Et la fête est à peine commencée... ( Paris le 9 avril)

#nuitdebout #apérochezvalls #continuonsledébut

paru dans lundimatin#56, le 11 avril 2016

La manifestation

À 14 heures, place de la République, tout est en place. Les ballons syndicaux flottent au milieu des odeurs de merguez et les stands des partis politiques sont savamment disposés le long du parcours. « Il faudra voir comment cette gauche activiste rentre dans l’atmosphère de la présidentielle et de la législative », comme l’a si bien dit Cambadélis. Il y a moins de monde que le 31 mars – c’est certain – moins de pluie aussi. C’est l’avantage de l’ordre : il procure des sensations connues, des sentiments rassurants, une narcose confortable. Pourtant ce samedi, lorsque l’on remonte cette manifestation qui ne s’est pas encore ébranlée, on perçoit une étrange incertitude dans la foule, une gêne. Des milliers de gens avec des milliers de petits cailloux dans la chaussure. Évidemment, le déploiement massif de forces de police et de gendarmerie sur les trottoirs ne doit pas y être étranger. Des syndicalistes de l’Unef miment l’entrain malgré leur immense solitude. Eux qui, partout, se donnent pour la voix autorisée du mouvement, peinent à réunir plus de quelques dizaines de zombies pour défiler derrière leur énorme sono et se faire déchiqueter les tympans par la voix égrillarde d’une militante atteinte de convulsions. Heureusement qu’une petite ficelle élastique matérialise leur troupeau décimé. Ils avaient bien prévu des drapeaux, mais ne trouvent pas assez de porteurs : ce samedi chacun aura le droit à trois autocollants, le plus chanceux aura peut-être sa tête en Une de Libé. Outre son élastique, cette modeste procession est entourée par le service d’ordre de la CGT, lui-même accompagné par les différents services de police évoqués plus haut. Pour tout observateur, la situation relève du casse-tête : la CGT protège-t-elle l’Unef de la Police ? la police de L’UNEF ? Ou bien la police protège-t-elle l’Unef de la CGT ? En termes de probabilités, 9 combinaisons sont possibles, y compris la plus probable : ils se protègent tous en une mise en abîme exemplaire.

 Pour comprendre ce qui peut justifier que 30 porteurs d’autocollants récemment reçus par le Premier ministre nécessitent une sécurisation plus élaborée que le Pape, il faut continuer à marcher et rejoindre la tête de manifestation.

« Le ciel sait que l’on saigne sous nos cagoules »


Depuis des décennies, les têtes de cortège sont pensées sur le modèle de la photo de famille : doivent apparaître côte-à-côte dans le journal du lendemain les représentants des différents syndicats, partis ou organisation ayant appelés à la manifestation. Cela s’accompagne habituellement d’une banderole qui permettra aux archivistes de se repérer dans le temps et de distinguer telle mobilisation d’une autre. La présence ou l’absence de tel ou tel tonton sur la photo indique l’état d’entente ou de bouderie dans la grande famille des bureaucrates, objet de tant de spéculations.

Ce 9 avril ne déroge pas à la règle, mais au style. À l’avant de la manifestation, une banderole poétique et renforcée s’adresse au monde : « Le ciel sait que l’on saigne sous nos cagoules ! ». Derrière, des centaines et des centaines de jeunes s’apprêtent et s’affairent, masqués, cagoulés, déterminés. L’ambiance est sérieuse, mais joyeuse. Depuis des semaines, le gouvernement assure publiquement qu’il écoute la mobilisation, mais dans la rue et devant les lycées tout le monde sait que cette écoute a pour corollaire un travail policier acharné d’intimidation et de brutalisation. Devant certains établissements, c’est la BAC qui empêche les élèves de bloquer leur lycée dès 6h30 du matin ; un peu partout, ce sont les CRS qui gazent et ouvrent les crânes de tous ceux qui prétendent se réunir sur une place. Certes, la violence policière relève du droit le plus fondamental de tout pouvoir constitué, et les « abus » et « bavures » sont les tolérances nécessaires à l’exercice de ce plein droit. Cependant, on s’accorde en général, en dehors des circonstances exceptionnelles, pour épargner les « mouvements de gauche » et la petite-bourgeoisie. Nous n’avons pas souvenir, dans les 20 dernières années, d’un mouvement de masse que le pouvoir tente aussi directement et systématiquement de mater par la pure force policière, et l’intimidation qu’elle suscite. La police est présentement l’ultima ratio du règne du Parti Socialiste. Tout le monde le sait, à commencer par les syndicats policiers qui en profitent pour exiger, et obtenir, des augmentations.

