Éléments pour une théorie du fauscisme - Frédéric Neyrat

« Dans la fauscisme, le faux est un moment du faux. »

paru dans lundimatin#191, le 13 mai 2019

I. D’un prétendu droit de mentir par inhumanité

Ø Populisme, nationalisme, fascisme ? Plutôt parler - pour décrire la vague d’abjection gouvernementale, culturelle, médiatique et psychique qui aujourd’hui déferle et corrode partout dans le monde les fondements de la vie commune – de fauscisme. Terme aussi laid que ce qu’il est censé décrire.

Ø L’essence du fauscisme consiste à ériger le mensonge comme droit. Comme droit d’un individu souverain, ou d’un collectif hermétique, défini par son rejet du dehors. Comme droit d’un narcissisme primaire, non risqué vers ce qui pourrait éventuellement le réfuter.

Ø Le fauscisme ment à tel point que le mensonge en perd son rapport à la vérité pour devenir le pouvoir de dire mal, le mal, absolument, désarrimé du réel. Une fois le vrai fauché, le mensonge est un songe qui ment résolument, qui ne se confronte jamais plus au vrai qu’il méprise et rejette par tous les moyens possibles.

Ø Dans la fauscisme, le faux est un moment du faux.

Ø Mentant absolument par le droit de son plaisir mauvais, le fauscisme ne se soutient pas d’une d’idéologie, il n’en a pas besoin. Il ne promet rien, ne menace en rien, il salit, méprise sans retenue, utilise la police pour éborgner et punir jusqu’au sang, exalte le viol, les dictateurs, la torture, l’identité, le fascisme bien entendu, et le nazisme qu’il érige au rang de copain. Dans le fauscisme, on copine, il n’y a pas d’amis ; il n’y pas même d’ennemis, il y a ceux qu’il s’agit de décréter encombrants – comme on parle des encombrants à déposer dans les décharges.

Ø En régime de fauscisme digital, la cathédrale de Notre-Dame a été incendiée par un musulman puisque c’est faux. Les professeurs favorables aux intégrismes de l’islam pullulent dans les universités puisque c’est faux. La « gauche radicale » est islamo-fasciste puisque c’est faux.

Le changement climatique n’existe pas – puisque tout prouve qu’il est vrai.

Transplantés sur des machines intelligentes, disent les cyber-humanistes, nous serons immortels – morts.

II. Autrui, version Photoshop

Ø Dans le fauscisme, il n’y a pas d’autre. Le fausciste parle tout seul devant un miroir qui anticipe un monde où l’extinction aurait fait une exception.

Ø Pour le fauscisme, la nature sert à liquider l’altérité, et renforcer la police. Son racisme environnemental est double : de façon classique, il fait porter sur les populations subalternes le coût dénié de l’endommagement écologique du monde ; mais le fauscisme ajoute à cette externalisation une récupération de la pensée écologique au nom de la défense de la nation, de l’identité, de la patrie, bientôt de la santé économique. C’est au nom de la protection de la nature que les futurs lieux d’occupation seront bientôt évacués.

Ø Le migrant est pour le militant fausciste ce qui doit être coulé dans la Méditerranée ; l’immigré – comme le disent en France les porte-mensonge du RaNa - est une plante invasive ; l’Europe empêche de jouir les fauscistes de souche ; pour les fauscistes du capital, l’Europe doit être soutenue jusqu’à ce qu’elle se confonde enfin avec le Grand marché aux dupes.

Ø Le monde, disent les fauscistes, aurait dû être plat pour ne jamais nous renvoyer ce que nous n’avons pas su être, pas su aimer, ou pas su éviter. La courbe de la planète Terre, pour le sans-autre, est une courbature.

Dans la cosmologie fausciste, l’héliocentrisme est crime de lèse-majesté – car le fausciste a son centre nulle part et son compte twitter partout.

Ø Le fauscisme n’a pas de diplomatie ; il peut éventuellement dépêcher des bombes. Il ne supporte pas les médiations, mais ne croit pas non plus au rapport direct d’un chef ou d’un président avec son peuple, puisque dans le fauscisme le peuple n’existe pas.

Pour la fauscisme « de gauche », le peuple se réduit à la négation d’un trait de privilège, sans s’affirmer comme égalité inconditionnelle ; pour le fauscisme de droite, le peuple est fracturé en possesseurs d’un côté - les ruisselants - et surplus d’humains de l’autre - les encombrants.

Ø Le fauscisme exprimera tout ce qu’il faut dire, plus encore s’il le faut, pour que le ver pulsionnel sorte la tête de son trou narcissique – recyclant le totalitarisme comme un outil parmi d’autres. Mais dans un monde sans dehors, la tête du ver pulsionnel n’est autre que sa queue.

Ø Le fauscisme a régurgité l’inconscient dans la superficie ; son langage empêche qu’un autre puisse se réfugier en soi.

