Inaugurée le 25 octobre 1896 place Richebé, attenante à la place de la République, la statue équestre, en bronze, de Louis Faidherbe (1818-1889) par Antoine Mercié (dans un agencement de l’architecte Paul Pujol) a été classée monument historique en 1975 [1]. Loin de la reconnaissance de l’évidente catastrophe et du gâchis qu’est la colonisation, cette classification manifestait la persévérance dans le déni et une forme d’inconscience. On parle beaucoup de la propagande russe, nazie, et même américaine [2] par l’art, on parle bien moins de la propagande par l’art de la France. L’appel au déboulonnage de la statue équestre de Faidherbe offre l’occasion d’expérimenter quelques idées à propos de l’art comme propagande (structurellement économique), ainsi que sur les possibilités d’un « art public », d’un réinvestissement de l’espace urbain, et d’une échappatoire à notre propre « mauvaise foi ».
La statue équestre de Louis Faidherbe et ses significations
Sabre dégainé pour un salut à la patrie et cheval au trot, c’est avec une détermination martiale que la statue de Faidherbe trône place Richebé. Symbole d’un moment républicain (avant l’oubli), elle traduit aussi l’engouement patriotique pour la Revanche contre les Prussiens devenus Allemands, selon les vœux de Bismarck, à la faveur de la défaite française de 1871. Si ce n’est donc pas pour sa longue implication dans la colonisation africaine que Faidherbe est ici commémoré (et célébré), les inscriptions sur le socle en rappellent néanmoins les principales dates [3]. Mais ce silence fut débattu : six années [4] passèrent entre le lancement du projet et l’inauguration de la statue, à cause des incertitudes du programme iconographique. L’un des premiers problèmes rencontrés était justement de décider si l’itinéraire colonial devait être évoqué. Dès juin 1890, le Général Guichard, gouverneur de la place de Lille, cherche à ne pas limiter la figure du général à sa seule inscription régionale, en mettant en avant, à une échelle nationale et internationale, le parcours colonialiste de Louis Faidherbe :
Les suggestions exotiques de Guichard sont toutes déboutées par la commission ou par le sculpteur. La représentation des deux fleuves Sénégal et Niger se donnant la main, l’une des premières idées avancées par le gouverneur de Lille, rejetée pour des motifs pécuniaires mais plus certainement pour des raisons de conception globale du projet, n’est pourtant pas fantaisiste à l’aune de la carrière coloniale de Louis Faidherbe. Gouverneur du Sénégal de 1854 à 1861 et de 1863 à 1865, il en dessine pratiquement les frontières encore actuelles et s’intéresse particulièrement aux différents fleuves et au commerce y afférant. Une figure allégorique de l’Afrique puis un simple palmier successivement soumis au comité sont pareillement rejetés. De toutes les images évoquées par le général Guichard, la seule qui retient un temps l’attention de la commission est celle du lion comme métonymie du Sénégal. Or, le lion aurait le double mérite de rappeler les Flandres et les Campagnes africaines du général, d’associer la région à la France. Dès lors que l’iconographie suggérée ramène à la région du Nord, les esprits se font plus conciliants. Le sculpteur refuse cependant dans l’ordonnancement global du projet d’inclure ce volumineux animal et le comité préfère mettre en avant d’autres adjonctions plus explicites quant au lien avec le Nord. [5]
Le sculpteur est donc Antoine Mercié (1845-1916), artiste académique d’une élégance certaine, spécialisé dans le monument funéraire et patriotique. Outre, entre autres, les monuments dédiés à Arago (1879), Cabanel (1892) ou encore Gounod (1902), son succès de 1874 avec « Gloria Victis » (« Gloire aux vaincus ») à Châons-en-Champagne, l’incite à privilégier ce ton : s’ensuivent le groupe « Quand même ! » (1884, Belfort) et le « Monument aux Défenseurs de Châteaudun » (1897). Les monuments à Jules Michelet (1879), Jules Ferry (1896) ou encore Adolphe Thiers (1896) l’inscrivent dans la pure tradition républicaine patriotique. Ce qui ne l’empêche pas, du reste, de sculpter des hommages à Louis-Philippe et la reine Amélie (à la chapelle royale de Dreux) ou à Guillaume II (à la Haye, en 1884), passant ainsi, sans scrupules, de sujets républicains à des célébrations monarchistes qui, sans doute, marquent une volonté de continuité (et donc de légitimité) de la part de la nouvelle République [6]. La tradition est suivie aussi dans l’usage de l’allégorie puisque la ville de Lille (en Marianne), regardant vers le général, dicte à l’Histoire qui les écrit consciencieusement, les hauts faits militaires de ce « saint laïque » [7]. Nous nous retiendrons d’apprécier la qualité de ces faits, même si la victoire de Bapaume le 3 janvier 1871, après celle de Pont-Noyelles (23-24 décembre 1870), semble fragile [8]. Peu importe : en tant que militaire et républicain, il est le continuateur de « l’an II ». Fils du pays (né au 129 rue Saint-André), il sera élu député dans la Somme, le Pas-de-Calais et le Nord qu’il choisit finalement de représenter à l’Assemblée dès 1871. Sa mort rassemble, dans une de ces grandes farces républicaines, les industriels et les ouvriers : funérailles grandioses, deuil unanime. La souscription qui est lancée pour l’érection de sa statue rapporte 186 372,55 Francs. Faidherbe est si populaire que son nom sert pour une marque de tissu avant même de désigner des rues ou des bâtiments publics. Il est donc commémoré à trois niveaux : « institutionnel, civil, partisan » (Bénédicte Grailles). Il est une figure importante pour la Troisième République : républicain opposé au boulangisme, critique envers les généraux du Second Empire (à qui il impute la « défaite de 70 »), il sert d’« homme illustre » (De viris illustratibus) dans un processus de substitution (ou de transfert) de la transcendance du pouvoir politique.
