Faites entrer l’accusé : Sivens, ou l’autre victoire des forces de l’ordre

Retour sur une ordonnance de non-lieu, par notre juriste

paru dans lundimatin#130, le 26 janvier 2018

Notre juriste s’est penchée sur l’ordonnance de non-lieu rendue le 9 janvier dernier par les deux juges toulousaines en charge de l’enquête sur la mort de Rémi Fraisse. Elle nous déroule ici ce que ces dernières révèlent.

A vrai dire, nous n’en attendions rien, de cette décision des juges d’instruction en clôture de l’enquête sur la mort de Rémi Fraisse. Et je dois dire que nous avons été servis.

Le lanceur de grenade est blanchi : nous nous y attendions, tant nous sommes aguerris à une mansuétude certaine de la Justice à l’endroit de forces de l’ordre. Mais à la lecture de l’ordonnance de non-lieu, ce qui frappe, c’est le refus total de l’autorité judiciaire d’apprécier les responsabilités étatiques. Les gendarmes, eux, ne s’y sont pourtant pas trompés, et ont obtenu une forme d’engagement de la représentation étatique à davantage les soutenir et il n’est pas inintéressant d’y revenir pour comprendre les rapports de force qui se jouent entre forces de l’ordre et politiques, ce alors que d’importantes démonstrations de force sont annoncées en vue de l’évacuation de la ZAD de Notre Dame des Landes.

Irresponsabilité pénale de l’État

Pour bien mesurer le scandale que constitue la mort de Rémi Fraisse, il faut se souvenir des objectifs assignés aux force de l’ordre ce week-end là. Dans l’ordonnance, les choses sont très claires : les gendarmes avaient pour mission de défendre une zone du chantier, dont les engins avaient été enlevés pour être stockés sur un autre terrain à quelques kilomètres, cet autre terrain étant gardé par des vigiles privés mais devant également être sécurisé par les gendarmes. Il s’agissait également de déployer une présence en cas d’affrontement entre les zadistes et les pro-barrages qui avaient annoncé la tenue d’une manifestation. Mais on ricane un peu quant à ce deuxième objectif lorsqu’on a souvenir du déroulement de manifestations pro-barrage postérieures sous le regard bienveillant des forces de l’ordre. Et, quoiqu’il en soit, il était improbable que des pro-barrage débarquent pour la nuit.

En clair, ce qu’il était si nécessaire de défendre face aux zadistes cette nuit là, c’était une bande de terre boueuse, flanquée d’un algéco, entourée de grillages partiellement effondrés et d’un fossé, afin que les travaux puissent reprendre dès le lundi suivant (et il est mention dans l’ordonnance d’un échange dans l’après-midi entre Préfet et Président du Conseil Général à ce propos….). Il est fait état par le menu, dans l’ordonnance, des affrontements qui se sont déroulés dans l’après-midi, qualifiés de très intenses, du « jamais vu » pour nombre de gendarmes auditionnés. Mais néanmoins, le soir, l’objectif demeure : il faut « tenir » ce bout de terre, quitte à devoir recourir de nouveau à l’usage des armes.

Les parties civiles, dans le dossier, ont bien posé la question aux juges : la décision de maintenir cette nuit là les gendarmes sur place au regard des risques et de l’objectif n’était-elle pas fautive ? Mais les juges bottent en touche, au motif impeccable sur le plan juridique : « il n’appartient pas à l’autorité judiciaire de porter une appréciation sur une décision administrative dans le cadre pénal ». En effet, l’État est irresponsable sur le plan pénal [1] : Mesdames et Messieurs les parties civiles, ce n’est pas ici qu’on peut débattre de l’idiotie des décisions prises par l’État, et allez donc vous faire voir chez le juge administratif, susceptible de retenir une responsabilité, avec ou sans faute, de l’État (nous espérons qu’elles le feront).

Les représentants de l’État, quant à eux, pouvaient voir leur responsabilité pénale mise en cause, mais là encore, les juges judiciaires paraissent assez embarrassés à l’idée de porter une appréciation réelle sur leurs agissements...

