Féminisme et conflit

« Le paradigme de l’émancipation a gagné, et le paradigme de la libération a perdu » - Entretien avec Mario Tronti

paru dans lundimatin#193, le 27 mai 2019

Mario Tronti, communiste italien fondateur de l’opéraïsme, discute ici de sa rencontre avec le féminisme et en particulier le féminimisme italien de la différence au travers de l’ouvrage Ne crois pas avoir de droits pubié en 1987 par la Librairie des femmes de Milan. La semaine passée, nous publiions un article de Lia Cigarini et Luisa Muraro, de cette même librairie, qui mettait le doigt sur deux façons de pratiquer la politique : d’une part la pratique de l’organisation, majoritaire à gauche et associée aux hommes, d’autre part le fait de partir de soi et des relations, qu’elles revendiquent comme une méthode inventée par le féminisme. Ici, Tronti se montre à la fois enthousiasmé par le féminisme de la différence en tant qu’il révèle un conflit et une contradiction décisive et en même temps sceptique quant au fait de définir la politique par la relation. Il dresse également un bilan politique plutôt pessimiste sur les victoires du féminisme. Selon lui : « Le paradigme de l’émancipation a gagné, et le paradigme de la libération a perdu ».
Nous rappelons que les éditions La Tempête viennent de republier Ne crois pas avoir de droits, augmenté d’une préface de la féministe Teresa de Lauretis.

La première question voudrait être autobiographique. Comment avez-vous rencontré la pensée des femmes et le féminisme, et comment l’avez-vous accueilli ?
Mario Tronti : J’ai rencontré le féminisme il y a maintenant plusieurs décennies, c’est-à-dire dans sa phase émergente et impétueuse, après les années 1960, précisément dans la vague des expériences des mouvements qui avaient agité le Pays. Alors en première instance il y avait des lieux de référence culturels et théoriques et, étant donné que l’alphabétisation sur ces sujets est obligatoire, parce que c’est un phénomène qui a aussi exprimé une certaine capacité créative dans le langage, pendant un moment il fut nécessaire de se donner les moyens de comprendre cette forme d’expression. En outre, j’ai été beaucoup aidé par deux points de référence, deux points d’élaboration très importante sur ces thématiques, c’est-à-dire la Librairie des femmes de Milan et Diotima de Vérone. Ainsi que la connaissance personnelle de certaines des figures du féminisme, notamment Andriana Cavero, Ida Dominjianni, Maria Luisa Boccia.

Il y a eu ensuite pour moi également un autre lieu d’ouverture à ce thème dont on ne se souvient pas aujourd’hui, mais dont je crois qu’il était important dans cette phase entre les années 1970 et le début des années 1980. Je fais référence au fait que cette thématique entra également dans la politique, non pas abstraitement, mais vraiment dans le lieu de la politique où je me situais personnellement, c’est-à-dire dans le PCI. Lieu où, je parle du PCI de Berlinguer, le féminisme a eu une irruption très significative, tant il est vrai que nous en parlions beaucoup, parce que c’était un moment dans lequel il eut grand un impact, y compris public. Aujourd’hui, c’est plus un phénomène d’élite, mais à l’époque ce fut un phénomène de masse parce qu’un grand nombre de femmes s’y est impliqué. Il entra dans le PCI en ce sens, parce qu’il devenait un élément de contact avec quelque chose qui était extérieur au parti, mais qu’on reconnaissait comme très significatif. Dans le PCI d’alors, c’était Livia Turco qui s’occupait beaucoup de ces choses-là. On utilisait un terme qui s’est perdu par la suite, celui de « peuple des femmes » qui est un peuple particulier, qui manifestait une de ses spécificités et qui n’était pas quelque chose de purement revendicatif, comme c’est ensuite devenu le cas même à l’intérieur des partis. C’était une chose plus sérieuse, un fait plus sérieux.

Alors j’ai pris un peu ces questions sous ces deux angles, un angle théorique à travers la connaissance qui s’élaboraie dans ces noyaux intellectuels, et un angle politique à travers une expérience et une pratique de parti qui m’incitaient à examiner le problème et à y participer. J’eus alors une ouverture importante, précisément d’un côté une curiosité intellectuelle pour une élaboration qui était éminemment respectable et d’un niveau remarquable et, du point de vue politique, parce qu’il m’apparaissait comme un grand thème de la présence du parti dans la société, aussi d’une présence nouvelle par rapport au passé. Dans le PCI, il y en avait des choses dans ce domaine à dépasser. Je le répète, c’était le parti de Berlinguer, en somme très ouvert à ce qui se mouvait dans la société, à ce que l’on appelait alors les mouvements.