La tradition est suivie, enfin, dans le choix d’un monument équestre [9] : emblème du pouvoir en place, la statuaire équestre sublime le carnage des combats. Elle vient dissimuler et même camoufler, à la fin du XIXe siècle (et encore au XXe siècle) la réalité des conflits, devenus mécaniques [10]. L’art en tant que propagande…
Quelle œuvre pour un espace public ?
La question qu’il faut affronter est celle-ci : que proposer à la place de cette statue de Faidherbe ? Car, après le déboulonnage, que sera-t-il mis ?
La statue de Faidherbe remplit une fonction civique indéniable. De la IIIe à la Ve Républiques, pas de changement notable sur ce point : l’art dans l’espace public est la « rencontre avec la mixité sociale » et l’« apprentissage de la citoyenneté », comme l’indique le ministère de la culture [11]. Voilà la mixité sociale et la citoyenneté : celle du marché et de la « valeur » [12]. Faidherbe avait profité des désordres de la guerre de Sécession pour développer la production de coton au Sénégal : il était républicain parce qu’il avait compris qu’on ne pouvait faire des affaires qu’entre « hommes libres et égaux ». Il était soutenu, comme on l’a vu, par les industriels dans la région la plus industrialisée de France [13]. Le colonialisme s’inscrit dans la continuité de la Traite négrière : quand l’esclavagisme a pris fin, il a fallu occuper les territoires qu’on se contentait, jusque-là, de piller. On sait que la Traite négrière a favorisé le capitalisme [14], et le colonialisme n’a fait que persévérer dans la logique marchande. La décolonisation africaine n’a pas mis fin à ce déprédation endémique : il n’est que le troisième temps d’une domination protéiforme. Plus besoin pour les États occidentaux d’occuper (ouvertement) les territoires africains, la gestion des grands groupes internationaux assure la continuité de leur prospérité (et le contrôle des élites locales). Le capitalisme, devenu « liquide » [15], tend à s’infiltrer désormais dans les interstices de tout le tissu social. Et une de ses formes spectaculaires (un spectaculaire lui-même « diffus », selon le concept de Guy Debord) est l’esthétisation de la société [16]. C’est-à-dire que le capitalisme ne passe plus par la production matérielle de biens, mais par la consommation dématérialisée de sensations, d’événements, bientôt d’expériences (évidant au passage chacun de ces termes). Du reste, dans nos sociétés désindustrialisées, le capitalisme ne s’appuie plus sur des ouvriers, mais sur des financiers et des artistes, c’est-à-dire sur des « producteurs de richesses abstraites » : tous graphistes, tous artistes. Lille 3000 en est la plus éloquente des manifestations… Après la propagande directe par l’art, c’est l’art en tant que propagande qui règne. Après la statue de Faidherbe, quelle autre « marque », plus soft, plus cool, plus Lille 3000, viendra-t-elle s’installer pour anesthésier les consciences ?
Cette question revient à poser celle de l’usage de l’espace public [17]. Qui voit encore la statue de Faidherbe ? Qui sait encore qui était Faidherbe ? Qui lève la tête au-dessus des enseignes commerciales qui ont défiguré les façades historiques des rues piétonnes et du centre ? [18] Cet espace public n’est plus qu’un centre commercial à ciel ouvert (qui dépérit et disparaît au profit des centres commerciaux couverts…) : on ne flâne plus [19], on « fait » les boutiques, et même on « fait du shopping ». Nous pourrions parler d’un phénomène d’invisibilisation des caractéristiques pittoresques, et d’un appauvrissement de la psychogéographie urbaine. On distrait, on divertit.