« Paris, debout, soulève-toi ! »

La foule s’ébranle et les tubes du moment s’enchaînent : « Tout le monde déteste la police ! », « Paris ! Debout ! Soulève-toi ! », etc. Les têtes de manifs, ces derniers temps, ont un allant, une vigueur, une joie plébéienne qui ne s’étaient pas vus depuis bien longtemps. À l’arrière, les camionnettes des centrales syndicales sont fébriles. L’embrayage ou le frein, soutenir la jeunesse ou s’en dissocier et l’isoler. Le choix est d’autant plus indécidable que la jeunesse en question semble bien se moquer d’être soutenue. Elle s’invite, et ne dira pas merci.

Tout autour du cortège, la police se met en place. Les CRS tiennent le trottoir pendant que les hyènes de la BAC scrutent. Ils sont particulièrement menaçants, mais ils savent aussi à quoi s’en tenir. Ces dernières semaines, à plusieurs reprises, les policiers en civil ont tenté de s’infiltrer dans la manifestation pour en exfiltrer un manifestant (le but étant moins de de procéder à telle ou telle interpellation ciblée que d’impressionner et d’intimider) ; s’ils y sont parfois parvenus, ils ont souvent frôlé le lynchage et toujours ramassé des coups.

Rapidement, les manifestants délèguent l’ambiance à l’équipe pyrotechnique. Pour des raisons de sécurité, les fumigènes restent à l’intérieur du cortège, mais les pétards et feux d’artifices sont envoyés sur les côtés. La police, à qui personne n’avait conseillé de se trouver là, y voit un prétexte suffisant pour attaquer le cortège. Charges, fumigènes et susceptibilité.

Bon gré, mal gré, enthousiaste mais toussotante, la manifestation continue son chemin. Arrivées place de la Bastille, de nombreuses personnes tentent de dépaver en vain, et reprennent leur marche. Un hélicoptère suit la manifestation, à basse altitude.

Nation


Alors que la manifestation se termine et que la foule se répand sur la place de la Nation, des dizaines de CRS s’avancent et se positionnent en surplomb, sur deux buttes. Erreur tactique ou provocation ? Leurs silhouettes menaçantes sont visibles de toute la place, ce qui provoque un mouvement de foule : des centaines de manifestants courent, s’ameutent et hurlent « Tout le monde déteste la police ! ». On s’étonne que les jeunes masqués paraissent toujours plus nombreux mais en réalité, c’est une bonne partie du reste du cortège qui les a rejoints, syndiqué ou pas, jeune ou vieux. Jets de projectiles, insultes, la foule s’avance sans peur vers les CRS perchés et les sortes de gros insectes casqués de la BAC qui les flanquent. Ils piétinent, hésitent, glissent.

On devine leur regret de s’être permis cette dernière et inutile provocation. Les manifestants ont l’avantage psychologique et chargent. Les policiers reculent puis courent. Tout ce qui peut servir de projectile est jeté sur le cordon de CRS la plus proche. Les grilles d’arbres sont arrachées et utilisées comme burins pour transformer le bitume en centaines de munitions pendant que l’équipe pyrotechnique déclenche horizontalement ses derniers feux d’artifice.

Les policiers tirent au flashball et gazent massivement la place. Deux flics de la BAC qui rôdent au milieu des manifestants sont repérés et pris en chasse, ils courent sur la butte, glissent et paient pour leur témérité et les dernières semaines. Les affrontements dureront une bonne heure au milieu d’un gigantesque nuage de lacrymogènes et des détonations sans nombre de grenades assourdissantes. Les nombreux blessés ou incommodés seront heureusement pris en charge par les infirmiers et médecins des Hôpitaux de Paris défilant dans le cortège.

