Le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, et le maire de Minneapolis, Jacob Frey, ont mené un effort pour faire passer les émeutiers pour des suprémacistes blancs venus de l’extérieur du Minnesota pour détruire nos villes. Cela a favorisé l’organisation massive et indépendante de forces de police auxiliaires sous la forme de surveillances de quartier et de patrouilles communautaires pour arrêter ces supposés suprémacistes blancs.
En tant que révolutionnaires, nous devons nous demander pourquoi, au plus fort de ce qui fut facilement la plus grande révolte en plus d’un demi-siècle, une grande partie de la ville s’est organisée pour aider la police à l’écraser, souvent au nom même de l’antiracisme qui est en son cœur ? Mon but ici est d’évaluer le rôle de « l’agitateur extérieur blanc et suprémaciste » en tant que figure discursive dans la stratégie anti-insurrectionnelle de l’État, afin que les partisans de la révolte puissent la contrer plus efficacement lors du prochain soulèvement.
Dans ce qui suit, j’analyserai trois éléments qui, bien qu’ils soient constituants de la rébellion elle-même, n’en ont pas moins jeté les bases de la narration par l’État de l’agitation suprémaciste blanche. Ces trois éléments sont, premièrement, la présence visible de l’extrême droite dans les premiers jours du soulèvement ; deuxièmement, la participation blanche à la révolte ; et troisièmement, la façon dont la révolte a rapidement pris une ampleur géographique et politique qui dépassait l’entendement des observateurs et des participants. Ensemble, ces éléments ont sapé les récits politiques traditionnels qui encadraient ce que les gens attendaient d’une révolte contre le racisme et la police. Cela a ouvert la situation à des récits concurrents permettant de donner un sens à la participation des Blancs et à la présence de suprémacistes blancs, dont un qui tenait les suprémacistes blancs pour responsables de la violence de la révolte. J’explique comment ce récit a divisé une grande partie de la base sympathisante du soulèvement contre celui-ci, ce qui a privé les rebelles du soutien populaire et a ouvert la voix à une répression par la Garde nationale, préservant ainsi l’ordre même qui était l’ennemi de la révolte.
Les spéculations sur l’implication des suprémacistes blancs ont commencé dès la première nuit du soulèvement. Une poignée de Boogaloo Bois descendit des banlieues comme New Brighton pour rejoindre les affrontements qui avaient eu lieu toute la soirée du 26 mai devant le commissariat du 3e arrondissement. Ce n’est pas le lieu pour examiner en détail leur idéologie, mais il suffit de dire que, malgré leurs positions d’extrême droite, certains d’entre eux ont vu dans le meurtre de George Floyd l’action injuste d’un service de police corrompu et ont affirmé que le soulèvement était une réponse valable à celui-ci. Ils se sont photographiés avec leur drapeau dans les rues (leurs clichés ont été largement diffusées en ligne) et sont partis peu après. Dans les jours qui ont suivi, ce groupe de Boogaloo Bois a fait l’objet d’un regain d’attention, à commencer par des militants antifascistes qui ont tenté d’alerter les manifestants de leur présence, aussi marginale fût-elle [2].
Que les Boogaloo Bois aient considéré l’escalade du conflit dans les rues de Minneapolis comme une cause juste ou simplement comme un moyen de provoquer leur "guerre civile" avec le gouvernement, la révolte a explosé bien au-delà de leur vision étroite. Tout comme pour les Gilets jaunes de France, les pillages massifs des quartiers commerçants ont poussé le mouvement tactiquement au-delà de ce que l’extrême droite était prête à faire. Deux options s’offraient alors à eux : participer à un soulèvement centré sur la libération des Noirs (et donc décentrer leur propre idéologie) ou se laisser mettre à l’écart par le soulèvement [3].
- Des Boogaloo Bois et la “Northside Patrol” posent ensemble à Minneapolis.
Au deuxième jour de la révolte, de nombreux Boogaloo Bois s’étaient déjà relégués à la défense de la propriété privée en réponse aux pillages massifs. Une vidéo qui a circulé sur les réseaux sociaux à partir du deuxième jour montre certains d’entre eux à l’extérieur d’un GM Tobacco entre le Target et le Cub Foods, marchant sur une corde raide et essayant de jongler entre soutenir le soulèvement et protéger les magasins de ce même soulèvement. Une semaine plus tard, le récit des émeutiers suprémacistes blancs a permis aux groupes de justice sociale cherchant à défendre la propriété privée de naviguer plus facilement sur une corde raide similaire. Cela a conduit à une tournure ironique des événements dans le cas des Minnesota Freedom Riders (également connus sous le nom de Northside Patrol, composés de groupes comme la NAACP et le conseiller municipal Jeremiah Ellison), qui ont collaboré aveclesBoogaloo Bois pour protéger les magasins des vagues menaces des suprémacistes blancs - bien que ces derniers soient le seul groupe visible sur le terrain associé à ces menaces. Au bout d’un moment, la contradiction entre le récit des émeutiers suprémacistes blancs et les faits a sauté aux yeux de tout le monde, la présence d’extrême droite dans le soulèvement était engagée dans la défense de la propriété capitaliste, et non dans sa destruction.