Le déboulonnage de la statue de Faidherbe peut être l’occasion de nouvelles expérimentations. Les possibilités ne manquent pas : du processus d’intégration des publics dans la conception et la création d’une œuvre « publique » (ce que Suzanne Lacy a nommé « new genre public art » en 1995, et, avant elle, en 1989, ce que Arlene Rayen a nommé « art in the public interest »). Transformer cet espace public disponible en site de débat(s), et expérimenter, selon Rosalyn Deutsche (1974) « un art public comme une forme artistique qui consiste en une prise de position face à la société et qui contribue, de cette manière, à la diversité d’opinion (1996 : 288) » (Laurent Vernet). Le fait colonialiste pourrait être interrogé. Le rôle de la République dans le colonialisme et même dans son impuissance face au capitalisme pourrait être aussi interrogé. Et qui sait ? Même le fameux « sujet automate » qu’est la valeur pour être interrogé… De manière plus traditionnelle, l’érection d’une autre statue à une personnalité plus digne d’éloges pourrait convenir : Louise Bettignies ou Martha Desrumaux par exemple (les propositions ne manqueraient pas). Néanmoins, éviter de retomber dans le piège de la propaganda serait souhaitable.
Échapper à la propaganda
[20]
Car il ne s’agit pas seulement de batailler contre une statue militaire, ou même contre la colonisation africaine (pas directement du moins), mais contre des habitudes invisibles et inconscientisées. Contre cinq cents ans de propaganda. La mauvaise foi (au sens éthique de l’expression) d’un Gambetta, d’un Ferry, d’un Waldeck-Rousseau, et l’aveuglement de toutes celles et ceux qui ont pleuré Faidherbe devant son catafalque, sans susciter notre indignation narcissique, pourrait plutôt nous inviter à traquer et combattre nos propres idées reçues. Pourrait nous inviter à gagner en attention, à interroger notre manière d’être-au-monde [21], et donc nos propres habitudes. Et en l’occurrence, nos habitudes « culturelles » (car le « culturel », comme nous l’explique Michel Deguy, s’oppose à la « culture » [22]) : ce que nous lisons (livres, presse, Internet…), ce que nous regardons (cinéma, télévision, séries, football…), ce que nous pratiquons.
Mais l’écueil de la propaganda touche avant tout l’Historien, qu’il soit d’art, des sciences, de politique ou de tout autre domaine. L’Historien – scolaire, universitaire, – construit malgré lui un discours : il le construit, pourrait-on dire, dans la bouche même de l’État. Un détournement, prévenu du risque de revers idéologique, des faits historiques ne peut donner lieu qu’à une fragmentation du discours : tout discours construit comme un organisme ne peut pas ne pas être une propagande (et déjà, peut-être, cet article ?). À cette figure de l’Historien, certains opposent celle de l’Antiquaire (non pas qui vend des bibelots hors de prix, mais, selon l’étymologie, qui s’intéresse à ce qui est « ancien ») :
Il faut défendre les antiquaires et les opposer aux historiens.
Il s’agit de mettre en valeur les anecdotiers et la récolte qu’ils font des faits divers pour les opposer au camouflage et à la Propaganda.
Dans la mort que la répétition répète jusqu’à l’oubli, il faut préférer le collectionneur de beauté (la piété actuelle à l’égard de ce qui fut invisible) à l’homme d’État qui tisse horreurs et hurlements à son profit en sorte de fonder sa domination, au journaliste payé par un des groupes de pression en conflit en sorte d’imposer la volonté de puissance qui le rétribue, à l’historien salarié par l’État pour simplifier et peinturlurer ce qui fut, au philosophe rétribué par l’État pour lui procurer raison, orientation, signification, valeur. [23]
Récolter les anecdotes, les morceaux, et s’abstenir de les reconstituer : an-archive et déprogrammation. À la Renaissance, on palliait les manques des statues excavées par des plâtres ou en adaptant des morceaux de statues différentes. Le peintre David réalisa un portrait équestre fameux de Napoléon franchissant le Grand-Saint-Bernard (le col des Alpes) : cheveux au vent, sa monture cabrée, il pointe du doigt les territoires à assujettir. Le culte du héros. L’épopée nationale. On sait que Napoléon franchit le col à dos de mulet… Louis Faidherbe, en Algérie et surtout au Sénégal, loin d’apporter la paix (de « pacifier », comme on le lit pudiquement un peu partout…) contribua à promulguer la barbarie et le chaos capitalistes dans une de ses formes modernes. Jusqu’où irons-nous dans la mauvaise foi ?