le sud selon la saison. À certaines époques de l’année, la circulation se trouve régulièrement coupée tant les masses d’air y soufflent puissamment menaçant de retourner les camions. La route bifurque ici et nous pénétrons dans les contreforts des montagnes. Au bout de quelques kilomètres il nous faut subitement abandonner notre taxi pour traverser le barrage établi sur la chaussée depuis l’aube. On revendique la libération d’un « lider estatal ».

Puis, après plusieurs heures à sillonner une forêt de plus en plus touffue et vallonnée à l’arrière d’un pick-up, on nous largue sur le bas côté. Une piste s’enfonce dans l’intérieur du plateau où nous sommes parvenus. Un fleuve aux rives prolifiques y fait serpenter ses eaux limoneuses.

Jaltepec est une communauté ayuuk fonctionnant sur la base d’un système assembléaire avec répartition de charges. Assez rapidement après avoir été accueillis à l’université, on nous précise qu’il est interdit de se déplacer dans les rues après 22h, pour des raisons de sécurité. Le soir je questionne un ami vivant ici, lui exposant mon désagrément face à cette mesure. Eludant quelque peu ma question, il m’explique surtout que cette norme a été décidée en assemblée et qu’il n’y a donc pas lieu d’en être surpris. L’évocation des problèmes d’alcoolisme et les exactions des narcotrafiquants, dont la présence se fait sentir de manière croissante dans la région, sont évoqués succinctement. Ma gêne se décuple en même temps que ma compréhension, lorsque quelques heures plus tard nous sommes réveillés en sursaut par une rafale de coups de feux tirée à quelques mètres de notre logement. L’habitude semblant l’emporter sur la peur, mes compagnons se rendorment aussi sec, tandis que j’entame ma lutte contre l’insomnie. Le lendemain matin, on me dissuade à demi-mot d’aller chercher dans la rue des traces de l’événement nocturne. Quoique les pronostics rigolards penchent du côté d’un acte perpétré sous l’emprise de l’alcool, mieux vaut ne montrer aucune forme de curiosité qui pourrait être mal interprétée. Personne ne semble partager mon indignation. Je mesure à cette occasion le degré d’intériorisation de la peur et de la fatalité quant à la violence diffuse présente dans le pays.

Sur les deux jours du congrès auxquels nous assistons, l’un est exclusivement consacré à la défense du territoire, tandis que l’autre, au cours duquel les compagnons de Jose Marti sont dûment ovationnés, laisse place à la présentation de différentes initiatives éducatives communautaires. Les différentes tables de discussion mélangent universitaires, intellectuels indigènes et membres de communautés en lutte. L’ensemble confirme le sentiment que j’avais eu de l’assise profonde de la grammaire politique communale dans le pays, et plus spécifiquement du rôle des lieux éducatifs communautaires quant à sa diffusion. Au cours de ces rencontres, l’étrange proximité que me communique la région quant à la perception de notre époque et aux possibilités de désertion du monde capitaliste devient obsédante. Il se trouve même quelque professeur d’université pour exposer que l’horizon national populaire est derrière nous et que nous sommes désormais en transition vers l’horizon communautaire populaire. Face au nouveau cycle d’accumulation du Capital, incarné notamment par la multiplication des « megaproyectos » extractivistes, et aux formes d’agressivité accrue qui l’accompagnent, nul choix que d’élaborer de nouvelles grammaires politiques et d’adopter, en les renouvelant sans cesse, les bases de la « communalité ». Carlos Manso, historien et compagnon de lutte indigène, appuie ce constat dans un style aux résonances sombres, dénotant le sentiment d’urgence face aux offensives du pouvoir. Selon lui, après un XXe siècle révolutionnaire, le XXIe siècle sera soit celui de la dislocation dépressive soit celui de la reconstitution communale, une reconstitution impliquant tout le monde, non pas seulement les indigènes.

