Fluorescences : orgie des signes, lessive du sens

« Les choses sont devenues floues mais elles pourraient devenir nettes. »

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

« C’est une situation paradoxale qui voudrait dire qu’au fond, toutes les utopies ont été en quelque sorte réalisées, l’utopie de la libération, l’utopie du progrès, l’utopie de la production massive, enfin l’utopie de l’information, etc. Tout ça est en place, et nous n’en voyons plus la finalité, parce que nous avons peut-être simplement dépassé la fin, nous sommes allés ou trop loin ou de l’autre côté. Nous nous trouvons dans un espace instable, où il n’y a plus exactement de règle du jeu. C’est-à-dire que la perspective linéaire du temps, la perspective de l’histoire ne fonctionne plus, et qu’il y a paradoxalement une curieuse réversion des choses, qui fait peut-être qu’étant allés au-delà, étant dans une sorte de vide de la finalité, de vide de la fin, tout revient sur ses propres traces pour les effacer. »

Jean Baudrillard, Les Humains Associés revue intemporelle, 1994

En quelques semaines, la fluorescence des gilets jaunes s’est imposée dans toutes les sphères, se déploie sans en-dehors. Observateurs et participants, enthousiastes et détracteurs, chacun se retrouve acculé à cette profusion des signes, où plus rien ne semble accepter de faire sens. Mais tout ce qui jusque là pouvait articuler une certaine pensée commune a t-il encore cours ?

Si tout le monde est dépassé, c’est peut être parce que nous vivons le dépassement. Dans le monde médiatique, experts en commentaires convoquent tour à tour les jacqueries de l’ancien régime et le mouvement poujadiste, mai 68 et février 34, la commune de Paris et les émeutes de 2005. Sur BFMTV, une journaliste s’éberlue des « manifestants qui n’en sont plus ». Les chaînes info ne savent plus par quel bout de la ficelle extirper le sens, prises dans l’impossibilité d’identifier, réduire en cases et en systèmes un soulèvement sans leaders ni revendications raisonnables. L’évidence d’un sens, ces médias ne la trouveront pas, ne pourront l’imposer comme ils en avaient pris l’habitude.

Car il y a dans l’imprévisibilité même des gilets jaunes le reflet d’un effondrement du sens. En premier lieu ce sens qu’une certaine classe moyenne (ou celles et ceux aspirant à en être) acceptait d’arrimer à son existence. Le sens de l’homo œconomicus, hérité des Trente glorieuses : réussir sa vie par le travail acharné ; accéder à la propriété, gagner de quoi se divertir et s’offrir les dernières trouvailles mises en circulation par l’époque. S’assurer que ses enfants, à leur tour réussiront leur vie, selon ces mêmes schémas. Les derniers des fidèles, ceux qui hier encore jouaient le jeu sans perdre espoir, réalisent dans la douleur d’un sentiment d’humiliation que ces aspirations sont derrière eux. Le mérite ne recevra plus récompense. Désuets les petits plaisirs au restaurant ou cinéma, le rêve du coin de verdure à soi, l’excitation pour la nouvelle technologie ou la nouvelle voiture, adieu l’épargne pour les études des enfants, dilapidé depuis longtemps le petit capital promis. Parole sortie de la bouche d’un chômeur, dans un car-Macron pour Paris : « Aujourd’hui plus rien n’est sûr, ta vie, ton boulot, ton couple, tu ne peux même pas être sûr que tes gamins t’aimeront ! », réponse d’un retraité : « ça ne sert plus à rien de travailler comme on l’a fait, ses compétences, il vaut mieux les garder et s’en servir pour soi. ». La mythologie libérale, tout comme celle de la représentativité, qui assuraient encore un ordre chimérique finissent de se déliter. L’incessante répétition des fins de mois, c’est toute la fin d’un monde.

« Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif, à accomplir. Balayer, nettoyer. La propreté de l’individu s’affirme après l’état de folie, de folie agressive, complète, d’un monde laissé entre les mains des bandits qui déchirent et détruisent les siècles. Sans but ni dessein, sans organisation : la folie indomptable, la décomposition. »

Tristan Tzara, manifeste Dada, 1918

Dans cette sédition de la dépossession matérielle aussi bien que de la dépossession métaphysique, les signes s’affolent et se mélangent, dans un brouillard comme privé d’éloquence. Les gilets jaunes en tant que mouvement ne discourent pas, refusent pour la plupart de s’effacer au profit d’une voix médiatique. Les gilets jaunes rechignent à fixer des mots sur une détresse qui cherche encore à se dire, dont la parole s’ébauche, se réfute et s’affirme chaque jour. Les gilets jaunes partent à la conquête d’un devenir. Et rien de tel, pour précipiter le devenir, que d’en finir avec les catégories du présent, qui sont encore les catégories du passé. Rien de tel que d’en finir avec le présent.

