Entretien avec Monchoachi : la parole sauvage à l’assaut de l’occident

« Non, je ne fais pas l’éloge de la démocratie, l’une des dernières vessies à laquelle s’accrochent les saltimbanques de ce monde en perdition. »

paru dans lundimatin#72, le 14 septembre 2016

C’était en 2009 ou en 2010. Un très bon ami qui se baladait dans une des nombreuses bibliothèques municipales de Paris aperçoit un livre rouge abandonné sur une table. Le titre « Qui ne connaît pas M. Domota ? » intrigue et résonne avec le mouvement de grève et de blocage général de la Guadeloupe et dans une moindre mesure de la Martinique, en février et mars 2008. Le titre est trompeur, le livre n’est pas une éloge au leader syndical mais une collection d’articles de penseurs et d’essayistes politiques caribéens sur la situation actuelle. Le racisme structurel métropolitain veut que l’on s’étonne de ne jamais avoir entendu parler de la plupart des auteurs ; leurs contributions sont épatantes. Mais parmi tous, il y en a un qui attire plus particulièrement notre attention : Monchoachi, poète martiniquais. Des punchlines à chaque phrase qui servent une analyse aussi aiguisée que puissante sur le mouvement qui vient d’avoir lieu et sur la puissance résiliente de la culture afro-caribéenne.. Renseignement pris, nous découvrons que ce même Monchoachi est à l’initiative d’une revue nommée Lakouzémi dont nous nous procurons les deux premiers et uniques numéros, « Éloge de la servilité » et « Retour à la parole sauvage ».

À la lecture, un ami faisait ce parallèle : « En fait, c’est comme la revue jumelle de Tiqqun mais aux Antilles ». Nous apprenons par la suite que Lakouzémi n’est pas non plus une simple revue politique mais une tentative politique et poétique qui, de 2007 à 2009, s’est articulée autour des trois journées-rencontres annuelles où l’on se retrouvait, dans des arènes traditionnelles de combats de coq (pitts), pour palabrer, danser, déclamer, partager.

« Lakou c’est le lieu de l’échange, c’est le lieu d’où la parole se déploie depuis la différence et la tient rassemblée et accordée. Zémi, c’est l’esprit, l’exigence à la fois d’une hauteur et d’une profondeur, d’une densité. Lakouzémi, c’est donc une pensée en quête en tout de l’esprit des lieux. »
« Les journées Rencontres ont lieu à dates fixes qui renvoient à des évènements symboliques : 15 août (Cérémonie du Bois Caïman, 1791), premier samedi de décembre (date calamiteuse de l’arrivée de Colomb dans les Petites Antilles, 1493), Sanmdi Glorya (Traité de Basse-Terre entre Européens et Kalinagos reconnaissant, de fait, l’existence de la nation Kalinago, 1660). »

Lakouzémi est certainement l’une des initiatives politiques les plus enthousiasmantes que nous ayons eu à connaître ces dernières années. Le point d’intersection parfait entre le sensible, la poésie et la lutte acharnée contre la disparition du monde.

À l’occasion de la sortie de son dernier recueil de poésie Partition Noire et Bleue, Monchoachi a répondu aux questions du journal France-Antille. Il a accepté que lundimatin reproduise l’interview.

Vous venez de publier le deuxième volet de « Lémistè ». Après le monde amérindien, vous plongez dans la puissance tragique de l’Afrique. Vous cherchez à nous entrainer dans un voyage initiatique ?
Ce qu’il y a d’absolument stupéfiant, c’est que nous soyons de nos jours obligés de voyager, de faire un long détour pour parvenir là même où nous nous trouvons. Le plus proche se retire, se dérobe à nous, chaque jour plus, assujettis que nous sommes, les uns autant que les autres, à des artifices, à une multitude d’écrans qui nous plongent dans une existence factice. L’une des toutes premières annonces de Lémistè 1 le disait d’ailleurs, on ne peut plus clairement : « Nous parlons de choses toutes proches que seul pourtant un long détour peut restituer. Nous parlons de choses tant proches et tant oubliées dont seule la résurrection peut nous délivrer d’un présent à genoux ».

Initier pour ne pas oublier…
Initier, c’est commencer. C’est commencer par le commencement et prendre garde que jamais l’oubli n’estompe le commencement, car alors, nous sommes en péril d’errer, avec pour tous repères des vessies pleines de vent, telles celles avec lesquelles vogue le monde actuel.

Commencer, c’est à partir de l’instant où vous vous êtes dressé et mis debout, savoir sur quelle terre sont campés vos deux pieds, quel ciel vous avez au dessus de la tête, quels sont les gens et les choses qui vous entourent, tout ceci formant ce qu’on peut appeler, au sens large, un lakou. Terre, ciel, choses et gens, rentrent en rapports mutuels et ont existence pour l’homme par la parole. C’est dire combien la parole pour l’homme est essentielle, combien il doit veiller à ce qu’elle demeure vivante, chargée, irriguée sans cesse par le flux constant de ces rapports. Veiller qu’elle ne s’use et ne se dégrade en se transformant en simple outil de communication. Voilà donc la source où nous nous abreuvons et sur laquelle il nous faut veiller.

