Entre dignité et infamie, le corps divisé de l’Argentine - par Jérémy Rubenstein

Ce vendredi 20 octobre, le corps de Santiago Maldonado a été identifié par sa famille dans la morgue du palais de Justice de Buenos Aires.

paru dans lundimatin#119, le 23 octobre 2017

"Leur président danse la cumbia au balcon de son palais, dit avoir horreur du conflit et souhaite nous réconcilier, pour avancer “ensemble”. Mais il n’y aura pas de réconciliation."

Ce vendredi 20 octobre, le corps de Santiago Maldonado a été identifié par sa famille dans la morgue du palais de Justice de Buenos Aires. Ce jeune homme était desaparecido depuis le 1er aout, suite à une opération de la Gendarmerie contre des militants mapuches qui luttent contre la spoliation de leurs terres.
Le corps du disparu durant plus de deux mois a été retrouvé mercredi dans des circonstances assez étranges. Il flottait dans une partie de la rivière Chubut où il n’y a pratiquement pas de courant, à 300 mètres en amont –soit, à contre-courant- d’où Santiago a été vue en vie pour la dernière fois, dans une zone qui a été maintes fois visitée durant sa recherche et où les habitants du coin passent souvent. La découverte macabre a été faite par la police, précisément lorsqu’il n’y avait aucun observateur indépendant –requis par la famille et le juge au vu des nombreuses irrégularités antérieures. Autrement dit, il y a largement de quoi soupçonner une mise en scène, une de plus, organisée par la police, cette fois de la “préfecture”, sorte de brigade fluviale.

Ces dix semaines de disparition ont montré crûment la brèche entre deux pays. L’un qui choisit la brutalité, le racisme, le mensonge et le cynisme. L’autre qui cherche la vérité, déteste l’impunité et tâche d’être à la hauteur de ses héritages.

Rarement une division des eaux a été si nette entre les personnes décentes et les ignobles. D’un côté des centaines de milliers de personnes qui manifestent dans la rue, réclament sur les réseaux sociaux “Donde Esta Santiago ? ”, une famille mobilisée, des instits qui cherchent les mots pour en parler à leurs élèves, des journalistes qui enquêtent, des organismes de défense des droits humains qui transforment les réclamations en jargon judiciaire à présenter devant les instances nationales et internationales.

De l’autre, des magistrats qui obstruent l’enquête, des policiers qui cachent des preuves, des ministres qui criminalisent les victimes, des journalistes qui émettent les hypothèses les plus farfelues pourvu qu’elles n’incriminent pas les gendarmes et des centaines de milliers de personnes qui gobent benoitement et en rajoutent si possible. Ainsi ces parents d’élève qui refusent que les instits parlent de l’affaire en classe, lancent leur hashtag “#pasavecmes fils”, et sont confortés dans leur bon droit de ne rien dire, rien savoir, par des directeurs d’école qui vont jusqu’à mettre à pied des enseignants (qui, par ailleurs, ne font que suivre un protocole scolaire demandant à ce que les thèmes liés aux droits humains soient évoqués en classe).

La presse

Les journalistes… ils ne nous ont rien épargné durant les deux mois et demi de disparition. Santiago Maldonado, il est probablement au Chili. On l’a vu ici, là, et là-bas, en même temps et dans le même journal. Un couple affirme l’avoir pris en stop. Les Mapuches empêchent de mener l’enquête pour le retrouver. Exclusif ! ll a été vu chez le coiffeur : Santiago se serait coupé les dreadkocks ! Dans telle ville de province, il y a un quartier où tous ressemblent à Santiago Maldonado. Révélations sur le passé flogger du leader mapuche Jones Huala (“flogger” était une mode adolescente qui avait cours il y a quelques années dans la région. Et oui, je sais, ça n’a strictement rien à voir avec rien, mais cet article a été effectivement publié dans La Nación –journal de référence pour la plupart des rédactions internationales- sous l’intitulé “Affaire Maldonado”. De même, toutes les hypothèses de ce paragraphe sont apparues dans les principaux journaux et repris en boucle par la télé).