Au bout de trois jours et après quelques formalités excessives de clôture, les chaises sont écartées avec empressement de la pelouse où se sont tenues les conférences. La musique tonitruante d’une fanfare, fierté oaxaquenienne, éclate orgueilleusement pour délier les jambes crispées des auditeurs. Subitement, des bouteilles de mezcal et de tequila apparaissent. D’abord en proie à l’hébétude, les corps se mettent en mouvement. Les professeurs aux titres honorifiques constamment rappelés à l’entame des exposés, sont parfois les premiers à se déchaîner au milieu des cercles de danseurs. Visiblement habituel par ici, le jeu de gêne et de transgression hilare des codes sociaux se met en place entre les jeunes. Au pied du cèdre imposant, la fête, qui s’étire dans la nuit, prend l’allure d’un duel entre les musiciens et les convives.

« Radio totopo, alimenta la lucha »

Le lendemain, je reprends la route seul en direction de Juchitan. On m’a conseillé d’aller trouver les camarades de Radio Totopo. Sortant du terminal de bus, je m’aventure d’abord à pied dans les rues de la ville. « Toute description serait trop courte, et insuffisante ». Je prends subitement conscience de ce que signifie « tremblement de terre ». Les tas de décombres sont encore si nombreux à envahir la chaussée que toute la circulation du centre ville s’en trouve modifiée. Heureusement, je me dirige vers le sud. À mesure que je m’enfonce dans cette direction, les béances laissées par les maisons détruites se font plus régulières.

Découragé par le soleil et le poids de mon sac à dos je hèle un moto-taxi. Il me dépose devant une maison de brique couverte d’une fresque haute en couleurs où trône un énorme jaguar. Une petite porte sur le côté permet de pénétrer dans le patio en terre battue couvert d’un toit de palmier. Une nuée de chamacos fait régner une agitation joyeuse dans l’endroit. La modeste bâtisse en péril d’effondrement ne pouvant plus servir de refuge, l’émetteur a été provisoirement installé quelque part entre tables et hamacs, en proie à la frénésie des enfants. Bien recommandé, je suis immédiatement accueilli avec bienveillance par les camarades du lieu. Presque immédiatement se présente du travail. Des étudiants en architecture sont venus livrer leur projet d’étude consistant en abris provisoires pour les victimes du séisme. Dans le pâté de maison voisin, nous entamons la construction sur la dalle d’une bâtisse qui a entièrement disparue. Une secousse nous accueille. Durant quelques secondes la terre toute entière se soulève et s’affaisse telle une poitrine sous l’effet d’une puissante respiration. Une clameur mi-inquiète mi-amusée se répand tout autour de nous à mesure que les familles se précipitent en-dehors des bâtiments. Une fois la réplique passée, la vie reprend rapidement son cours normal. Nous entamons la construction d’une sorte de dôme géodésique en matériaux de récupération, avec l’aide de quelques habitants du quartier. Je me rends compte qu’ici, la première langue parlée par tout le monde est le zapotèque. Ma présence est le sujet d’une fascination amusée autant que mon piètre accent espagnol, l’objet de moqueries sans fin.

Les piliers de Radio Totopo

Les quelques jours passés ici me font rapidement mesurer le rôle clef de la cité juchitèque quant à l’organisation de la résistance de l’Isthme tout entier. Certains camarades proches de la radio ont été en première ligne des luttes contre l’arrivée des éoliennes. Après avoir participé, trois mois durant, à la tenue d’une barricade à l’orée de la ville pour empêcher l’arrivée des mâts, certains ont du rester cachés dans différentes familles amies afin de ne pas courir le risque d’une exécution sommaire par la police ou les paramilitaires. Depuis, certains sortent peu de leur quartier, seul endroit où ils sont assurés que les autorités ne prendront pas le risque de leur causer des ennuis, puisque cela les exposerait à une révolte immédiate. Ainsi Radio Totopo est une radio communautaire dans le sens le plus éclatant et le plus profond qu’on puisse imaginer. Radio pirate ayant pris sa part dans toutes les formes d’agitation des 10 années de son existence, elle est intensément enracinée dans le quartier qui l’abrite. Elle ne vit que des dons des habitants, en argent ou en nourriture, et du temps que certains offrent pour venir la faire fonctionner. Lors de mon séjour, elle s’apparentait davantage à un lieu de vie communautaire, où de la nourriture était disponible en permanence, en particulier pour les bandes d’enfants des rues avoisinantes. On m’y racontait quelques épisodes de la vie mouvementée de l’APPJ (asamblea popular del pueblo juchiteco) où se rencontre paysans, pêcheurs et habitants des quartiers les plus pauvres de la ville. À l’intérieur on trouve son blason représentant le peuple en armes encadré par les mirobolantes fleurs zapotèques, le tout souligné d’une phrase : « le vent, la terre et l’eau ne se vendent pas, ils se préservent et se défendent ».

