Éléments de décivilisation - Partie 5

La devise de l’usage, c’est « Droit au monde »

paru dans lundimatin#194, le 4 juin 2019

5e et dernière partie des Éléments de décivilisation. Si certains de nos lecteurs ont pu être décontenancés par le densité de l’épisode précédent, ils se remettront facilement sur les rails au fil de celui-ci. Pour celles et ceux qui prendraient l’histoire en cours, nous leur recommandons de reprendre la lecture depuis le début.

- Partie 1 : Prédation, la question historique
- Partie 2 : Les deux partis historiques
- Partie 3 : Une nouvelle culture de la violence
- Partie 4 - Usages de la violence (1/2)

Partie 5 - USAGES DE LA VIOLENCE (2/2)

Dis-moi comment tu sélectionnes...

Dans l’usage conçu comme machine-à-lire s’amorce une piste et un tournant. Cela n’engage rien de moins qu’une idée nouvelle de la sélection. Dans cette voie dangereuse, on doit conserver auprès de soi la genèse de l’objet, comme un premier talisman. L’impératif central de La Bhagavadgita fournira le second talisman : on ne doit pas regarder les fruits de l’action. L’action parfaitement désespérée, c’est-à-dire même pas accomplie par dépit, en donne l’exemple. Ce qu’on recherche à travers l’usage pourrait s’apparenter avec le fait de trouver, hors désespoir, sans replonger dans les affres de l’espoir, les dispositions de l’action complètement désespérée [1]. L’attitude inverse, la culture du résultat, définit à elle-seule la conception civilisée de la sélection, selon quoi il faut tout faire fructifier. Car l’objet commence au moment où on regarde quelque chose avec une arrière-pensée. La production est le règne de l’arrière-pensée.

Pourquoi le mot « sélection », en particulier dans le registre éthico-politique, heurte à ce point nos oreilles ? À l’évidence, à cause de ses résonances nazies. Le cas nazi dévoile (et en même temps brouille) la vérité de la sélection qui prévaut jusqu’à ce jour en Occident : on sélectionne comme l’éleveur et comme l’agriculteur. Matrix est une fable qui prend au sérieux une conséquence de tout cela : l’humanité en culture, en élevage [2].

« Ne pas regarder les fruits de son action ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que la sélection agropastorale contrevient à ce principe. Si on vous sélectionne, c’est pour votre rendement. L’appât du gain prend les traits visibles de l’éternel nouveau riche, et existe invisiblement comme principe structurant : sélectionner les choses d’après le critère du rendement et de la quantité. Un arbre fruitier doit donner des fruits, une vache laitière doit donner du lait, un plant de blé doit donner du grain. Exigence de résultats – du pur bon sens. Ce n’est pas seulement un impératif dans l’instant présent, mais une décision sur le futur. Cela signifie bien : « C’est ainsi que vous vivrez » et « Vos descendants donneront des fruits » [3].

D’où l’intuition qui consiste à se demander ce qu’il advient quand on transporte la sélection, la lecture des choses, dans le monde du chasseur-cueilleur – le monde, et non le « mode de production ».

Les limites qu’on se donne, la limite qu’on rencontre

Dans cette perspective, un tournant de pensée est apparu. Dans l’usage, le nécessaire et l’incompatible sont encore de la matière. Tout cela, la définition des limites, doit être mis du côté de ce qui entre ! Pourquoi ? Parce que, qu’on le veuille ou non, cela interviendra dans l’usage au même titre que tout le reste. Cela n’en reste pas moins important et indispensable : l’usage n’a lieu que dans une chose, et sans la définition des extrémités du nécessaire et de l’incompatible, pour nous autres humains, on n’a plus de chose, d’accès à la détermination conçu comme accès au monde. Il n’est pas question de renoncer aux extrémités, il s’agit plutôt de savoir de quel côté on les situe dans la genèse de l’usage. En fait, le tour de magie est le suivant : on ne met fin aux limites objectives qu’en les déplaçant, qu’en les transportant : on les jette dans la chaudron de la matière avec tout le reste, au creux du tourbillon. On ne peut pas supprimer leur possibilité, mais on peut les empêcher de jouer un rôle formel, on peut briser le sort.