Bien sûr, ce torrent de boue, pour se donner quelque consistance, cherche à éclabousser les journalistes qui osent publier des papiers sensés et disposant de sources fiables au lieu de déblatérer comme il se doit. Ainsi, Horacio Verbitsky est constamment désigné comme un journaliste “polémique” et/ou “kirchnériste”. Ce n’est en effet un secret pour personne qu’il était proche de la présidente antérieure mais de la à dire qu’il était à sa botte, il y a un pas qui rend l’affirmation simplement fausse. Il suffit de rappeler que c’est lui qui a dénoncé les manipulations de l’institut des statistiques nationales durant le kirchnérisme, ce n’est pas un détail : il s’agit d’un lieu hautement stratégique pour l’ensemble de la communication gouvernemental. Surtout, Verbtisky est une sorte d’agence de presse à lui tout seul, il dirigeait d’ailleurs une agence de presse clandestine durant la dictature (ANCLA fondée par Rodolfo Walsh –desaparecido en 1977). En tant qu’historien, je peux témoigner qu’il est une source d’une fiabilité presque agaçante (à force de côtoyer ses écrits des années 80, je souhaitais lui trouver une belle bévue par recoupement de sources –on s’amuse comme on peut en écrivant sa thèse- et je n’ai jamais trouvé que quelques petites imprécisions sur des points tout à fait accessoires). En France, il y a le Canard Enchainé le mercredi, en Argentine il y a le papier de Verbitsky du dimanche dans Pagina 12, ce n’est pas le même style mais c’est là que se lisent des informations. Il est donc naturellement attaqué par les faussaires d’info de Clarín et La Nación.

Dans ces journaux (qui appartiennent tous à des groupes possédant des télévisions qui reprennent en boucle les mêmes sornettes), Madonado est invariablement présenté comme un “artisan”. A priori, rien de péjoratif, mais sous leurs plumes oui : il s’agit de ces gars qui vendent des trucs pas très clairs dans la rue, vous voyez.

Autant que je sache, il gagnait quelques ronds en faisant des tatouages (il a d’ailleurs été identifié grâce à ses tatouages) et, quand il séjournait à Buenos Aires, il restait dormir dans les squats anarchistes (maisons pour la plupart aujourd’hui détruites, spéculation immobilière oblige). Pour le reste, il se mobilisait pour des causes justes. Rien d’étonnant donc qu’il se soit trouvé avec des militants mapuches, qui ne reconnaissent pas les souverainetés des Etats argentin et chilien sur leurs terres, ni par conséquent la frontière qui les séparent, et luttent contre la mainmise de Benetton.

La communication gouvernementale

Du silence du président, jusqu’au ridicule de fuir au pas de course des journalistes lui posant une question qui agite tout le pays. Puis sa ministre de la Sécurité qui incrimine tant qu’elle le peut les militants mapuches. Son ministère réunit d’ailleurs toutes les forces de police, y compris la Gendarmerie (principale accusée des différents crimes, depuis l’illégalité de l’opération initiale jusqu’à l’assassinat de Maldonado en passant par sa disparition et les nombreuses rétentions d’informations), de sorte qu’au niveau institutionnel la constitution d’une équipe d’enquêteurs indépendants est strictement impossible puisque tous répondent au même ministère, si tenté qu’une séparation des pouvoirs puisse exister dans un Etat comme l’Argentine, voire dans un Etat tout court.

Cependant, le gouvernement, tout occupé à des élections de mi-mandat qui doivent le conforter pour mener des allégements du code de travail qui s’annoncent drastiques, se montre incertain quant à la stratégie de communication à adopter autour de Maldonado. Au départ, ses porte-paroles se contentent de nier tout en bloc. Ce cynisme sans fard ne cherche à convaincre personne – les incohérences du message officiel sont flagrantes –, le but est clairement de menacer la population qui serait tentée de manifester son indignation. Dans le même sens, ils affichent une brutalité sans concession avec les Mapuches, un message qui se résume à “on est chez nous, la nation est indivisible, et puis les peaux-rouges on les emmerde. Votez pour nous et la cavalerie vous protègera”.