En quoi la parole poétique peut-elle nous ancrer face à notre réalité de dérive ?
Pour ce qui est à présent de l’Afrique, qui constitue pour ainsi dire le substrat, là où notre longue méditation et notre long chant vient puiser et s’abreuver dans cette présente « Partition Noire et Bleue » , si nous allons chercher ce qui vit encore au fond de la puissance tragique de l’Afrique, c’est, d’une part, que cela nous regarde, d’autre part, qu’il est approprié de le faire en considération du drame que traverse l’Afrique, dont la dérive s’origine, tout comme pour l’Amérique-Caraïbes, dans la mainmise de la civilisation occidentale, y compris à travers son attrait fallacieux et mortifère.

Le tragique ne doit donc pas être confondu avec le drame : le tragique est la force où l’homme puise l’énergie d’une existence qu’il sait vouée à la mort. Et c’est la puissance tragique qui anime la parole de l’homme pour autant que l’homme « habite poétiquement la terre », ce qui est loin d’être aujourd’hui le cas, chacun en conviendra aisément.

La dérive ne commence que là et à partir du moment où l’habitation poétique se perd. Quand nous perdons ce mode d’habiter, nous ne faisons que nous loger ici ou là. Construire, uniquement avec la préoccupation de « loger », n’aboutit qu’à défigurer la terre et ne fait que mettre au jour notre misère d’habiter.

En réalité, d’une telle façon, même en logeant à la surface de notre propre pays, ou supposé tel, nous sommes déjà déracinés dès lors que nous n’habitons pas notre parole, avec tous les rapports que celle-ci suppose. Plus spécifiquement, s’agissant de nous Martiniquais, en mettant à jour la parole créole, nos ancêtres ont accompli le plus haut acte de création poétique qui soit : ils n’ont pas « écrit de la poésie », ils ont signifié par l’invention créole leur lieu d’habitation. Mais il ne suffit pas bien évidemment aujourd’hui d’utiliser le créole comme simple outil de communication pour habiter poétiquement cette terre : il faut retrouver le plein sens de la parole créole et les rapports qu’elle vivifie.

Ce n’est donc pas dans le choc de nos cultures qu’il nous faut espérer trouver une « utopie refondatrice » ?
Je ne suis pour ma part jamais parvenu à démêler quelle illumination avait bien pu un jour inspirer une expression aussi malencontreuse que l’on se complaît inconsidérément à répéter.

Pour ce qui est du « choc des cultures », il faut bien prendre bien garde à ne pas se payer de mots : depuis que le monde est monde, les hommes et leurs cultures vivent en contact les uns avec les autres et s’influencent mutuellement, il s’agit là d’une évidence. Cependant, depuis à présent plusieurs siècles déjà, où que l’on se tourne, dans toutes les directions et sur toute la surface de la planète, il y a une civilisation et une seule, l’Occident, qui est à l’offensive en vue d’établir et de faire triompher la suprématie d’un mode d’existence, mode d’existence qui ne lui est même pas originel, mais qui lui est survenu, dans des circonstances sur lesquelles j’aurais à méditer dans les temps à venir, mais en tout cas, pour le plus grand malheur de tous, y compris de ses propres peuples. Rien ne lui résiste. Le pire, c’est qu’elle n’apporte pas la vie mais la désolation et la désertification de la terre : uniformité, rationalisation, nivellement, autrement dit la mort de la parole humaine et de l’habiter poétique de la terre.