Ainsi, la conception de l’usage qu’on avance ne peut se comprendre sans une nouvelle pensée de la matière. La matière est tout ce qui entre dans une chose. Toutes les choses, indistinctement. Le nécessaire et l’incompatible sont très comparables à la figure géométrique d’une chose. La figure géométrique d’une chose n’est pas moins de sa matière que sa couleur ou ses composants chimiques. Mais sa seule forme est le monde où elle se situe. Sa manière de s’inscrire dans le monde. Manière qui provient de ce qui se rencontre en elle, non plus la foule des ingrédients mais leur rencontre, autrement dit, ce moment où ce qui entre rencontre dans la chose une limite. Il y a une disjonction entre ce qui entre et ce qui sort, la chose est un écart, de telle sorte qu’elle est, immédiatement, l’éveil de la matière en manière [4].

Pour dire ce qui se passe entre matière et manière, à la pétanque, on parlerait de « carreau parfait ». La chose, c’est là où la manière prend la place de la matière. En anglais, on dirait « Thing is where the matter matters (importe) ». Là où la matière importe, on doit l’appeler manière. On pourrait aussi se représenter le passage matière/chose comme le début d’une partie de billard, passé à l’envers. Il faudrait arrêter l’image aux alentours du moment de la casse. La boule blanche qui entame la partie n’est plus une cause. Elle rejoint toutes les autres au moment où leur éclatement « s’évanouit », où elles se rencontrent et trouvent dans le triangle une limite immanente. Le triangle est le lieu de leur rencontre et n’a alors plus rien à voir avec l’imposition d’un objet par un humain. D’ailleurs, de cet ensemble instable on voit déjà poindre la boule blanche, point de fuite.

Dans cette représentation, la matière est figurée par l’éclatement des boules sur le billard, éclatement que l’on voit s’évanouir dans la chose (le triangle), chose instable libérant à la fin un point de fuite (la boule blanche). On distingue alors le triangle comme cette chose instable formée par les boules, du triangle objectif : le morceau de plastique dont on se sert pour mettre en place le jeu.

La rencontre dément la conception formelle classique, en se tenant à cheval entre matière et monde, sans réduire l’écart, mais justement en surprenant la chose dans cet écart. La forme n’est ni une boîte, ni un justaucorps. En effet, ce qui se rencontre doit nécessairement rencontrer dans la chose une limite, qui est le monde. C’est la raison pour laquelle, naturellement, la définition du nécessaire et de l’incompatible est très précieuse pour nous, parce qu’on a à cœur de la rapprocher le plus qu’il est possible de l’idée qu’on se fait du monde. L’idée est un ingrédient précieux, mais l’usage n’est pourtant pas là. On ne conçoit la chose que depuis le monde, ou plus précisément, depuis ce qui nous anime. Ce qui nous anime, ce qu’on fait ensemble, est ce qui se libère dans l’écart. C’est aussi une visée nouvelle, sans fin.

Un usage vise l’infini, se place dans l’infini

Pas de chose sans découpage, mais justement, tout dépend de ce qui découpe. Dans l’ontologie de la rencontre, on n’accorde à aucune chose le pouvoir de découper [5]. À aucun triangle, pour reprendre notre exemple du billard inversé. On s’intéresse plutôt au bord extérieur du triangle, étalable à l’infini. L’usage ne se découpe que sur fond d’un lieu infini : le monde. Quand « l’infini tient le couteau », on avance dans l’horizon. Toute chose se révèle comme ce bloc d’ombre s’inscrivant dans la lumière. Chacune existe et se découpe sur fond de son aura, une aura qui, certes, a toujours de quoi nous aveugler. Tandis qu’au royaume du découpage objectif, là où au contraire le fini officie, plus d’aura, on avance dans les cendres du réel [6].

