Etats d’urgence #2

Photographie et mouvement social

paru dans lundimatin#167, le 29 novembre 2018

Les éditions Libertalia viennent de publier le second volet d’Etats d’urgence, une revue de photographie sociale et documentaire dont nous avions déjà publié les bonnes feuilles du premier numéro l’année dernière. Voir le site de la revue www.etatsdurgence.com.

« Urgence sociale, urgence écologique, urgence humanitaire, il y a urgence et nous ne voulons pas être de simples spectateurs, de simples illustrateurs. Comme de nombreux autres photographes et journalistes, nous osons encore croire que les métiers de journaliste ou de photographe ne doivent pas être de simples caisses de résonance d’une actualité dont nous serions soustraits. »

On y trouve de nombreux photoreportages, sur l’Aquarius, avec les migrants dans les Alpes, à Calais ou dans les rues de Paris, au milieu de la ZAD ou des luttes sociales. On y trouve aussi des textes de réflexion à propos de la photographie. Nous avons choisi de publier cet article d’Éric Fournier, spécialiste de l’Histoire de la commune de Paris, qui évoque le rapport historique entre photographie et ordre public.

Une histoire biaisée dès l’origine ?

Plus que jamais la photographie et son usage sont revenus au centre des préoccupations des milieux militants. Les réseaux sociaux dépossèdent le photographe de la maîtrise de l’utilisation de ses clichés. Outre la négation des droits d’auteur, c’est aussi et surtout la négation du droit à la vérité et à l’oubli du photographié. Internet donne aux photos une permanence ignorant les limites temporelles et géographiques.

Lors du procès des interpellés de l’affaire dite de « la voiture de police brûlée » en 2016, au G20 à Hambourg en 2017 et dans de nombreuses luttes sociales, nous avons pu constater que l’utilisation des images servait systématiquement d’éléments à charge. Est-ce un phénomène nouveau ou un phénomène amplifié par le numérique et la multiplication de la production et de la diffusion des photographies ? L’avènement du numérique et des plateformes de diffusion ne garantit plus le strict respect des légendes. Produisons-nous des images factuelles, aussi jolies soient-elles, et ce à des fins strictement illustratives ? Sommes-nous dispensés de nous soucier des conséquences de l’utilisation de nos productions ou, au contraire, avons-nous des responsabilités ? Nous avons demandé à Éric Fournier, maître de conférences en histoire contemporaine à Paris-1 Panthéon-Sorbonne de revenir sur les rapports originels entre la photographie et les mouvements sociaux afin de nous aider à nourrir notre réflexion.

Au milieu du xixe siècle, lorsque naît la profession de photographe, des liens forts se nouent immédiatement entre ce nouveau média, ordre public et missions étatiques. En 1851, la Commission des monuments historiques envoie une « mission héliographique » fixer les monuments menacés de ruine ou d’écroulement. Cette première commande étatique enthousiasme Le Moniteur de la photographie, organe de presse d’une corporation en quête de légitimité : le photographe, dit-il, est la figure inverse du démolisseur, ou du vandale, stéréotypes associés au souvenir de la « Terreur » de 1793. Si ces derniers détruisent et effacent à jamais, les photographes, eux, constituent de précieuses archives. Sous le Second Empire, ils s’assument de plus en plus comme des auxiliaires de l’autorité, accompagnant les armées en campagne en Crimée et au Mexique. Il en est de même en Angleterre, où des photographes, par des choix d’objets et des compositions photographiques très travaillées, exposent à Londres les crimes attribués en 1857 aux Cipayes, troupes indigènes indiennes dont la révolte ébranle l’empire. C’est également dans les îles britanniques qu’a lieu la première grande opération d’identification photographique d’opposants politiques. Certes, dès les années 1850, dans plusieurs villes d’Europe, des services de police intègrent des photographies dans leurs fichiers judiciaires, mais de façon ponctuelle, bricolée et improvisée. Entre 1865 et 1868, les autorités britanniques procèdent à l’identification photographique systématique des révolutionnaires irlandais qui tombent entre leurs mains.