Syncrétisme juchitèque dans les locaux de radio totopo

Jicara de oro

Fasciné par cette rencontre qui densifie encore le sentiment de camaraderie avec les autonomies istméniennes, je quitte pourtant Juchitan après un séjour éclair, le temps jouant désormais contre moi alors que la date de mon retour se rapproche dangereusement.

Il me faut encore m’enfoncer un peu plus dans les replis de l’Isthme avant de rentrer en Europe. Depuis quelques semaines la forêt et les montagnes des Chimalapas agissaient sur moi comme un aimant. Proche de la côte sud tout en constituant un microcosme à part, je savais que les « Chimas » avaient pris une part active dans la lutte contre l’implantation de la concession minière canadienne. Ma perception de la lutte contre les projets extractivistes restait fondamentalement partielle sans un passage par les hauteurs isolées des communautés montagnardes.

Après deux jours d’appels infructueux sur l’unique ligne téléphonique du village où j’ai un contact, je finis par obtenir une réponse positive quant à une possibilité d’accueil. La communauté dispose d’une navette collective qui fait le trajet deux fois par semaine. Le jour où je me présente la camionnette n’est pas descendue en l’absence de passager à l’aller. Au bout de quelques heures nous sommes une dizaine, dont la plupart encombrée de cabas et de cartons en tout genre, à chercher un moyen de nous acheminer en haut. Une solution finit par s’improviser et je me vois de nouveau brinquebalé à l’arrière d’un pick-up, l’embrasement du soleil couchant laissant place à l’obscurité, aux bourrasques de vent et à l’humidité du brouillard à mesure que nous progressons dans les lacets torturés et terreux qui s’enfoncent dans la montagne. En plus de quelques habitants, je passe le voyage en compagnie d’un pasteur, d’une naturaliste, d’une institutrice et d’un administrateur civil. Quelques heures plus tard, heureux mais transis, j’arrive en pleine nuit chez mes hôtes : des paysans à la verve haute, aussi accueillants que fiers de m’enseigner la manière dont ils défendent avec acharnement le vaste territoire qui leur échut. Forêt immense s’étendant sur le massif montagneux, les Chimalapas abritent un nombre extraordinaire d’espèces animales et végétales en voie de disparition. Poumon de l’Amérique centrale, ce foisonnant écrin aux vallées encore vierges, demeure du jaguar, voit naître les sources de la plupart des cours d’eau qui abreuvent l’Isthme. Mais la région, courtisée pour ses richesses naturelles, est aussi le lieu d’une guerre permanente depuis plusieurs siècles. Les communautés paysannes, façonnées par les migrations internes quoique majoritairement zoques, tentent de repousser les « invasions » des grands propriétaires de troupeaux souvent soutenus par le gouverneur du Chiapas. Ce sont aussi des entreprises de bûcheronnage qui viennent piller des hectares de forêts. À tous ces rapaces se mêlent les narcotrafiquants qui pratiquèrent, comme en 1998 lorsque se volatilisèrent en fumée 200 000 hectares de bois, une politique de la terre brûlée aux conséquences catastrophiques. Les comuneros se réclament d’un acte notarié de 1687, date à laquelle un sacerdote acheta pour le compte des zoques 900 000 hectares de forêt à la couronne espagnole, qu’il paya en remettant des calices emplis d’or, les « jicaras de oro » dont le nom chimalapas est la traduction vernaculaire. Tentant de sauvegarder un espace immense essentiel à l’équilibre naturel de la région, les zoques sont pourtant bien isolés malgré la détermination hors norme que je sentais chez mes hôtes. Comme à maints autres endroits la puissance qui se dégage de ces communautés potentiellement auto-suffisantes le dispute à la fragilité que l’on perçoit face aux offensives de l’économie mondialisée.