En fait, il y a un lien profond entre ce que l’on vise et ce qui nous découpe. Au fond, ce que l’on vise nous découpe. Quand ce que l’on vise est fini, on se découpe comme sur du vide, on est enfermé, prélevé sur le monde. Quand ce que l’on vise est infini, on se découpe sur l’horizon, on s’inscrit dans le monde. La devise d’une fonction, c’est « Droit au but ». La devise de l’usage, c’est « Droit au monde » [7]. La chasse au monde est la manière dont on va essayer de penser cette visée singulière, qui est le contraire de la cible de l’objectif.

Pardon pour le mind fuck : la chose en usage tient comme l’envers de la projection de monde qui lui est propre [8]. Ou, dans les termes de la chasse au monde : les choses sont les empreintes du monde, le négatif de sa lumière. Le monde ne se laisse jamais approcher comme une réalité positive : comme « monde positif » (contradiction dans les termes) ou via les choses comprises comme pures positivités, médiations finies d’un fini (qui nous prélèvent sur le monde, qui nous en extraient).

Le monde est cette proie que toute chose doit poursuivre, atteindre, sans jamais pouvoir (ni devoir) la capturer. Cette pensée, somme toute relativement simple, l’Occident ne parvient pas à s’y résoudre. Soit le monde sera déclaré pure chimère (monde = néant) : on court après rien du tout, tout ce qu’on entreprend est vain. Soit le monde sera identifié à un objet : on court après une chose, et tout ce qu’on fait est entrepreneurial [9].

En réalité, la chose se comprend depuis le monde, mais le monde renvoie lui-même aux choses. Qu’est-ce qui permet cependant de ne pas être perpétuellement renvoyé, comme une bille de flipper, de la chose au monde et retour ? Le monde provient de ce qu’on fait ensemble, au sens où ce qu’on fait ensemble devance, déborde la chose. Voilà ce qui fait tilt, ce qui est au centre : ce qu’on fait ensemble, dans sa dimension énigmatique, potentielle, infinie. Ce qu’on fait ensemble : c’est ici que la chose est en excès sur elle-même.

Ensuite, ce qui déborde la chose est aussi ce qui la borde : on l’appelle le monde, ce contre quoi la chose tient. Ainsi, c’est par abus de langage qu’on parle de chose infinie. La chose est finie, ce qui la limite est infini, et elle est dans cet infini. C’est son lieu. Dans l’usage, on entre dans une chose, qui entre dans le monde. La maxime de l’usage est donc : « Sache placer une chose dans un lieu infini, tu obtiendras un usage, et tu pourras alors y entrer ». La chose en usage n’est pas son propre lieu, elle n’est pas « sa propre fin ». Elle n’est pas enfermée en elle-même. Elle est dehors, dans l’infini. Il faut le dire à tous les formalistes, à tous ceux qui pratiqueront les usages comme des instruments (de leur fin générique ou de leur fin propre), comme des réalités autonomes, autosuffisantes, autarciques. La chose n’est que le fini d’un infini. L’infini prend plusieurs noms. En général, c’est le monde. Dans l’ordre temporel, c’est le futur. Dans l’ordre éthico-politique, c’est le commun, NOUS.

Entre usage et monde : le contact

Au plan ontologique, c’est ici que les représentations divergent. En réalité, de la chose ou du monde, aucun ne doit sortir vainqueur. Pour nous, il n’y a pas combat entre une chose et l’horizon, mais contact ou non-contact (hiatus). Le contact, c’est la poursuite du monde, la chasse au monde. Le hiatus ouvre une faille, où s’engouffre l’ordre civilisé. Il habite là, dans cet espace organisé par le face-à-face chose/monde, générant tous les couples de contraires, eux-mêmes copulant à l’infini : production.

C’est bien dans le contact entre une chose et l’horizon qu’on doit penser la visée de l’usage. Replacé sur fond du monde, l’usage est le presque rien. Mais sa chance d’être ce presque rien – chance de ne pas être rien, et chance d’échapper à l’objet, de ne pas se faire arrêter – c’est de se savoir comme occasion de viser le tout. C’est la raison pour laquelle il ne s’agit jamais, dans l’usage, de transiger.