Et d’un point de vue théorique quel effet à eu la rencontre avec la pensée des femmes ?
MT : Je me définis comme un penseur du conflit et c’est donc précisément partout où je vois émerger une contradiction que je pose mon attention pour essayer de comprendre et de m’introduire pratiquement dans la chose. La question du féminin est effectivement un lieu hautement conflictuel. Elle émergeait tout à coup dans ces années-là comme un élément qui rompait une tradition, des habitudes et conduisait à un seuil plus avancé d’engagement et de pensée. Je dois dire que personnellement je n’ai jamais eu une attitude générique sur ce que l’on nomme « le féminisme ». Ce qui m’a tout de suite semblé très intéressant, et qui l’est toujours, c’est cette forme de féminisme qui s’intitulait « pensée de la pratique de la différence ». Je n’ai jamais eu beaucoup de sensibilité pour les thématiques émancipationnistes, ce n’était pas ce qui m’intéressait. Quand j’ai vu leur insistance sur le thème de la différence j’ai reconnu une « chose sérieuse », parce que la différence est justement un conflit.

L’émancipation n’est au fond qu’un rafistolage, je l’ai toujours vue comme une forme qui, si elle a certes beaucoup compté pour les luttes féministes du 20e siècle, fait cependant partie de ces luttes que nous pouvons définir comme « démocratico-progressistes », envers lesquelles je n’ai personnellement jamais eu de grande sympathie. Le thème de la différence de genre entre homme et femme, voilà ce qui m’intéressait. Je dois dire qu’en ces temps-là le travail d’élaboration sur ces thèmes était très sérieux. Je regardais ensuite en direction des élaborations théoriques masculines de la politique qui étaient alors comme aujourd’hui, peut-être qu’aujourd’hui c’est même pire, très pauvres et médiocres. Au contraire, là-bas, je trouvais une brillance de pensée qui m’incitait à comprendre et à voir. Cette brillance était aussi exprimée dans cette forme d’invention du langage, qui est toujours quelque chose de grand, parce que, quand il y a une rupture, il faut dire les choses différemment de comment nous les disions avant. Pas seulement des choses différentes, mais aussi les dire d’une manière différente. Et ici, dans le féminisme de la différence, c’étaient ces deux choses qui se liaient bien.

Cependant dans La politique au crépuscule et dans d’autres écris vous parlez du féminisme comme d’une révolution de l’après-guerre et, si d’une part vous reconnaissez cette force au Mouvement des femmes, d’autre part vous affirmez aussi que c’est une révolution qui a échoué, parce qu’« arrivée sur le tard ».
MT : Oui, ce fut un passage peu apprécié dans cet horizon féministe. Je suis convaincu que le thème de la différence est un grand thème théorique, et aussi un grand thème politique. À un certain point j’ai dit qu’ « il a manqué l’époque » - je ne me souviens pas vraiment l’expression. Ce grand mouvement est intervenu à un moment où les grandes contradictions politiques avaient déjà décliné. La pensée de la différence est une des grandes pensées du vingtième siècle, mais elle est tombée dans ce 20e siècle qui déclinait déjà vers le bas. Dans les années 1970 nous avons vécu un moment de grande effervescence des mouvements, qui toutefois ont eu un impact sans produire quelque chose de positif. Pour être exact, ils ont eu un impact dans la période suivante qui les a tous niés. Des années 1980 jusqu’à aujourd’hui ça a été l’ère de la grande réaction. C’est une époque que j’ai appellé de restauration.

Le féminisme à sa manière a eu un impact à une époque dans laquelle la pensée potentiellement révolutionnaire s’est développée sous une ère de restauration. Et c’est le motif pour lequel je crois qu’il n’a jamais décollé au niveau des masses. Et il a dû régresser à ce niveau d’élite comme je disais tout à l’heure. Cet élan qui était dans le peuple des femmes s’est perdu et ensuite ce peuple ne s’est plus retrouvé. Au contraire s’est créée une fracture profonde entre le peuple des femmes et ces élites intellectuelles très raffinées. Mais ce n’est pas de leur faute, c’est à cause de l’époque dans laquelle ça s’est produit.