Malgré la centralité de la libération des Noirs dans la révolte qui a suivi le meurtre de George Floyd, on ne peut pas dire que le soulèvement était entièrement noir. Des gens de toutes les catégories démographiques et identitaires imaginables y ont participé. Dans son texte How It Might Be Done, Idris Robinson utilise la métaphore d’une avant-garde pour décrire la participation des Noirs à la révolte. Il déclare : « Nous étions l’avant-garde qui en était le fer de lance, nous l’avons déclenchée, nous l’avons initiée. Il s’en est suivi un soulèvement largement multiethnique » [4]. Le scepticisme ou la suspicion à l’égard des participants blancs est compréhensible, mais était relativement peu fréquent pendant les premiers jours de la révolte. Pourtant, dès la cinquième nuit, il est devenu un réflexe dominant, en raison de la paranoïa émergente autour de l’implication des tenants de la suprématie blanche. Les participants blancs dans les rues qui enfreignaient la loi étaient supposés être des agitateurs extérieurs - si ce n’est des suprémacistes - sans autre preuve que leur couleur de peau. Au milieu des gaz lacrymogènes, des fenêtres brisées et des jets de pierres, les gens étaient contraints de donner leur identité et, dans certains cas, leur adresse. Ceux qui refusaient étaient même parfois attaqués.
Comme on l’a déjà dit, rejeter la faute sur des étrangers ou des provocateurs prive la révolte de son pouvoir, en la délégitimant, elle et ses participants. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le récit de « l’agitateur extérieur » est historiquement un outil de contre-insurrection utilisé à l’origine pour expliquer les révoltes d’esclaves. On disait alors que les Noirs esclaves étaient dociles avant qu’ils ne soient excités par les abolitionnistes blancs du Nord [5]. Mais au-delà de la désautonomisation [disempowering] des rebelles et de la reproduction des tropes racistes, je veux insister sur la légitimité des abolitionnistes blancs qui décident de rejoindre les lignes de front. La vérité est que nous avons tous un intérêt dans la libération des Noirs. Comme Fred Moten l’a dit un jour : « J’ai juste besoin que vous reconnaissiez que cette merde vous tue aussi, même si c’est de manière beaucoup plus douce, espèce de gros con » [6].
La révolte de mai s’est produite à une échelle sans précédent. Comme nous le savons, le commissariat du 3e arrondissement a été l’épicentre des trois premiers jours de troubles, avant que la police à l’intérieur ne soit forcée de fuir, avant que le commissariat ne soit incendié et avant que la foule ne se concentre sur d’autres cibles, y compris le commissariat du 5e arrondissement qui a failli tomber lui aussi. Cependant, même avant l’incendie du commissariat 3e arrondissement, la foule s’est déplacée vers l’extérieur de l’épicentre et a provoqué des troubles dans toute la ville, à Saint Paul et même dans les banlieues. Alors que les premiers rassemblements maintenaient de nombreux officiers bloqués au commissariat, ces essaims se rassemblaient dans d’autres zones pour piller et brûler les magasins - généralement avec l’aide de voitures, desquelles des groupes de gens sortaient, entraient par effraction, prenaient ce qu’ils pouvaient et partaient avant que la police ne puisse intervenir. En d’autres termes, dès le début, la rébellion a également été un phénomène de masse de "smash-and-grabs" [7].
Les logiques héritées de la politique représentative et de la protestation militante échouent à donner un sens aux premières étapes de la rébellion,. Du point de vue de la politique représentative, ceux qui envahissaient et pillaient les magasins à travers la ville ne "protestaient" pas, car leurs actions ne représentaient pas un tort pour lequel ils cherchaient réparation. En d’autres termes, ces actions n’étaient pas seulement des déviations de la "protestation politique légitime", elles ont opportunément profité de ces manifestation en les utilisant à des fins privées. En réalité, les pillards abolissaient directement les relations de propriété, qui sont inextricables de la violence anti-noires. Rappelons que l’ordre de la propriété privée est ce qui a tué George Floyd en premier lieu. C’est une chose de tenir une pancarte qui dit "redistribuer la richesse", c’en est une autre de décider que toute cette merde sur les étagères des magasins est à nous et qu’il faut la prendre [8].