Irresponsabilité pénale des grands commis de l’Etat

Pour bien comprendre comment s’organise la chaîne de commandement dans une opération de maintien de l’ordre, reportons-nous au rapport remis tout récemment par le Défenseur des Droits au Président de l’Assemblée :

« La chaîne de commandement est une structure hiérarchique à la tête de laquelle se trouve l’autorité civile, « habilitée à décider de l’emploi de la force » et représentée soit par le préfet, soit par une autorité policière ou militaire. A ses côtés, le commandement de la force publique est chargé de mettre en œuvre la décision de l’autorité civile d’emploi de la force. Les ordres sont transmis du haut de la chaîne à l’échelon inférieur afin d’assurer l’unité de la décision et la responsabilité de son auteur, garanties du caractère démocratique du maintien de l’ordre.
Suivant les dispositions de l’article R. 434-4 du code de sécurité intérieure « L’autorité investie du pouvoir hiérarchique prend des décisions, donne des ordres et les fait appliquer. Elle veille à ce que ses instructions soient précises et apporte à ceux qui sont chargés de les exécuter toutes informations pertinentes nécessaires à leur compréhension. L’autorité hiérarchique assume la responsabilité des ordres donnés ».

Le recours à la force et l’usage des armes se fait donc principalement sur ordre de
l’autorité civile, dans le cadre juridique strict de la dispersion d’un attroupement et après sommations. Cette chaîne n’autorise aucune prise d’initiative. Les exceptions prévues par les textes sont les cas de violences et de voies de fait ou ceux dans lesquels les agents de la force ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, situations qui permettent aux commandants d’unités de faire directement usage de la force, sans sommations. De même, en cas de légitime défense, la riposte est possible sur initiative de l’agent, conformément au droit commun. » [2]

Revenons sur la zone du Testet pour la journée et la nuit du 25 octobre et tentons de comprendre comment s’articulait la chaîne de commandement et quels ordres ont été donnés, aux termes de l’ordonnance de non-lieu.

Du côté de l’autorité civile, nous avions donc le Préfet du Tarn, et un représentant de l’autorité militaire, en l’occurrence deux Lieutenants-Colonel de gendarmerie qui se sont relayés. Le Préfet ne s’est jamais déplacé sur les lieux dans la journée du 25 ou durant la nuit du 25 au 26 ; si un Lieutenant-Colonel était présent durant la journée, il a quitté les lieux à 21h30 et passé le relais à l’autre Lieutenant-Colonel, lequel n’était pas sur place, les échanges se faisant alors par téléphone. Dès lors, aucun représentant de l’autorité civile n’était présent durant la nuit.

Du côté de l’autorité militaire, nous avions un autre gradé de la gendarmerie en qualité de commandant de la force opérationnelle ; celui-ci était constamment sur les lieux et en lien régulier (par téléphone ou SMS) avec les représentants de l’autorité civile pour recevoir les ordres.

Mais ce n’est pas tout, car nous voyons apparaître, lors des échanges durant la journée et soirée du 25 octobre, d’autres intervenants : le Ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve lui-même, et le Directeur Général de la Gendarmerie Nationale Favier, évidemment pas présents sur place, mais semblant suivre avec attention la situation, et délivrant des consignes.

C’est le commandant de la force, représentant de l’autorité militaire, qui a ordonné l’usage des armes durant la nuit, vers 23h30, non pas dans le but de disperser un attroupement (un tel ordre ne pouvait émaner que de l’autorité civile, dont aucun représentant n’était sur place), mais pour défendre le terrain occupé.

Concernant les ordres et consignes délivrées par les représentants de l’autorité civile ou leur hiérarchie, nous trouvons les éléments suivants :

  • dans l’après-midi Bernard Cazeneuve, manifestement avisé des affrontements et de l’usage des armes par les gendarmes, demande qu’il soit procédé à des interpellation ; on sent bien la préoccupation du Ministre ; il est pudiquement observé dans l’ordonnance que cette consigne ne sera pas exécutée faute des conditions de sécurité requises pour les gendarmes….
  • en début de soirée (c’est à dire après les affrontements décrits comme si violents) du Préfet et du DGGN « jouer l’apaisement mais être ferme en cas de violences envers les forces de l’ordre » ou encore de la part de Cazeneuve himself « fermeté mais apaisement » ; il est donc confirmé en creux qu’il faut rester et continuer à tenir le terrain.
  • au moment du passage de relai à 21h30 : tenir la zone, ne pas interpeller ; et si le Lieutenant-Colonel représentant de l’autorité civile se souvient d’avoir transmis à son homologue commandant de la force la consigne de possible désengagement en cas de mise en péril des gendarmes, l’homologue lui, ne s’en souvient pas et a manifestement surtout retenu qu’il fallait « tenir ».
  • vers 23 heures ou 1 heure du matin (divergence des 2 gendarmes des deux côtés du téléphone sur ce point, qu’ils expliquent par le changement d’heure cette nuit là…), alors même que le représentant de la force militaire signale que des manifestants se rapprochent de la zone de vie du chantier : tenir la zone.