Dans un premier temps, électoralement ça semble payant, le gouvernement gagne des primaires qui le placent dans une dynamique de winner bien dans son style de trader fanfaron. En revanche, avec la rue ça ne passe pas, nous sommes des centaines de milliers à manifester un mois après la disparition de Maldonado. Il va de soi que médias et gouvernement cherchent alors à faire diversion avec quelques graffitis et deux trois fumigènes montés en épingle. Habitués à rester placides durant les manifestations à Buenos Aires, les policiers sont pris de frénésie et s’agitent de toutes parts. On les voit ici en civils essayer de se fondre dans la masse, là en duo de voltigeurs sur des motos flambant neuves, partout à courir avec leurs matraques. Mais ils se montrent particulièrement inaptes pour l’opération d’enfumage : ils interpellent une trentaine de personnes judiciairement impossibles à incriminer (la plupart mangeaient tranquillement leurs pizzas dans des restaurants à des centaines de mètres des fumigènes).

Résultats des courses : une manifestation monstre et des flics qui tabassent des mangeurs de pizza sous l’objectif de dizaines de photographes. Au gouvernement, on continue à mentir mais la conviction n’y est plus. La consigne Donde esta Santiago ? explose dans les réseaux sociaux, il n’y a plus une manifestation publique, qu’elle soit artistique ou politique, où elle n’apparaît pas.

Alors le gouvernement change son fusil d’épaule. Dorénavant, il y a une pomme pourrie. Jusqu’alors soutenue sans retenue, la Gendarmerie est lâchée, et on trouve quelques irrégularités dans ses agissements durant l’enquête… Bientôt, c’est le juge qui est remplacé et on fait mine de découvrir que la famille Maldonado n’avait pas tort de se méfier du premier, famille que l’on avait pourtant dûment accusé de faire obstruction à l’investigation.

Bref, sous la pression conjuguée de la rue, de la famille Maldonado, des organismes de défense de droits humains et des rappels à l’ordre d’organisations internationales (telles que la Commission interaméricaine des droits humains), le gouvernement recule et offre quelques garanties pour que l’enquête ne soit pas systématiquement obstruée par les agents de police et les magistrats qui sont en charge du dossier.
Le nouveau juge ne considère pas la famille et les militants mapuches comme les principaux suspects, de sorte que des premiers gendarmes sont incriminés officiellement. Le juge se permet même de menacer d’enquêter sur les terres sacrées du maître de toute cette affaire : Benetton. Quelques jours plus tard, le corps du disparu apparaît, non pas sur les terres de Benetton (près d’un million d’hectares), mais dans la petite partie des Mapuches dans les conditions que l’on sait.

Mobilisation populaire

Derrière Santiago Maldonado, ce sont bien sûr les 30 000 disparus de la dernière dictature qui sont mobilisés. Mais c’est aussi Luciano Arruga, 16 ans, torturé par la Police de la Province de Buenos Aire pour avoir refusé de réaliser des braquages pour le compte de ses agents, puis mort “par accident” en essayant de fuir ses bourreaux. Et derrière Luciano, ce sont ces centaines de jeunes gens que la police assassine impunément (une personne par jour, et ce quelque soit le gouvernement, selon le CORREPI qui dénonce inlassablement ces crimes, généralement dans le plus grand silence médiatique et la complicité de la bien-pensance prompte à s’indigner pour quelques graffitis qui surgissent sur les murs de leurs beaux monuments à la gloire de la Démocratie).

Oui, Santiago a définitivement divisé les eaux. Nous irons cracher sur leurs ballons gonflables et leurs flonflons colorés qui accompagnent les triomphes électoraux de ce parti des infâmes. Ils sont toujours souriants, leur président danse la cumbia au balcon de son palais, dit avoir horreur du conflit et souhaite nous réconcilier, pour avancer “ensemble” (vers son abîme d’hypocrisie et de bêtise conjuguées). Mais il n’y aura pas de réconciliation. Il y a de la douleur et de la tristesse pour ce corps devenu collectif qui gît sur une table en fer froid de l’institut médico-légal. Et puis il y a de la haine et un infini mépris pour ces tarés.

Jérémy Rubenstein

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