Nuit Debout

Tout le monde s’en doutait, l’occupation de la place de la République par Nuit Debout serait massive ce samedi. Malgré la pluie de fin d’après-midi, on s’y masse par milliers. Au premier abord, on ne perçoit pas la continuité avec la manifestation de l’après-midi, l’ambiance est calme et attentive. Il y a là quelque chose d’inédit et de réconfortant, on discute, on s’écoute ; les gens se rencontrent dans une rare bienveillance ; il y a un appétit de comprendre, de se comprendre. Mais il y a aussi, sur cette place, quelque chose d’inquiétant - ce sentiment qu’en à peine une semaine cette « occupation » de la place montre déjà ses limites et en est réduite à étaler son impuissance. Ou pour le dire autrement, l’impression est partagée que cette forme particulière ne parviendra pas longtemps à contenir la puissance qui l’a fait naître sans finir par la borner puis l’entamer.

C’est d’ailleurs ce que viendront exprimer à la tribune deux des figures du mouvement. François Rufin, du journal Fakir d’abord, qui exhorte les occupants à se tourner vers les syndicats et les syndicats à se tourner vers la place. Difficile de ne pas voir dans cette main tendue, convenue pour un « compagnon de route du Front de gauche » ainsi qu’il se définit, les difficultés du mouvement à exister par lui-même et à partir de lui-même. Frédéric Lordon lui succède pour appeler à la « grève générale » tout en concédant que cela ne se « décrète pas comme ça » puisque « c’est quand tout est bloqué que tout se débloque – la parole, l’action ». Après la proposition saugrenue dans son mélanchonisme d’écrire une « nouvelle constitution », comme si les mots avaient jamais eu le pouvoir de se porter garants du réel, ce que ces deux propositions disent, c’est la difficulté pour la puissance qui s’assemble place de la République de se figurer autrement que dans les formes les plus convenues, connues et défaites du militantisme de gauche français – ou du cyberactivisme espagnol pour les plus branchés. L’audace finit toujours pas s’émousser lorsque lui manque l’invention.

Nuit en marche

Doucement, la nuit tombe, un tract parmi tant d’autres circule. Il s’intitule « Nuits en marche » (nous le reproduisons dans le numéro d’aujourd’hui) et appelle à « multiplier les débordements » :

« Le bouillonnement des places n’aura de sens que s’il déborde dans le temps et dans l’espace. Gardons intacte la colère initiale, sans laquelle nous n’aurions pas aujourd’hui tant de débats paisibles. Ne pas se laisser cantonner à la nuit permettra d’associer aux débats les innombrables qui ne peuvent se permettre d’être noctambules. Utiliser les places comme « points de départ » permettra d’aller remettre en cause à domicile les institutions qui, pendant que nous rêvons, nous préparent activement ce cauchemar : retour à la normale avec exploitation accrue et politique ramenée aux échéances électorales. »

À la tribune de l’assemblée générale, les prises de paroles se succèdent et laissent entrevoir une certaine confusion. Entre considérations brillantes sur la ZAD et poème à propos du complot judéo-maçonnique, il y a à boire et à manger. C’est souvent touchant, parfois intelligent ou consternant. Le tout laisse le sentiment d’une libération de la parole, certes, mais aussi d’une occasion à toutes les solitudes postmodernes qui se sont développées dans l’autisme de leur petit studio de lancer à la face du monde la « cause » qui leur a servi jusqu’ici de planche de survie. Et toutes ces solitudes, s’ajoutent à mesure que s’égrènent les prises de parole, mais ne se rencontrent pas.