Ø L’Hypothèse Photoshop : on pourrait considérer le fauscisme comme une société de retouche, à l’ontologie rectificative. Dans les deux dernières décennies du 20e siècle, le monde se digitalise : l’ontologie régnante est d’abord celle des simulacres (années 1980), puis du virtuel et de la numérisation de la réalité (années 1990) ; avec le tournant du 21e siècle, le virtuel se relocalise, devenant « réalité augmentée » ; cette réalité augmentée est désormais soumise, comme toute ce qui l’environne et s’y rapporte inéluctablement, à rectification marginale. Le monde est alors ma volonté, ma représentation, et mon Photoshop qui les ajuste l’une à l’autre.

Si l’hypothèse Photoshop est juste, il s’en suit que le fauscisme est un pouvoir de pacotille, la récupération vouée à l’échec d’une capacité depuis longtemps perdue. Le fauscisme est le hochet du digital ; d’où son ressentiment, et son extrême dangerosité.

III. La société fausciste et sa politique

Ø La société fausciste provient d’une mutation des sociétés néolibérales-autoritaires, qui utilisent la force pour réaliser les politiques de dépossession capitaliste, pour les maintenir ou les refonder. Le fauscisme se développe quand la procédure démocratique tend moins à élire ce qui n’est pas qu’à désélire ce qui est ; quand (comme aux États-Unis) la classe moyenne n’est plus requise pour soutenir le capitalisme et que l’université, qui avait pour fonction de former cette classe, devient obsolète.

En France, le modèle gouvernemental néolibéral-autoritaire tient encore ; mais la société est déjà en prise avec les affres du fauscisme et certains ministres lancent des chiffres sans compter ; un nouveau verbe serait apparu, castaner, signifiant : arracher les yeux, marcher sur des vieilles dames, et enfermer des femmes enceintes ou leur casser la figure (ce dernier cas illustrant l’envers de la rectification Photoshop, ou son passage par le réel). Dans un pays où l’administration des choses à fait place à l’économie de la répudiation, les écoles qui forment les fonctionnaires d’État peuvent fermer.

Ø La société fausciste n’a nul besoin des faisceaux du fascisme, mais de faussaires qu’elle enrôle depuis les égouts des réseaux sociaux, recrutant parmi les blancs écumant de perdre leur mainmise sur le non-blanc, les hommes qui font des armes de quoi remplir leur pénis, les élus de tous bords - c’est-à-dire ceux qui ont viré de bord autant de fois que nécessaire pour rester en position de mentir avec aplomb.

Pas besoin d’un leader, mais d’une laideur. Les chefs des gouvernements fauscistes dégradent sans retenue.

Pas d’ordre, mais un bordel ambiant, fait de caprices de supermarché.

Ø Les intellectuels du fauscisme – les commerciaux qui vont galants sur les Chemins de la Conne-essence, les immortels jamais à cours de répliques dès qu’il s’agit de consolider leur malheureuse identité, les romanciers auxquels on donne une légion d’horreur pour leur courageuse déblatération sur tout ce qui est plus grand qu’eux, les Causeurs de prisunic, etc. – ont soigneusement cessé toute activité d’intellectuel au sens où ce terme a pu signifier une prise de parti dans la sphère publique, au nom d’un universel ; leur objectif est désormais de prétendre que leur prise à parti, retournée du point de la domination contre les minorités sur lesquelles ils projettent leur propre abjection, fait figure de pensée. Les catholiques du fauscisme projettent ainsi leur propre antisémitisme originaire sur les musulmans, les républicains autrefois de gauche les secondant au nom de la nation, tous en chœur se déclarant antiracistes à chaque fois que la culture blanche semble attaquée par des non-blancs.

Ø Quant aux populistes de gauche (France Insoumise, Maintenant le Peuple, etc.), leur « peuple » est condamné à se trouver éternellement une part de non-peuple à éliminer. Comparons en effet la thèse populiste de gauche avec la thèse marxiste. Pour cette dernière, le prolétariat (ou son équivalent) est en position d’exclusion interne, présent mais aliéné, exploité, compté pour rien, réduit au silence et à la servitude ; ce presque-rien peut et doit devenir (comme le tiers-état de Sieyès) tout, l’humanité toute entière qu’il représente, veut libérer, sauver, compléter, etc. Mais dans le populisme tel qu’il est repris et mis en œuvre du côté de ce qui jadis s’était dit de gauche, le peuple se définit comme totalité par rapport à un élément interne, mais déclaré comme extérieur : une « caste », celle des bureaucrates, des institutions européennes, des banquiers définis non pas à partir d’une appartenance de classe mais comme groupe d’intérêt (y compris un groupe dont l’arrivée au pouvoir résulterait d’un complot, de la manigance de quelque sous-fifre d’État commis aux argentiers, comme le prétendent aujourd’hui certains éléments dégénérés de la bourgeoisie). De cette caste, on dira qu’elle n’appartient pas au peuple et il s’agira alors de révéler cette non-appartenance, cette inclusion illégitime, au nom d’une totalité déjà constituée. Dans l’hypothèse marxiste, c’est au contraire l’exclusion qui est à désigner comme injuste, le prolétariat étant la véritable force de travail à l’œuvre, mais non reconnue comme telle.