La dichotomie OU le contact : à ces représentations antagonistes correspondent deux idées du futur et du destin. Côté production, le futur est l’objet le plus gros dans lequel on évolue. Destin objectif, fini [10]. Côté usage, quand s’établit le contact avec l’horizon, le futur est le sol sur lequel on avance, sol infiniment accidenté, ou plutôt sol qui s’accidente à l’infini. C’est dans cette géométrie qui change du tout au tout que se repose la question du destin : celle de savoir ce que signifie n’avoir qu’une vie.

Destin = n’avoir qu’une vie

« “L’inhumanité” de Saint-just est en ceci qu’il n’a pas eu comme les autres hommes plusieurs vies distinctes, mais une seule. [11] »

 

Il s’agit de savoir quelle est la forme de notre temps. Pour la production, l’affaire est vite réglée : notre temps est dans le segment naissance-mort. Au contraire, nous disons que la forme de notre temps est infinie. Elle n’est dans aucun objet, pas même celui de l’existence biologique. Cela fait partie de la matière de notre vie, mais ne peut venir jouer un rôle formel. La seule forme est le monde, et on s’y engage là où (à chaque fois que) se joue pour nous un accès infini. Si je suis une chose, cela veut dire que je peux entrer, m’engager dans une infinité d’autres choses.

En réalité, les usages compensent le fait de n’avoir qu’une vie. Et ce, en deux sens. D’abord, parce qu’ils détournent notre regard de celui de la Gorgone : la mort hypnotique et pétrifiante. Si tu crois vivre dans la mort, si tu crois qu’elle est ta forme, tu es prisonnier à perpétuité. Notre mort est une forme-objet comme une autre (le travail, le couple, etc.) mais qui a pour nous autres mortels conscients un pouvoir supérieur à tous les objets. Parmi les objets, c’est sans doute celui qu’on parvient à traiter comme tel en dernier, car cela demande de déployer une énergie considérable pour simplement le tourner en dérision.

Par ailleurs, une fois qu’on cesse de l’identifier au segment naissance-mort, le fait de n’avoir qu’une vie prend un autre sens. Il est faux de dire qu’on a plusieurs vies. Notre existence est une chose, un geste. En revanche, il nous est possible de renaître, non dans l’afterlife (« dans une autre vie »), mais de notre vivant. Si l’on détourne son regard de la Gorgone, on comprend qu’on peut mourir de bien des manières et une infinité de fois. N’avoir qu’une vie, c’est pouvoir mourir une infinité de fois, et devoir commencer à renaître de toutes ses morts successives. Cela suppose de quitter le registre de l’appartenance objective, qui est toujours du côté de l’incarcération. Il faut changer de question. On substitue à la question de savoir si on peut sortir de l’existence, celle de savoir si on y est un jour entré. Entrer dans l’existence, c’est en réalité, appartenir à un événement, trouver un usage, être, dans des choses, auprès de l’absolu.

Dans ce cas-là, pourrait-on dire, les usages sont nos différentes vies, nos vies multiples. Il n’en est rien. Parce qu’on n’a qu’une vie, ce qui lui donne son caractère déterminé et singulier. Et parce que si on faisait de tel usage l’existence même, on le confondrait avec le monde. Les usages sont pluriels, parce qu’il n’y a pas d’accès total à l’infini. L’infini doit pousser en plusieurs endroits simultanément. Nos usages sont nécessairement intriqués : en modifier un affectera les autres. Ceux que nous reconnaissons comme nôtres en deviennent nécessaires, mais il y a toujours un moment où on doit aussi reconnaître l’insuffisance de chacun. Quand on ne sait pas le faire, l’usage se transforme en lieu de mort, en mouroir. Quand on reconnaît l’insuffisance, on comprend qu’il faut apprendre à tuer ses propres figures successives, cheminer à travers les objets, devenir cette arme qui les pourfend.

Ainsi, on trouve dans les usages, dans la dimension éthique, de quoi compenser le fait de n’avoir qu’une vie. En revanche, si dans le même temps on veut l’assumer, si l’on veut trouver le plan sur lequel nos usages doivent se mettre d’accord, au sein même de la guerre incessante qu’ils se font, on doit poser la question historique, se positionner historiquement dans l’existence, prendre parti, dire nous politiquement. C’est seulement depuis la dimension politique telle qu’elle se donne à nous qu’on pourra formuler de manière décisive la question du destin, qui est celle de savoir comment cette chose finie que je suis prend position dans l’existence. La violence de toute chose est de prendre position, de se positionner historiquement. S’y refuser, c’est nécessairement acquiescer à l’histoire par défaut, celle dans laquelle on a tous atterri en catastrophe.