Nous sommes alors à quelques heures, voire minutes de la mort de Rémi Fraisse. L’emploi des armes est décidé vers minuit 30, les premières sommations ont lieu à 00h36, les premières grenades, lacrymogènes d’abord, employées à 00h53. Rémi Fraisse tombera environ 1 heure plus tard.

Au vu du cadre juridique rappelé plus haut et des éléments factuels, plusieurs questions se posaient afin de déterminer une éventuelle responsabilité pénale des représentants de l’autorité civile membres de la chaîne de commandement :

  • l’absence d’un représentant de l’autorité civile sur les lieux de l’opération de maintien de l’ordre, à compter de 21h30, la nuit de la mort de Rémi Fraisse, peut-elle être considérée comme fautive ?
  • l’ensemble des instructions données par la chaîne de commandement étaient elles « précises et [de nature à apporter] à ceux qui sont chargés de les exécuter toutes informations pertinentes nécessaires à leur compréhension » ?

Les juges, dans l’ordonnance de non-lieu répondent à ces deux questions de façon assez lapidaire, et ne paraissent d’ailleurs pas avoir eu particulièrement à cœur d’investiguer véritablement sur ces points puisqu’ils n’ont pas estimé utile de procéder ou faire procéder, dans le cadre judiciaire, à l’audition du Préfet du Tarn, du Ministre de l’intérieur, et du Directeur Général de la Gendarmerie Nationale.

L’absence d’un représentant de l’autorité civile sur place, alors même que l’ordonnance détaille par le menu ce que certains gendarmes n’ont pas hésité à qualifier d’ambiance de guerre civile, apocalyptique, pour décrire les affrontements de l’après-midi du 25 octobre ? Et bien, nous disent-elles, ça n’est pas une obligation légale ou réglementaire, et l’autorité civile était constamment tenue informée. Et elles se gardent bien d’apprécier si, néanmoins, une telle présence n’aurait pas été fort opportune, et si, du coup, son absence ne pouvait pas être regardée comme fautive.

La clarté et précision des instructions ? Alors là, elles concèdent qu’a priori, en effet « apaisement mais fermeté » peut sembler quelque peu lunaire et imprécis mais finalement toute ambiguïté a été levée par la deuxième série d’auditions des acteurs de la chaîne de commandement (vous savez, après que tous aient bien eu le temps de négocier et accorder leurs violons). Fermez le ban.

Petites négociations entre amis

Du côté des gendarmes, en revanche, on comprend que la pilule n’est pas passée aussi facilement. C’est que ça a dû hucher dans les chaumières.

Parce qu’on comprend bien qu’en réalité, ils avaient envie de se tirer les gendarmes, et ce dès la fin d’après-midi : c’est tel Lieutenant-Colonel qui insiste lourdement auprès de sa hiérarchie pour redire que le Préfet a évoqué un désengagement, qui adresse un SMS pour demander confirmation écrite qu’ils devaient continuer à tenir la zone (SMS resté sans réponse : étonnant, non ?). Ou encore qu’ils n’avaient pas réellement compris qu’ils étaient autorisés à se désengager sans ordre direct en ce sens : c’est le commandant de la force, qui, lorsqu’il reçoit les instructions de l’autre Lieutenant-Colonel, n’a pas souvenir qu’il lui a été précisé que si l’objectif est de tenir le terrain, il pourrait décider d’un désengagement en cas de risque pour la sécurité de ses troupes, avant de concéder lors de sa seconde audition qu’il est possible que ça lui ait été dit. D’ailleurs, même après le constat de la mort de Rémi Fraisse par les gendarmes, l’ordre de désengagement n’arrivera qu’environ 1 heure plus tard, alors même que les affrontements avec les opposants au barrage continuent et ne sera donné que par le représentant de l’autorité civile arrivé sur place.