Et vous dites que la révolution féministe, vous utilisez ces termes, a été « seulement culturelle » et « non politique ». Pouvez-vous expliquer cette distinction ?
MT : Oui, elle s’est repliée sur un terrain purement théorico-culturel. Nous en arrivons ici à des considérations qui sont, en ce qui me concerne, aussi un peu différentes de ces années que nous étions en train de décrire. Parce que j’ai un peu repensé ce temps aussi, parce que c’est vrai que les années 1980 sont arrivées, les années du grand changement d’hégémonie, dans lequel la droite a pris en main l’hégémonie culturelle, l’hégémonie civile, qui sont des choses que nous subissons jusqu’à aujourd’hui. Mais je me suis remis à penser aussi le caractère de ces émergences, des ces irruptions mouvementistes des années 1970 et même celle de ’68. Ici commencent certaines différences de lecture. Je me confronte souvent également avec Ida Domijanni sur la lecture de cette période, parce que je crois que dans les mouvement de ce temps, dans la culture de ’68, s’est ouverte une brèche qui a un peu fragilisé le mouvement : ça été des mouvements qui ont déstructuré le passé, c’était évidemment des éléments de forte critique du temps, mais ils n’ont pas eu la capacité de construire quelque chose d’autre.

La limite de la culture de ’68 est d’avoir été une irruption un peu anarchisante, un peu nihiliste, peu constructive. Et cela n’a pas aidé la pensée des femmes, qui ensuite a continué d’avancer de son côté, mais qui n’a pas eu l’impact social qu’on pensait et qu’on espérait. Aujourd’hui, je suis très préoccupé par la condition féminine dans son ensemble. Parce que je vois une disparité trop importante. Si nous regardons l’imaginaire, un mot que la pensée et la pratique féministe ont très à cœur, l’imaginaire féminin d’aujourd’hui est catastrophique, au niveau public, médiatique, au niveau de la publicité. Voilà l’insuffisance des cultures des années 1960, qui en quelque sorte ont été faibles, se sont montrées faibles, malgré le fait qu’elles avaient alors une grande force.

Puisque vous avez parlé de la question de l’imaginaire féminin dans notre société, je profite de l’occasion pour vous poser une question que je voulais poser plus tard. En admettant qu’après les mouvements féministes des années 1960 et 1970 le patriarcat s’est heurté, sinon à une une crise, du moins à une nécessité de se redéfinir ou de se modifier, de quelle manière selon vous s’articule le rapport patriarcat-capitalisme ? Est-il possible d’instaurer une corrélation entre le crépuscule de la politique moderne et la crise-mutation qu’a dû endurer le patriarcat ?
MT : La critique du patriarcat a été une grande formulation de la pensée féministe. Je crois qu’il est au fond une forme hiérarchique, une forme de domination, et qu’il fonctionne de manière organique avec la forme sociale actuelle, parce que c’est une forme sociale centrée et fondée sur la domination, sur le haut et sur le bas. Donc fatalement, et non sans raison, cette critique a conquit un rôle politique et non sans raison elle s’est exprimée dans les partis de gauche, là où la droite lui est restée tout à fait hostile. Mais, justement selon moi, le féminisme de la différence lui-même, qui était la forme de féminisme la plus radicale, n’a jamais voulu lire dans des termes directement et platement politico-sociaux sa propre position. Elles n’ont pas voulu se considérer comme une partie de la lutte des classes, elles sont devenues autonomes, et, je le répète, également avec raison, elles ont choisi un terrain différent et peut-être plus productif. À l’intérieur de la lutte des classes c’était juste qu’il y ait, et il y a effectivement eu, le paradigme émancipationniste, qui est le paradigme démocratique traditionnel de l’égalité des personnes et donc aussi des sexes, de l’égalité de la travailleuse par rapport au travailleur. Le féminisme de la différence s’est distingué de cela et n’a pas produit par hasard des choses plus spécifiques et aussi peut-être plus ponctuelles et selon moi aussi plus puissantes que l’émancipationnisme classique.