Destin = par/chemin

Le fait de n’avoir qu’une vie donne une importance considérable à la question du choix : quel chemin prendre ? Qu’est-ce qu’un chemin ? Y a-t-il un chemin ? L’ordre objectif organise le destin selon une infinité de boucles, de circuits fermés, de sillons parallèles. Là où l’usage commence dans l’aptitude à surprendre un monde dans les choses. Ce qui veut dire savoir lire dans les choses la piste du monde. Ou plutôt, trouver dans une chose singulière une manière de lire le destin dans les choses.

C’est ainsi qu’on peut entendre l’usage-raison : dans chaque usage, on suit et en même temps on échafaude une piste. Cette piste nous conduit à rencontrer divers obstacles. Si tu n’es pas prêt à affronter des obstacles, tu ne peux pas faire usage. Il faut d’abord assumer l’existence combat. Où conduit la piste ? Au monde. Ce qui fait obstacle au monde (et non à moi), ce sont les figures ennemies de notre propre question, qu’il faut affronter une à une, les écarter pour garder ce qui reste. La piste, c’est le contact avec le monde, qui est contact avec ce qui reste. L’aura de satisfaction qui émane de l’usage ne nous aveugle pas longtemps : elle révèle aussitôt ce qui reste à faire, et à défaire [12].

Mais on ne doit pas dire que « l’usage, c’est le chemin ». Rayures, fêlures, biffures, ratures, bifurcations, retour sur ses pas : chaque piste a sa propre fragilité. Si ce sont des sillons, alors, le disque est rayé. La perspective de l’usage, la chasse au monde, c’est une course d’orientation [13]. Cela reconduit toujours, en un sens, à l’idée d’égarement absolu [14]. Les obstacles qu’on rencontre sans cesse peuvent être décrits comme autant de ruptures du contact. Le principe de contemporanéité chose/monde, c’est le réel. Mais le réel est continûment brouillé dans l’objectif. L’objectif est à la fois le mal absolu (ce qui interdit l’usage, ou ce qui le rend obligatoire) et le mal relatif (chaque situation où l’usage conduit à isoler le mal). Le mal absolu est perçu comme impossibilité de l’usage : nécessité de la violence politique. Le mal relatif est saisi depuis l’usage. Dans ce cas-là, le mal est toujours comme enveloppé dans l’usage, avant d’être évacué. Puisque c’est dans l’usage qu’on le rencontre. C’est la mauvaise rencontre.

Ainsi se manifeste le brouillage du réel : quand la chose en usage semble garantie pour nous, l’horizon se voile, et quand l’orientation devient nette pour nous, la chose devient problématique. Cela nous rappelle à chaque fois que l’usage n’est jamais le seul usage, et qu’il s’agit sans cesse de faire le point, entre usage et monde, et entre les différents usages. On pourrait aussi se dire qu’il suffit, comme dans ces images propices aux illusions d’optique, de cligner des yeux pour changer son regard [15]. Faire le point passera pour nous, comme on le verra, par l’alternance et la combinaison du point de vue de l’ingrédient et du point de vue l’usage.

Que signifie cheminer ? Mark Twain parle ainsi de la prose et de son cheminement. « La seule loi de la narration est de n’en suivre aucune. Le récit doit être à l’image du ruisseau au cours sinueux et agrammatical, qui descend une colline ou traverse des bois et change de trajectoire à chaque galet rencontré. » Cheminons, donc.