Son tour venu, un vieil homme au visage familier s’avance. Il commence par regretter que les AG tournent en rond et ne parviennent à formuler la commune finalité qui lui crève les yeux, le contenu partagé, minimal, évident du mouvement : que ceux qui nous gouvernent doivent être destitués, qu’ils s’en aillent une bonne fois pour toutes, qu’ils se cassent. « Dégage », comme cela se disait au temps de Ben Ali. Pendant qu’il est applaudi, une jeune fille lui succède et harangue la foule. Manuel Valls habite rue Keller, c’est à deux pas. « Il n’y a qu’à s’inviter chez lui pour prendre l’apéro. La révolution, c’est maintenant »

Apéro chez Valls

L’idée de partir de la place pour aller intervenir dans Paris n’était pas absolument nouvelle, il y avait déjà eu cette tentative de rallier le boulevard Saint-Germain mardi dernier, et ce samedi soir, la commission action avait décidé d’aller venir en aide aux migrants de Stalingrad en arrachant quelques grilles qui les incommodaient, et l’avait fait.

Mais là l’idée, c’était de partir en masse de la République jusqu’au domicile du Premier Ministre. Une banderole apparue opportunément fit le tour de la place tandis qu’un flux ininterrompu vidait peu à peu l’AG au profit de ce départ improvisé. Le préfet n’avait manifestement pas prévu cette éventualité, car s’il y avait à peine assez d’effectifs pour bloquer les boulevards Voltaire et Beaumarchais, l’avenue de la République, elle, était libre. On vit ainsi quelque 2000 personnes se mettre en marche dans la nuit parisienne au cri d’ « apéro chez Valls » et parcourir un bon kilomètre sans que le moindre dispositif policier ne trouve l’occasion de l’arrêter.

Il y eut bien quelques voitures de police, mais elles durent décamper en vitesse. On fut donc bientôt rendu rue de la Roquette, non pas à une « centaine » comme l’on dit les médias mais à deux milliers et non pas « deux rues » du domicile du Premier Ministre, mais bien à l’entrée de sa rue. Alors que plusieurs camions de gendarmes mobiles s’arment en attendant le cortège, ce dernier ne ralenti pas, voire accélère jusqu’au contact. Ce premier assaut sur cette entrée de la rue Keller fut repoussé par une quantité obscène de gaz lacrymogène. Quelques militaires qui gardaient on ne sait quelle « cible potentielle » eurent à subir les dommages collatéraux de cet assaut sous la forme d’un certain nombre de bouteilles jetées dont ils se protégeaient avec une bombe lacrymogène de poche. On se déplaça alors vers le boulevard Ledru-Rollin pour accéder à l’autre extrémité de la rue Keller. Lorsque la banderole arrive à la hauteur du commissariat central du XIe arrondissement, ce sont tous les fonctionnaires qui se réfugient en trombe à l’intérieur. La voie libérée, c’est tout le matériel d’un chantier proche qui pleut contre les véhicules et la devanture du commissariat.

Parvenu à la seconde extrémité de la rue Keller, qui n’était guère protégée que par un mince cordon de CRS, il manqua peu de choses (certainement quelques masques à gaz et bâtons) pour que l’apéro prévu soit atteint. Mais là aussi : nuage de lacrymogène, puis afflux de CRS en renfort. Il fut alors décidé de rentrer place de la République. Finalement, le week-end désastreux de Manuel Valls en Algérie n’aura pas été égayé par ces 2000 invités surprise. Les fêtards rigolards, assuraient déjà que ce n’était que partie remise et la frange la plus extrémiste entonnait « Apéro chez Vall ! After chez Macron ».
En guise d’adieux, un container de bouteilles vides atterrit lui aussi sous forme de pluie sur le commissariat du XIe et ses voitures sérigraphiées déjà en sale état. Les policiers réfugiés à l’intérieur assistaient, médusés, à un tel déchaînement de générosité. Les CRS tentèrent bien de nasser tout ce beau monde au niveau de la rue de la Roquette.

Mais puisqu’il était impossible de faire le partage entre quelqu’un qui y fait la fête le samedi soir et quelqu’un qui y veut faire la fête à Manuel Valls, il fallut libérer tout le monde. Un dernier cortège de quelques centaines de personnes rentra à la République par le boulevard Voltaire, escorté par un balai de Gendarmes Mobiles.

Dans une immense sérénité et une approbation générale, toutes les agences bancaires, d’intérim ou immobilières connurent le fracas du métal sur leurs vitrines. Au retour à République, tous les fourgons de CRS usuellement postés avaient disparu. On fit un feu de joie, sur la rue.

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