Le problème est lorsqu’une identité est garantie par l’exclusion d’un terme inclus à tort, au lieu de se penser ou bien comme inclusion permanente de l’étranger (schème cosmopolitique) ou bien comme subversion radicale de la structure (schème marxiste). Dans le cas du populisme, une fois un élément évacué, il faudra en trouver un autre – la dimension fausciste à l’œuvre dans la théorie populo-complotiste est condamnée à se trouver un nouveau complot pour justifier sa pérennité. La consistance du peuple populo-complotiste étant de s’opposer à la part de soi qui n’est pas soi, de l’étranger devra toujours en définitive être identifié, révélé, démasqué – des banquiers d’abord, d’accord, mais après ? Des membres d’autres nations ? (les allemands ? trop européens ; les anglais ? trop fourbes ; polonais ? mangent le pain du peuple, etc.).

La seule manière d’empêcher ce risque est d’être internationaliste d’abord – maintenant l’internationale ; nous-autres et non pas la France ; une république universelle des étrangers.

IV. Sortir du fauscisme

Ø Le fauscisme est un faux schisme : il maintient tout ce qui saccage le monde, aucune de ses expressions – de droite extrême, populiste de gauche, populo-complotiste, etc. – ne pourra donner lieu au moindre changement politique réel.

Ø Le fauscisme est la Grande faucheuse que nous méritons pour n’avoir pas sur empêcher l’horreur de se déverser dans le monde, pour n’avoir pas su effectuer en temps voulu les révolutions nécessaires - communistes, écologistes, cosmologiques et esthétiques. Notre mort est la vie que nous n’avons pas su aimer.

Ø S’opposer aux têtes couronnées ou présidentielles n’a jamais constitué une politique autre que celle en miroir où des êtres en colère attribuent à l’Un ce qui leur permet d’être multiple. Sortir du fauscisme exigerait une politique où l’ennemi n’est pas plus qu’un point situé vis-à-vis d’une pensée de la société nécessaire, et non pas la vieille figure familiale-concentrée du pouvoir, aussi juvénile soit-elle dans ses traits apparents. Dans une société contre l’État, le souverain serait maintenu dans une position de dette absolue envers la société, pour laquelle il représenterait le Moins-Un : non pas dégagé et remplacé, mais désinstitué à sa place-même, lieu conjuré pour que la communauté ouvre son autonomie au plus-que-soi.

Ø Pour sortir du fauscisme, le courage de la vérité n’y suffit plus, parce que tout émission de mensonge prétend révéler au monde incrédule une vérité dissimulée. Il faut donc prétendre à la fiction vraie, l’impossible qui s’imposera à ceux qui ne se mentent plus – « nous sommes impossibles », disent-ils.

Ø Ne plus se mentir consiste d’abord à ne plus croire que l’autre puisse être convaincu par le vrai sans en faire l’expérience. Travailler à rendre possible cette expérience est ce à quoi doivent aujourd’hui concourir la littérature, le cinéma, la pensée sous toutes ses formes d’investigation, et l’éducation – qu’elle s’effectue dans les écoles, dans les universités ou sur les ronds-points.

Ø Dans un système à développement fausciste, un nouveau régime de dissimulation s’impose, qui ne consiste pas à rectifier la réalité, mais à retirer la vérité, à la crypter de la même manière que phusis kruptesthai philei – « la nature aime à se cacher » (Héraclite), à se réfugier là où le mensonge brûle entièrement en y pénétrant.

Ø Est-il trop tard pour sortir du fauscisme ? Accompagnera-t-il les incendies de l’Anthropocène jusqu’à son terme ? Ne laisserons-nous dans les entrailles de la Terre, en guise d’ultime strate géologique, qu’une accumulation de SMS lancés furieusement au moment où s’abattront sur nous les ogives nucléaires ?

Il y a pourtant des moments qui laissent entrevoir ce qui aurait pu être – des moments populaires sur les ronds-points ; des solidarités inattendues ; des camps qui dans le Dakota du Nord empêchent un pipeline de crever la Terre ; des éclats solaires dans des zones à défendre ; certains savent élever les étincelles ; et favoriser l’existence avec les autres-qu’humains. Aux falsifications qui rectifient la réalité doivent être opposées les manières de parler, penser, écrire, filmer, agir, et vivre qui rencontrent et transfigurent ce qui, dans l’univers, ne saurait être abandonné sous aucun prétexte.

Frédéric Neyrat, Mai 2019.

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