Bien qu’il soit courant d’adopter le cadre de la politique représentative et de rejeter le pillage comme étant opportuniste, lorsque ces pillages et destructions visaient des magasins qui ne se situaient pas en haut de l’échelle sociale- principalement des entreprises appartenant à des Noirs et à d’autres minorités - ils étaient souvent jugés malveillants, voire pire. La forme la plus grossière de politique identitaire consiste à postuler que ces magasins n’auraient pas pu être ciblés pour d’autres raisons que des motivations racistes. Souvent, cette spéculation n’était pas étayée par des preuves ; elle était présentée comme allant de soi. Dans les cas les plus absurdes, les magasins des entreprises se sont faussement étiquetés comme "appartenant à des Noirs", soit en l’écrivant sur des panneaux de contreplaqué comme du sang d’agneau des temps modernes [9], soit par le biais de ceux qui les protègaient pour légitimer leur défense de la propriété. Mais si nous cessons de considérer chaque acte de destruction ou de pillage de biens comme l’expression d’un grief, cette logique commence à s’effriter. Je n’ai pas l’intention de soutenir que les magasins appartenant à des minorités doivent être ciblés, mais que de tels incidents n’offrent aucun aperçu des origines raciales ou idéologiques des participants.
Au contraire, je soutiens que cela a créé une nouvelle division au sein du soulèvement qui a contribué à le transformer en un mouvement de protestation "militante". Ici, la dichotomie classique entre le "bon manifestant" et le "mauvais manifestant" a été remplacée par la dichotomie entre le "bon émeutier" et le "mauvais émeutier". En d’autres termes, les émeutiers étaient désormais divisés en deux catégories : ceux dont l’action militante peut encore être comprise dans la grammaire de la protestation (lutte contre la police ou attaque d’un grand magasin) et ceux dont les actions dépassent et échappent à cette compréhension traditionnelle.
Au bout de quatre jours, le bouleversement s’est étendu bien au-delà de ce que l’on aurait pu prévoir. Refusant de jouer selon les règles de la non-violence, il a échappé au piège de la protestation représentative. Sa composition était trop diversifiée pour être classée avec précision en fonction d’une quelconque appartenance démographique ou politique. Puis, le matin du 30 mai, le gouverneur Walz a tenu une conférence de presse décrivant les émeutiers comme des marginaux suprémacistes blancs qui voulaient détruire la ville. Il a été suivi par les maires de Minneapolis et de St Paul, qui ont inventé des statistiques pour appuyer ces affirmations - pour se rétracter dans le plus grand des calmes quelques jours plus tard. Les rumeurs en ligne ont été amplifiées et la désinformation a circulé à une vitesse vertigineuse. Au milieu du chaos, elles offraient un ennemi lisible et compréhensible à tous ceux qui recherchaient la stabilité, mais ne pouvaient pas mobiliser la rhétorique explicitement raciste des "pillards noirs", ou les propos alarmistes de la droite sur les "antifas". Ils désignèrent alors le responsable de leur peur au visage du mal par excellence : le suprémaciste blanc.
Le fait d’imputer la violence du soulèvement aux suprémacistes blancs a permis à l’État de saper la rage anti-police de la révolte et de reprendre son rôle antérieur de protection des citoyens contre l’extrémisme. L’État a intentionnellement déplacé la cible de la colère des gens du racisme systémique qui a assassiné George Floyd (et d’innombrables autres) vers des acteurs relativement marginaux. Dans ma lettre à Liaisons, j’ai identifié ce phénomène comme la figure rhétorique de la synecdoque, un mouvement de la partie à la totalité, ou de la totalité à la partie. Le lieu de la suprématie blanche et du racisme anti-Noir est déplacé vers une partie extrémiste - un petit assortiment de mauvais acteurs - qui ne sert qu’à masquer leur véritable localisation au cœur de la société civile dans son ensemble.