Le présent des lieux d’abord. L’urbanisme de ces cinquante dernières années perd son sens d’usage : l’on se découvre piéton sur les autoroutes, on pose sa tente sur le rond-point d’une ZAC, on se réchauffe autour d’un brasier sur le parking d’un hypermarché. Les sans-gazoil subvertissent la diversité des espaces façonnés par l’hégémonie automobile. Privés de pouvoir acheter, le centre de la grande ville devient l’espace où l’on tente de déloger la puissance économique et administrative. Le « On est chez nous ! » xénophobe semble alors clamer qu’aucun espace ne peut nous être exclu, fût-ce le faste des bâtiments officiels, fût-ce pour y mettre le feu.

Le présent des idées ensuite. Comme beaucoup de gilets jaunes, les opinions aussi sont déclassées. Sur les réseaux, sur les pancartes, les images et les drapeaux, ce qui restait de boussoles politiques et morales s’amalgament jusqu’à se désintégrer. Des nonnes se trémoussent avec les bloqueurs sur de la musique dance, des journalistes en direct sont équipés de casques et lunettes, un drapeau LGBT flotte à quelques mètres d’un drapeau royaliste pour la destitution du trône, enfants des banlieues et chavs des campagnes se retrouvent sur les barricades, une rumeur selon laquelle Macron vendra la France à l’Onu se répand par près de 100 000 partages, Pamela Anderson y va de son message anticapitaliste, des vidéos de Daesh feraient référence aux gilets jaunes, le gouvernement « invite l’opposition à ne pas se rassembler », la violence désenchantée [1] offre un lifting à l’art pompier, les adeptes de Debord exaltent le spectacle de l’insurrection, Isabelle Balkany félicite les propos de Besancenot, un syndicat de police proclame la grève illimitée, et l’on se demande au juste si les Marseillaise entonnées partout, sont bien chants de révolution, hymnes patriotes ou réminiscences de la dernière coupe du monde...

Dans cette orgie des signes, tout ce que l’on agglomérait sous le doux nom de postmodernité bégaie les scènes de son théâtre. Tous les symboles, les acteurs d’une époque se dérèglent, se fondent et s’épuisent en une grande farce de la fin, quasi dadaïste. Nécessaire tabula rasa ?

« En regardant au jour le jour la situation changeante de la France, il faut avoir dans l’esprit la notion de l’action publique comme mode d’éducation du pays. L’éducation - qu’elle ait pour objet des enfants ou des adultes, des individus ou un peuple, ou encore soi-même - consiste à susciter des mobiles. Car jamais aucune action n’est exécutée en l’absence de mobiles capables de fournir pour elle la somme indispensable d’énergie. Vouloir conduire des créatures humaines – autrui ou soi-même – vers le bien en indiquant seulement la direction, sans avoir veillé à assurer la présence de mobiles correspondants, c’est comme si l’on voulait, en appuyant sur l’accélérateur faire avancer une auto vide d’essence. »

Simone Weil, l’enracinement, 1949

Les choses sont devenues floues mais elles pourraient devenir nettes. [2]
Dans le désenvoûtement massif présent, par la dissolution des vieilles catégories et la rencontre entre mondes à l’ordinaire opposés, réunis parce qu’ensemble précarisés, se joue l’occasion d’ancrer et faire entendre d’autres imaginaires. Triompher du vide spirituel et regagner la perception de nos existences. Faire fi de la fierté qui existe à ordonner dans nos têtes tout ce qui se décompose sous nos yeux. Faire le pari humaniste, comme l’ont fait le comité Adama et bien d’autres samedi dernier, que sur ce champ de bataille pourront surgir de nouveaux rapports au monde, à soi et aux autres.

« Tout est allé trop loin, c’est fini là, c’est fini, on ne peut plus faire marche arrière. » Une gilet jaune dimanche, à son retour en gare de Sens.

[Photo : Boris Allin]

[1Gilles Lipovetsky, l’ère du vide, 1983

[2Programme, Agent réel, 2010

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