Et, dans son rapport, l’Inspection Générale de la Gendarmerie Nationale, s’il blanchit évidemment ses troupes, insiste bien sur un point : l’absence de représentant de l’autorité civile sur les lieux des opérations. Et nous sentons bien la revendication gendarmique : si vous voulez que nous continuions à assurer sans moufter vos missions stupides et risquées, il va falloir vous mouiller davantage.

Que fait Bernard Cazeneuve ? Dès le 13 novembre, lors de sa conférence de presse, élément passé un peu plus inaperçu que l’annonce de la suspension de l’usage des grenades offensives, il indique que la présence sur les lieux des opérations de maintien de l’ordre d’un représentant de l’autorité civile spécialement délégué par le Préfet à cet effet serait rendue obligatoire. [3]

Ce qui frappe à la lecture des consignes délivrées par la chaîne de commandement, c’est qu’à aucun moment les risques (en lien notamment avec le recours aux armes) pour les manifestants ne sont évoqués. Il faut tenir la zone, c’est à dire concrètement protéger un terrain vague et un algeco entourés de grillages et d’un fossé, et la seule hypothèse pour laquelle un désengagement est évoqué du bout des lèvres, c’est celle d’un risque pour la sécurité des forces de l’ordre.

Ce que l’on comprend, c’est que pour la hiérarchie suprême de cette chaîne, à savoir le Ministre, l’essentiel était que les travaux puissent reprendre dès le lundi, peu importe ce qu’il pouvait en coûter. Et la seule concession que le Gouvernement fait réellement [4], après le décès d’un manifestant, c’est finalement aux forces de l’ordre qu’il la fait, parce qu’il doit pouvoir continuer à compter sur sa pleine collaboration pour continuer à accomplir sa sale besogne politique.

Tandis que le projet d’aéroport à Notre Dame Des Landes vient officiellement d’être abandonné, et qu’il n’y a dès lors pas de réel motif à hâter l’évacuation de la ZAD, nous entendons pourtant les annonces d’opérations de maintien de l’ordre, à grands renforts de blindés. La logique est exactement la même : tout cela n’a absolument aucun sens, mais il s’agit pour le gouvernement de ne pas perdre la face et d’offrir une démonstration viriliste, comme pour se faire pardonner d’une partie de l’opinion d’avoir renoncé à ce projet idiot. Mais la nouveauté, c’est que Gouvernement et Préfet auront désormais un lampiste civil spécialement désigné pour prendre sur le terrain les décisions en terme de maintien de l’ordre. Nous imaginons que personne ne se presse pour occuper ce poste.

[1jusqu’au Code pénal de 1994, seules les personnes physiques étaient pénalement responsables, et les personnes morales étaient toutes irresponsables sur le plan pénal ; le Code de 1994 instaure cette responsabilité pénale des personnes morales, en en excluant néanmoins l’État (article 121-2 du Code pénal https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006070719&idArticle=LEGIARTI000006417202) ; il est amusant de voir qu’en 2000 néanmoins un sénateur posait la question d’introduire la responsabilité pénale de l’État, se basant sur un rapport établi en 1996 concluant en ce sens, mais resté lettre morte (https://www.senat.fr/questions/base/2000/qSEQ000323478.html) ; depuis, sauf à ce que cela ne nous ait échappé, la question de la responsabilité pénale de l’État ne paraît pas susciter beaucoup d’intérêt ni débats...

[2http://www.assemblee-nationale.fr/presidence/Rapport-MO-09-01-18.pdf Remarquons que Jacques Toubon est assez facétieux puisqu’il conclut ce paragraphe ainsi (en gras, c’est lui qui souligne) : « La chaîne de commandement tient compte de l’asymétrie évidente entre forces de sécurité et manifestants. Elle constitue une garantie pour le respect des libertés dans l’engagement de la force légitime et impose une limite aux techniciens qui la mettent en œuvre. »

[4s’agissant de la suspension, puis en mai 2017, de l’interdiction des grenades offensives, nous considérons que cette décision s’imposait véritablement au Gouvernement et ne lui était pas trop coûteuse vis à vis des forces de l’ordre, puisque la Police, à la différence de la Gendarmerie n’en était pas dotée et faisait déjà sans ; nous verrons ce que l’actuel Gouvernement fera des recommandations de début d’années du défenseur des droits en faveur d’une interdiction des lanceurs de balle de défense...

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