Ce déplacement a fait place à une nouvelle alliance entre les défenseurs de la justice sociale et les antifascistes d’une part, et les forces de l’ordre d’autre part. Alors que la police a été contrainte de battre en retraite, cette alliance a été forgée avec de nouveaux groupes de surveillance de quartier et des patrouilles citoyennes qui offraient une protection contre le chaos des émeutes. Des patrouilles armées gardaient les commerces, tandis que les petites routes étaient bloquées par des citoyens qui effectuaient des contrôles d’identité. Après le couvre-feu, les checkpoints citoyens ne permettaient le passage qu’aux résidents et à la police, tandis que beaucoup d’autres restaient chez eux par crainte de vagues menaces de violence aveugle. Des citoyens effrayés ont appelé le FBI pour signaler des plaques immatriculées hors de l’État, tandis que d’autres ont préféré utiliser les réseaux sociaux pour répandre des rumeurs et signaler des "activités douteuses". Pendant ce temps, la Garde nationale n’avait guère de mal à arrêter en masse les quelques personnes qui osaient continuer à défier le couvre-feu. Ces patrouilles variaient d’un quartier à l’autre, d’un bloc à l’autre. Elles étaient également très diverses sur le plan idéologique et, bien qu’elles n’aient pas collaboré directement entre elles, elles ont toutes atteint les mêmes objectifs. Dans certains quartiers, les propriétaires blancs s’asseyaient sur leur porche et appelaient la police pour des voisins qu’ils n’avaient jamais rencontrés et qu’ils jugeaient suspects. Il y avait bien sûr de nombreux propriétaires de petites entreprises qui s’étaient armés pour protéger leurs magasins, comme le propriétaire de Cadillac Pawn sur Lake Street, qui a assassiné Calvin Horton Jr. Les quartiers à majorité noire et amérindienne ont également mis en place leurs propres patrouilles armées, souvent avec l’aide d’associations qui se considéraient comme un prolongement des manifestations (ou du moins qui les soutenaient). Citons par exemple les Freedom Riders du Minnesota que j’ai mentionnés plus haut (qui ont collaboré avec l’extrême droite armée) et l’American Indian Mouvement (AIM) qui a patrouillé près de Little Earth, un quartier à majorité autochtone. La patrouille de l’AIM a été célébrée pour son rôle dans la protection des biens, notamment avec l’arrestation de quelques adolescents blancs pour avoir pillé un magasin d’alcool qui avait été cambriolé deux nuits auparavant.
De telles patrouilles ont justifié leurs actions par des considérations raciales. Cependant, comme l’AIM, elles ont toujours contribué à protéger les entreprises, les sociétés et les banques appartenant à des Blancs. Dans certains cas, ces patrouilles ont fini par protéger par inadvertance des propriétaires racistes qui se trouvaient par hasard sur leur "terrain", mais même dans les cas où les entreprises appartenaient vraiment à des groupes de minorités raciales ou ethniques, ces patrouilles et leur valorisation des biens les ont alignées "structurellement" sur les forces de l’ordre. Comme l’a fait remarquer Idris Robinson, "chaque fois que la propriété est protégée, elle l’est à des fins de suprématie blanche" [10].
La formation et l’alignement de patrouilles de quartier racialement diverses pour défendre la propriété privée n’ont été possibles que par le biais d’un déplacement synecdotique contre-insurrectionnel qui identifiait la violence à la suprématie blanche. C’est la seule façon pour qu’un projet aussi massif puisse émerger aussi rapidement et avec un tel soutien populaire. Cette initiative contre-insurrectionnelle s’est même dissimulée dans le langage de l’abolition de la police, les voisins suggérant qu’ils « préfiguraient » ce qui remplacerait le département de police de Minneapolis lorsqu’il serait aboli, sans se soucier du fait que cela supposait l’application du même ordre juridique que celui en place actuellement. À vrai dire, ils n’avaient pas tort. Le type d’abolition de la police qui a frappé l’imagination de la ville n’est que le même régime de droit, soutenu seulement par des visages plus sympathiques. Au lieu de la police, il y aura des « forces de sécurité communautaires » - ou le « bureau de prévention de la violence » (qui a récemment vu le jour ici à Minneapolis). Le seul effet que de telles institutions pourraient avoir serait d’intégrer toujours plus profondément la population dans les opérations de police qui régissent déjà leur vie aujourd’hui.
La figure de l’agitateur suprémaciste ne ternit pas seulement la mémoire et l’héritage de la révolte. Elle éclaire également les enjeux mêmes du mouvement et son appel à l’abolition. Il faut dire que l’abolition révolutionnaire ne signifie pas simplement le définancement [defund] d’un service spécifique, comme le préconisent aujourd’hui de nombreux militants. L’abolition révolutionnaire ne signifie pas non plus simplement la suppression de la brutalité que la police utilise pour faire respecter la loi, comme le propose la justice restaurative [restorative justice] [11]. Au contraire, l’abolition révolutionnaire doit signifier l’abolition de la loi elle-même, ainsi que des rapports de propriété que la loi maintient.
En mai, nous avons assisté à une révolte d’une telle ampleur et d’une telle férocité qu’elle n’a pas eu d’équivalent dans ce pays depuis au moins un demi-siècle. Nous pouvons encore en voir les décombres, tout autour de nous. Certes, la révolution ne consiste pas seulement à brûler et à se battre, mais elle implique ces actions. Ces actions ont été au cœur même du soulèvement de cet été. Les condamner, c’est condamner le soulèvement.
Au moment où nous approchions du précipice de l’insurrection totale, la stabilité et l’ordre ont été réintroduits dans la ville, alors que rien ne semblait moins probable. La prochaine fois qu’une révolte éclatera dans nos rues, soyons prêts à résister à la réimposition de l’ordre public, quelle que soit la manière « radicale » dont il se présente.