Antonio Machado : « Caminante, no hay camino / Se hace camino al andar ».« Toi qui chemine, il n’y a pas de chemin / le chemin se fait en marchant. » On ne dit pas qu’il ne s’agit pas de faire des choses. On dit qu’il faut le comprendre autrement. Faisant des choses, il faut faire le chemin. On pense à ce moment où Indiana Jones doit résoudre une énigme pour faire apparaître le chemin au-dessus du vide. Ou à Morpheus dans Matrix : « Il y a une différence entre connaître le chemin et arpenter le chemin » [16]. Pour nous le seul chemin ne préexiste jamais. Le chemin, le futur, est devant nous. Giono : « Il y a toujours un tournant qui nous cache le chemin [17] ». Par conséquent, allons-y. On choisit la pilule rouge de la vérité (alètheia), non la pilule bleue, celle de l’oubli (Léthé, qui est aussi le fleuve des Enfers). Aller au monde, c’est toujours s’en revenir des Enfers.

Ainsi, on sait toujours où on va : au monde. Kafka : « Il y a une destination, mais il n’y a pas de chemin ». Le monde est cette destination connue pour laquelle aucun chemin n’existe d’avance. S’il faut faire des choses, ce n’est ni pour le principe (faire des choses pour faire des choses), ni pour les fruits, les résultats. L’enjeu et la puissance, c’est que viendra, dans le même temps que le geste, un bout de chemin, et un léger déplacement du point de fuite, un imperceptible ajustement du cap. En ce sens, on peut en convenir, certaines choses nous font avancer. Mais la grande erreur objectiviste est de croire que la carte dont on a besoin est tracée ou traçable une bonne fois pour toutes et séparément. La carte, il faut la saisir au vol. Si, en agissant, on ne sait pas faire usage, alors, le contact est rompu avec l’horizon : le futur disparaît, s’efface. Faire usage, c’est surprendre un relief devant soi, parcouru de pistes en pointillés, avec un point de fuite. Ce relief, le futur, on ne peut que le surprendre, et on ne le surprend que dans l’usage, en suivant telle piste où on s’est engagé. (Ensuite, la question sera d’apprendre à le lire comme une carte, de le parcourir, de le visualiser, ce qu’on ne peut faire qu’en sortant de l’usage).

Mais sans cesse, le combat fait retour dans l’usage [18]. Celui-ci dévoile que quelque chose n’est jamais rond et stable. Le relief qu’il découvre, dans son cheminement même, c’est la faille qui s’ouvre, partout, entre le faire et le faire, entre le commun et l’objectif. Être en guerre contre l’économie libidinale des couples de contraires, c’est savoir ouvrir partout une autre faille. Nietzsche dit que « toute habitude rend notre main plus spirituelle et notre esprit moins alerte ». Si l’on se tient en-deçà de la faille raison/pratique, faille civilisée qu’on ne reconnaît plus, alors l’habitude dévoile la faille du faire. Dans l’habitude, on porte une charge de commun, et on voit surgir ce qui a le pouvoir de la désamorcer, de la diviser, de la sortir du monde. Ainsi, on voit ce qui reste à faire, le nécessaire, et ce qui reste à défaire, l’inacceptable. Rencontrer une limite, c’est toujours en même temps voir surgir la faille entre l’objet et le commun, entre « ce qu’on fait » et « ce qu’on fait ensemble ». Rencontrer une limite, c’est violent. Ne serait-ce que dans le constat : ça ne suffit pas. L’autosuffisance : ni fait ni à faire. Parce que rencontrer le monde, c’est violent, l’Occident a conçu le réel comme une guerre entre choses et monde, ce qui l’a logiquement conduit à mener une guerre contre le monde.

Mais dans la perspective de la rencontre, ce qui nous anime est toujours là, en jeu dans ce qu’on fait, même imperceptiblement. Quoi qu’il arrive. L’idée est donc plutôt de se mettre en contact avec cela, et de s’y accrocher. Trouver ce qui résiste à l’objectif est donc la manière de débusquer l’objectif, ce qu’il faut évacuer. Alors seulement, on peut dire qu’on sait l’enjeu de la situation. Il y a là l’avènement du stratégique, hors volonté.

C’est comme ingrédient qu’on rencontre

Être ingrédient, cela signifie qu’on n’entre jamais seul dans un usage. Joie de l’appartenance. Ce n’est jamais le face-à-face sujet/objet. Il y a toujours d’autres choses qui s’invitent. Chaque ingrédient, en s’ajoutant, bouleverse l’ensemble. Certaines présences ont même le pouvoir de changer le sens de l’usage.