Dimanche 20 novembre dernier, les comuneros arrachent des clôtures installées sur leur territoire par des propriétaires bovins.

Quatre jours plus tard, je redescends de la montagne, la tête pleine de songes et d’incertitude. La camionnette file doucement sur la piste tortueuse fouettée par un vent glacial au petit matin. Quelques habitants somnolent sur les mauvais bancs du pick-up au milieu des chargements de légumes destinés aux marchés du littoral. Lorsque l’aube mord l’horizon de ses teintes orangées, le relief s’efface progressivement. Derrière l’éparpillement des vertigineux pics de roches qui subsistent, apparait la surface polie de l’océan. Je rejoins tranquillement la chaleur du bord de mer et la tromperie rassurante des flux civilisés.

La paloma voladora de la zona oriente (enregistrée dans les Chimalapas)

« Être communal »

Entrer en contact avec le Mexique, pour peu que l’on y soit disposé, nous confronte à un choix de civilisation. À l’étonnement de voir les hypothèses révolutionnaires les plus pertinentes de ces dernières décennies trouver un terrain florissant dans ce pays, succède un sentiment de profondeur inconnue. Si des doutes nous saisissent parfois quant à nos tentatives souvent minoritaires d’occupation et de défense du territoire, celles-ci trouvent au contact des autonomies mexicaines un prolongement aux allures de bifurcation historique.

Citons encore Carlos Manso : « Notre résistance est beaucoup fondée sur l’être communal des peuples, la défense de la communauté agraire, de notre mode de vie. Ce sont des éléments de résistance qui sont présents et, bien sûr, nous nous reposons sur eux pour chercher à communiquer entre nous et à partir de là résister encore dans ce contexte ».

Loin de se cantonner à la dimension agraire, la communalité, concept auquel il faudrait donner un écho plus fort de ce côté de la planète, est une proposition dense d’élaboration de formes de vie irréductibles au monde capitaliste. « On peut se représenter la communalité comme une maison qui aurait quatre piliers : l’organisation communautaire, le travail partagé, le territoire et la fête », tentait de traduire une jeune étudiante de Jaltepec [3]. On pourrait modestement avancer que « le communal » précède la question révolutionnaire en tant qu’il constitue la base d’une civilisation singulière. Ce n’est pas la révolution en tant que telle, mais plutôt le soubassement nécessaire et l’horizon de toute entreprise de bouleversement de la soumission au règne du capitalisme. Depuis le Mexique, des appels sont lancés à rejoindre cette dimension du réel. Il tient à nous d’élaborer, depuis nos existences, les voies de jonction avec ce cheminement.

Fort de mes quelques découvertes, qui sont loin d’être totalement neuves, je ne peux que conseiller ardemment à toutes les personnes sincères qui se languissent de voir advenir une mutation de nos conditions d’existence, d’aller arpenter la luxuriance mutilée des contrées mésoaméricaines.

[1Mexique profond, une civilisation niée, Guillermo Bonfil Batalla, éd. Zones Sensibles 2017, avec une préface d’Alessi dell’Umbria.

[2Pour les deux paragraphes suivants se référer au texte de Carlos Manso « Voici venu le temps des calamités » disponible en français sur le site « la voie du jaguar », et le très complet article « México : Se aplica doctrina del shock tras terremoto en Oaxaca » disponible sur le site reinsurgencias.org

[3Voir par exemple, l’article disponible sur « la voie du jaguar » intitulé « la communalité chez les peuples originaires » de Benjamin Maldonado Alvarado.

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