Justement il a affirmé qu’il ne suffit probablement pas d’abattre le capitalisme pour résoudre le problème féminin, qu’au contraire il serait reposé aussi dans une forme sociale différente, comme il le fut de fait dans les autres tentatives advenues dans certains pays. Je me souviens qu’un motif bienveillant de polémique contre moi que j’ai toujours nié a été : « Tronti, après avoir vu que le conflit de classe ne fonctionne plus, se reporte sur le conflit des sexes ». C’était une critique injuste parce que je ne suis pas convaincu que le conflit de classe s’est éteint mais qu’il s’est seulement transformé. Plutôt j’ai apprécié ce type de spécificités du discours de la différence qui déplaçait le terrain du conflit sur d’autres plans. Ensuite naturellement elles ont fait et elles font encore des choses, mais ce sont des contributions que nous devons savoir prendre pour ce qu’elle sont, et non les transformer en autre chose.

J’étais parti du patriarcat et du capital et vous avez justement pris une position plus axée sur le conflit en parlant de différence sexuelle et de lutte de classe. Vous soulignez les aspects les plus productifs et conflictuels de la pensée de la différence et vous les reconnaissez comme externes à un discours de lutte de classe qui, d’une certaine manière, quand il s’est lié aux thèmes du féminisme, l’a fait en adoptant une perspective émancipationniste, d’égalité des droits. Toutefois, il me semble que dans votre discours vous décrivez la grandeur de la politique moderne en la liant à ce thème du conflit de classe et, étant donné qu’aujourd’hui la conflictualité n’est plus productive sur le plan du travail, et qu’il s’agit de récupérer ce terrain, comment est-il possible de tenir ensemble ces deux plans : celui de la lutte des classes et celui du féminisme de la différence ? Quel lien peut-on établir sans retomber dans un discours émancipationniste qui est plutôt réducteur ?

Aujourd’hui je défends un discours qui peut se définir comme « le travail après la classe ». La conflictualité sociale ne s’est pas éteinte, s’est seulement éteinte cette opposition explicite entre grandes classes, parce que les formes subjectives qui l’exprimaient se sont éteintes. Il n’y a plus le capitaliste collectif d’autrefois, à la Gianni Agnelli. Le capitalisme collectif existe tout au plus au niveau mondial, et il ne s’exprime plus dans des figures individuelles mais dans des structures objectives, dans de grandes formes, de grandes concentrations financières. Aujourd’hui le capitaliste collectif, c’est la Banque mondiale, le Fond monétaire international. De l’autre côté, il n’y a plus aucune expression subjective du monde du travail, mais il y a une stratification du travail qui est très forte. La Librairie des femmes de Milan, par exemple Lia Cigarini et d’autres, portent une grande attention au thème du travail féminin. Ceci est très important, parce que selon moi, dans la stratification horizontale, dans la fragmentation du monde du travail, la féminisation du travail est une des composantes essentielles. Il y a aussi une féminisation de l’entreprise, en Italie nous avons même une présidente à la Confindustria, c’est donc une présence à prendre en compte. À mon avis ces mutations sont destinées à relancer des formes très évidentes de conflit. Nous ne savons pas si elles seront exprimées politiquement ou non, sur cela je suis très sceptique, je ne vois pas de forces capables d’assumer politiquement ces thèmes, pourtant socialement, donc objectivement, il y aura certainement une conflictualité sociale qui n’aura pas tendance à baisser, comme du reste on est en train de le voir. Aujourd’hui nous ne vivons pas seulement une conséquence de la crise, mais la conséquence d’une phase de domination néo-libérale qui aggrave le malaise social. Là, le conflit se posera de nouveau et dans le conflit il est très important de voir cette présence féminine, qui sera aussi un élément subjectif de pression et en partie, je l’espère, aussi d’avant-garde. C’est tout de même une chose à analyser. Et, je le répète, il y a des analyses qui sont en train d’être faites. Et là se pose le problème du déclin de la politique qui nuit à mon avis gravement à ces formes de pensée, y compris à la pensée de la différence. Une des mes divergences par rapport à leur parcours concerne toujours le thème de la politique. Ici je ne peux pas trouver un point d’accord, je trouve même beaucoup d’éléments de désaccords. Parce que je pense que la politique dispose d’une sphère autonome, qui doit être cultivée pour soi. La politique pour moi, c’est encore la politique moderne et pour elles ça ne l’est plus. Une chose sur laquelle j’ai beaucoup de réserves, c’est la manière dont elles parlent de politique, parce que c’est vrai que la différence a constitué une forte identité conflictuelle, mais parfois quand elles l’importent dans la politique elles semblent vouloir en atténuer l’effet. Penser la politique comme un schéma de relations, plutôt que comme un schéma de conflit, eh bien c’est un point de désaccord. Du reste, c’est quelque chose que je n’ai jamais tu, qu’elles n’ont jamais tu non plus et que je ne cesse de reposer. C’est cette idée-là de la politique que j’ai, très polarisée ; j’aime beaucoup le critère ami/ennemi, chose qui fait sursauter sur leurs chaises mes amies féministes.