Pourtant, il n’a jamais autant été fait l’éloge de notre « intelligence politique » ou encore de notre « culture démocratique ». Tout tourne tellement rond qu’on ne comprend pas pourquoi vous préférez être …« têtenbas ».
Etre têtenbas et pieds en l’air comme affectionnent de le faire les enfants, est une position tout à fait salutaire en ce qu’elle permet de s’affranchir de son propre poids (de la « grosse tête ») et ainsi, contemplant tourner vertigineusement le vaste ciel au dessus de soi, d’apprendre la juste mesure de « ce qui meurt et ce qui demeure ». Salutaire aussi ce que faisait le sage Diogène d’entrer au théâtre à contre-courant quand tout le monde en sortait.
Même à contrecourant de la démocratie…
Non, je ne fais pas l’éloge de la démocratie, l’une des dernières vessies à laquelle s’accrochent les saltimbanques de ce monde en perdition, « heureuse » trouvaille des historiens-idéologues de l’Antiquité grecque qui leur a permis d’occulter (ou tout du moins d’estomper) la réalité foisonnante, sauvage et divine des anciens grecs derrière l’effigie de marbre idéalisée de la démocratie athénienne. Cette idée de la démocratie, fort opportunément réapparue à l’époque moderne, a été la maitre-pièce pour mettre à la raison, en tout premier lieu, les peuples d’Europe eux-mêmes, avant de poursuivre sa carrière outre-Atlantique et dans le reste du monde. La démocratie est à l’image de ce monde–ci : ce qu’elle fait mine de donner d’une main, elle le reprend de l’autre.
Y aurait-il une meilleure démocratie ?
J’observe d’ailleurs avec intérêt que la mise en cause de la démocratie est le fil rouge qui relie les révoltes de ces derniers temps dans les différents pays européens. C’est donc le signe qu’elle est en crise, même si l’on ne songe qu’à la rafistoler, à colmater, en quelque sorte, les voies d’eaux. Serions-nous donc, comme toujours, d’éternels supplétifs… ou les derniers suppôts ... ? Alors, la sempiternelle question, on croirait des enfants perdus dans un jeu de quille maté : « par quoi la remplacer ? » Je n’en sais rien fout’. Et d’abord pourquoi vouloir « la remplacer » ? Inventez. Habitez votre demeure avec votre corps, votre propre parole. Je sais que nous avons une expérience et une notion extrêmement porteuse, celle du Lakou, qui peut ouvrir la voie à un modèle de « démocratie », si l’on tient tant à ce mot, en tout cas à une créativité prodigieuse dans tous les domaines de la vie, de l’organisation de la vie en commun, en architecture, bokantaj…bref, un mode poétique d’habiter.

Mais être têtenbas cela permet aussi, et ce n’est pas le moindre, de dévisager ce monde qui, à tous égards, marche sur la tête, de le regarder dans les yeux, mais comme dirait un ami, avec des « lunettes de soudeur ». De le voir et de le montrer dépouillé de toutes ces étranges volutes dont il se pare et dont il nous accable, de toutes ces mièvreries insupportables qui donnent l’illusion que le monde serait devenu une immense et irréelle aire de jeu à l’intention des hommes, quand la vérité, à l’inverse, dans le négatif photographique pour prendre une image, c’est que c’est nous qui sommes les jouets entre les mains d’une invisible et impersonnelle puissance.

L’engagement politique contribue –t-il au moins à nous sortir de la « nuit gagée ? »
La politique, s’il faut entendre par là (et elle se réduit de plus en plus de nos jours à cette coquille vide) la valse des élections, est une danse à deux temps pour tourner bourrique. C’est son rôle de nous faire tourner bourrique. La politique ne peut nous sortir de rien du tout simplement parce qu’elle n’est pas faite pour cela. Et non parce que c’est untel ou untel qui est en charge, ou plus justement, croit être en charge des « affaires ». Les dites « affaires » se passent toujours ailleurs. La politique, comme tout le reste dans le monde tel qu’il est devenu (et c’est cela que je voudrais faire entendre ) est un jeu de faux-semblants.

Tout est faux-semblant et tout nous le dit, nous le crie, nous et nos enfants passons notre temps à nous perdre dans des leurres et nous voudrions quand même, malgré tout et toujours, continuer à faire comme si l’irréel était le réel, le faux était le vrai, comme si, à côté des leurres, il y avait des choses solides, réelles, sérieuses comme la politique et l’économie et la finance. Elles sont, elles aussi, à leur manière, des leurres et des faux-semblants, ce qui n’empêche que s’y déroulent chaque jour de terribles drames humains. Mais c’est la machine qui développe sa puissance, qui s’amuse et se moque de nos drames, s’il est permis de lui prêter des sentiments qu’elle ignore.

Cette puissance qui nous broie, il faut bien la personnaliser…
Quand nous considérons l’Occident et sa civilisation, il ne faut point être obnubilé par « l’Homme blanc » qui est un masque et fait écran, même s’il est, en effet, le tout-premier préposé, le tout-premier attaché au service de cette puissance impersonnelle, qu’il a été formaté par cette puissance qui s’est mise en mouvement il ya de cela 2500 à 3000 ans, et qu’à ce titre, son esprit, sa gestuelle même, son efficace et sa performance tant vantés, en sont venus à s’identifier à ce maître anonyme, abominable. Mais à côté de ces tout-premiers attachés, il y a à présent et partout de par le monde, des rattachés, car l’Occident s’est converti en civilisation mondiale.
A l’engagement politique se substitue l’engagement poétique…
C’est ce monde de l’Irréel et du faux-semblant qui est l’essence même du monde actuel, et ce que s’attache à montrer Lémistè, dans ses différents volets, pour autant qu’il soit donné à la poésie de le faire, c’est ce dévalement d’une civilisation, immergeant et engloutissant partout la vie. Vie qui s’exaltait partout, à travers rituels et célébrations d’une somptueuse beauté sensuelle, et se trouvait à l’unisson des puissantes vibrations de la terre et de l’univers.
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