En France, au printemps 1871, lors de la répression de la Commune de Paris, les photographes se considèrent comme des acteurs du retour à l’ordre, fixant les « crimes de la Commune » par le biais des ruines de Paris, destructions impressionnantes et surtout immobiles, correspondant à des images nécessitant un temps de pose de l’ordre de la minute. Apparaissent également les premiers reportages photographiques, proposant une narration graphique par l’exposition de mouvements, ce qui nécessite de procéder à des photomontages. C’est l’oeuvre d’Eugène Appert, qui assemble photographies des lieux et collages de portraits photographiques sur des silhouettes dessinées. Appert n’invente pas les événements représentés, comme l’exécution des otages de la Commune à la prison de la Roquette, mais ces montages infléchissent la réalité, plaçant par exemple des meneurs de l’insurrection au centre de ces crimes reconstitués alors qu’ils étaient absents. Ainsi, le premier photoreportage, en tout cas considéré comme tel par les contemporains, est un montage de propagande au service d’un ordre réactionnaire. Pour ses collages, Appert peut puiser dans les nombreux portraits de communards qu’il a réalisés. Certains posent avec une fierté quelque peu résignée, sans doute en un ultime défi, car Appert a réussi à se faire accréditer pour constituer un fichier photographique des incarcérés. Ce faisant, il utilise certains portraits pour ses photomontages et propose le tout à la vente, y compris aux proches des prisonniers. Au-delà d’un sens commercial aussi affûté qu’amoral, ceci souligne sa proximité avec les autorités. La modernité de la photographie produit donc des images particulièrement conservatrices, mais qui peuvent parfois être subverties dans leurs usages. Ainsi, les clichés d’Appert, dont Louise Michel fait collection à son retour d’exil, permettent aux proches d’entretenir la flamme des disparus. Or, cette présence mobilisatrice des morts est un motif central de la mémoire communarde. Mais il n’existe pas de photographes « pro-Commune », à l’exception de Braquehais, présent à Paris pendant cette révolution.

En 1874, la préfecture de police de Paris crée un laboratoire photographique pour l’identification judiciaire. Sous l’impulsion d’Alphonse Bertillon, un protocole précis se met en place pour les prises de vue, de face et de profil. Mais la photographie reste un élément parmi d’autres des procédures d’identification qui se déploient à la fin du xixe siècle. Elle complète plus qu’elle ne remplace les descriptions anthropométriques ou l’enregistrement des signes particuliers. Les descriptions détaillées des visages et des corps sont souvent plus familières aux policiers que des photographies, qui, à la différence de l’écrit, ne peuvent être transmises par le télégraphe puis le téléphone. Les opposants à cette emprise croissante de l’ordre étatique, situés à l’extrême gauche, émettent des critiques virulentes et assimilent la photographie à une marque judiciaire infamante. Photographies et empreintes judiciaires symbolisent alors les dérives policières en matière de surveillance.

Ainsi, à la veille de la Première Guerre mondiale, la photographie reste souvent associée à l’ordre, à sa propagande et à son fichage. Un bouleversement s’opère dans l’entre-deuxguerres. Sous l’impulsion du monde communiste, qui intègre ce média à sa propagande, apparaissent, en Allemagne puis en France, les premiers reportages considérant la photographie comme « une arme de classe », publiés dans une presse illustrée de gauche en plein essor, comme Regards.
Une internationale de photographes, parfois amateurs, s’efforce d’aiguiser le regard populaire, avec la révolution comme horizon. La photographie sociale et documentaire est née.

Éric Fournier

(Illustration : Maud Veith)

Éric Fournier est spécialiste de l’histoire de la Commune de Paris et auteur de nombreux ouvrages, notamment La Cité du sang (Libertalia, 2008) ; Paris en ruines (Imago, 2008) ; La Commune n’est pas morte (Libertalia, 2013) ; La Critique des armes (Libertalia, 2019).

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