Et donc il n’est également pas possible de penser que le conflit, la politique que vous avez en tête, puisse être considérée comme une politique neutre et ainsi, d’un point de vue féministe, un neutre qui est en réalité une pensée masculine masquée ?
MT : Oui, une des choses qui m’a toujours fasciné, depuis le début, c’était précisément cette critique-là. J’ai dit une fois que que mon illumination par rapport au féminisme de la différence s’est passée à la lecture du texte de la Librairie des femmes de Milan, Ne crois pas avoir de droits. C’est exactement ce que je pense, je n’ai jamais cultivé la thématique des droits, de la citoyenneté. Je l’ai toujours vue comme une forme idéologique de camouflage des conflits réels. De même, l’autre chose qui me fascinait c’était la critique de l’individu neutre, c’est-à-dire la critique des droits de ’89. Déjà les féministes de la révolution française le revendiquaient : les droits de l’Homme étaient seulement les droits de l’homme, du mâle. J’ai beaucoup aimé cela, parce que c’était ce que j’avais pensé et appris du jeune Marx : la critique de l’égalité formelle entre les hommes, qui présuppose que l’homme soit un individu neutre et qui ne recouvre pas de différence. Casser en deux l’individu neutre à été une opération théorique de grand impact, de grande importance. Mais, il reste cette distance qui parfois nous amène un peu à polémiquer. Avec reconnaissance réciproque. Je voulais aussi dire que, dernièrement, le féminisme s’est un peu éteint. Je ne retrouve plus l’élan initial, encore une fois, les difficultés sont nombreuses, je l’ai dit dans une formule : « la révolution féministe est une des révolutions du 20e siècle qui ont échoué », elles soutiennent que non, elles me disent que c’est la seule qui a réussi. Mais cela ne me convainc pas, je ne vois pas où est la victoire. Justement à cause de ce que nous disions avant, parce que le féminisme a eu un peu le même destin que les autres idées révolutionnaires du 20e siècle. Elles n’ont pas réussi à parler au peuple, à la grande masse des personnes, pas même aux personnes les plus disposées à écouter ce discours, et ainsi elles sont se fermées. Comme la gauche s’est enfermée dans le ghetto des couches néo-bourgeoises cultivées – parce que c’est cette gauche que nous avons aujourd’hui – les couches moyennes intellectuelles, et elle a confié le peuple aux pulsions de la droite. Le féminisme a eu le même destin à certains égards. Il s’est enfermé dans des lieux prestigieux d’élaboration, alors que le peuple des femmes continue de regarder les feuilletons dramatiques de Mediaset ou de la Rai. Ou alors la partie émancipée est devenue complètement homologuée au pouvoir. Je me demande : qu’il y ait Marcegaglia plutôt que Montezemolo à la tête de la Confindustria, qu’est-ce que ça change ? Il n’y a pas eu de révolution. Si tu mets Rosi Bindi plutôt que Pierluigi Bersani c’est pas comme si ça changeait la situation. C’est donc quelque chose qui ne me revient pas. Ce n’est pas assez de passer de l’un à l’autre et ce n’est pas non plus suffisant de demander des quotas. Le paradigme de l’émancipation à gagné, et le paradigme de la libération a perdu. La grande différence qui disait que « maintenant l’émancipation nous l’avons acquise et nous voulons la libération de la femme », eh bien la libération de la femme n’a jamais existé, ce qu’elles ne veulent pas admettre. Mais à mon avis c’est un blocage. Si elles le reconnaissaient, elles pourraient passer un échelon supplémentaire, aussi dans la pensée, qu’il serait intéressant de faire alors ensemble.
Toujours dans La politique au crépuscule vous décrivez le masculin comme un monde à explorer, mais vous ne dites rien de comment il peut être une ressource pour reconstruire une politique, en admettant qu’il puisse y avoir une reconstruction. Donc je me demandais, si la critique du neutre contient aussi une critique de la politique moderne, comment peut s’inventer une politique nouvelle, qui ne soit plus la politique moderne, mais qui ait la même force conflictuelle ?
MT : Ici aussi il y a un point de désaccord, c’est un point culturel plus large. Selon moi le féminisme s’est mis en dernière instance, y compris celui de la différence, dans le sillon du postmoderne. Chose que je refuse de faire, et que je refuserai jusqu’à ma mort. Non pas seulement parce que je me sens un homme de la modernité et surtout du 20e siècle. Le point de divergence est leur critique et leur prise de distance du 20e siècle, qui est pour moi le grand siècle, que nous avons seulement perdu sans l’avoir remplacé. La même chose vaut aussi un peu pour la modernité. Je suis convaincu que nous sommes en train de vivre une modernité tardive, décadente, mais pas décadente dans le sens de la grande décadence. Si seulement c’était une grande époque comme l’hellénisme ou le 17e siècle. Non, c’est vraiment une époque de dérive dans laquelle il ne reste rien, chaque chose s’en va de son côté. Ce n’est même plus une époque, c’est un temps. C’est une phase qui n’a même plus la dignité d’une époque. Personne ne se souviendra des années 10 du 21e siècle, comme tous nous nous rappelons des années 10 du 20e siècle. Ce fut un très grand moment dans lequel tout a explosé : la culture, l’art, la science, la politique, l’histoire, jusqu’à la grande guerre. Dans les années 10 des années 2000 il ne s’est rien produit, que s’est-il passé ? Je n’ai rien remarqué, moi.

J’invite donc a refaire toujours les comptes avec la modernité. Comme je pense que nous sommes dans une modernité tardive, je ne crois nullement que les paradigmes de la politique moderne soient terminés. Ils sont marginalisés. Pour moi « politique au crépuscule » signifie vraiment cela, que la politique n’est pas comme elle était habituée à être au 20e siècle, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas. Plutôt qu’elle se trouve dans des formes amoindries comme aujourd’hui, et ensuite qu’il y a des formes possibles de reconstruction de conflits à un autre niveau, d’une nouvelle conflictualité, enfin c’est ce que je souhaite, ou qu’au moins j’espère, qui explose quelque part. Et pourtant, elles considèrent au contraire la question comme tout à fait fermée et donc elles se mettent dans l’après, un syndrome typique des mouvements qui mettent en discussion ce qu’il y a, mais qui ensuite se perdent, ne se retrouvent pas, n’ont pas de continuité, ne s’enracinent pas et ainsi ne changent pas les choses ensuite. Et c’est cela qui me préoccupe et je ne sais pas comment en sortir. À mon avis les femmes devraient avoir un déclic, prendre d’autres modes d’intervention, peut-être aussi plus radicaux. Je leur demande : mais pourquoi quand vous allumez la télévision et que vous voyez ces femmes exposées et déclinées dans une sorte de corps animal qui est exposé à tous, pourquoi vous ne vous rebellez pas ? Pourquoi quand parle un Sgarbi, et qu’il raconte son rapport avec les femmes et qu’il dit : « je suis le maître de Berlusconi », pourquoi vous ne le giflez pas ? Elles devraient en quelques sorte exprimer le symbolique qu’elles aiment tant. Le faire voir. Sinon petit à petit on ne les verra plus et j’ai l’impression que s’éteindront aussi les lieux de haute élaboration.

Une dernière question. Que peuvent gagner le masculin d’une pensée de la différence sexuelle ?
MT : Ils peut y gagner en retrouvant sa propre limite, sa propre sphère limitée de présence dans le monde. Parce que il a eu cette idée d’omnipotence, dans le sens que l’homme était le centre de tout, le commandant de tout.

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