Il y a ce qu’on fait ensemble, qui détermine le nous. Et il y a tout ce qui se passe entre nous. Cela ne relève pas seulement de la mise en jeu affective. C’est plutôt ce qui fait que l’usage n’est pas un ensemble, mais l’ensemble débordé de tous les ensembles en lui [19].

Le moment d’agir est décisif et même souverain. Qu’on le choisisse ou non, le moment est choisi. Pourquoi ? Parce que ce moment porte en lui plein d’autres choses – ce qu’on est en train de vivre entre nous, ce que l’instant soulève du passé, ce qu’on attend de la suite, ce qu’on se reproche, ce qu’on cherche à comprendre : la liste est impossible à clore.

Ainsi, notre place dans l’usage est d’être ce qui entre. On est un ingrédient parmi d’autres, de telle sorte que ce qui compte ce n’est pas ce qu’on est « à la base » et individuellement, mais ce qu’on fait ensemble. En quoi cela diffère radicalement du modèle républicain/universaliste ? Il ne s’agit pas de laisser ce qu’on est à la maison. Il s’agit bien d’entrer de manière entière et rugueuse, et ainsi de contribuer au relief de la situation. Mais la question n’est jamais d’avoir une détermination, mais de la trouver, de la trouver ailleurs qu’en soi-même.

En réalité, la pensée de l’usage explore deux sortes de détermination. 1) Quand on entre dans une chose en usage, on trouve une détermination : on rencontre. On a le point de vue de l’ingrédient. 2) Quand des choses entrent en nous, on est déterminant : on est rencontre. On a le point de vue de l’usage.

Trouver une détermination, ce n’est pas être ce que l’on est, c’est entrer dans ce que l’on est. Ce que l’on est est ici envisagé comme ce qu’il va falloir aller chercher dans un lieu. La seule manière de ne pas être emprisonné dans ce qu’on est, c’est d’y entrer. Entrer avec des ingrédients disparates [20] dans la composition d’une chose : faire usage. Non pas « faire usage de quelque chose  », car en réalité, ici, c’est l’usage qui nous fait. La seule manière de trouver une détermination, c’est d’être ses usages. Comment ne pas être un objet ? En étant d’abord ses usages.

Être usage, c’est parvenir à entrer comme tel, mais entrer indistinctement. Dans cette perspective, la matière désigne une chose au moment où elle se soustrait à la détermination. Cette opération de soustraction est impensable, c’est une sorte d’état suspendu des choses, lesquelles se retrouvent plongées « dans » le n’importe quoi : nulle part, au seuil de toute spatialité. Impensable en tant que telle, la soustraction est la condition pour pouvoir entrer quelque part. Il faut même en faire une sorte de propriété des choses. De manière métaphorique, on pourrait dire : la charge d’une chose doit pouvoir changer de signe.

La détermination est ce qu’on trouve dans une chose, ce qui suppose de pouvoir s’y soustraire, de ne rester coincé dans aucune chose. La détermination est ce que chacun trouve dans une chose, mais impossible de l’y réduire. Irréductible prend là tout son sens. C’est en étant toujours « détachable » vis à vis des autres choses que paradoxalement la chose n’est pas « prélevable » sur le monde. Ainsi, en entrant dans une chose, je me prive du fait d’être ailleurs, mais jamais de la possibilité d’être ailleurs. La détermination ne peut être obligatoire. Au contraire, elle rend plutôt obligatoire sa contingence : on peut toujours en sortir. La plupart du temps, on en sort même trop facilement à son goût. (C’est pourquoi, si l’on veut penser l’usage, il faudra à tout prix penser ce qui se passe quand nous sommes hors d’usage.)

Cela nous renvoie au deuxième critère négatif de l’usage : impossible de le rendre obligatoire. Quand on entre dans un usage, il se passe toujours quelque chose. À la condition, toutefois, qu’on ne considère jamais l’usage comme prévisible et obligatoire. Cette restriction est essentielle parce qu’elle trace une faille que l’Occident veut méconnaître. C’est la faille entre faire et faire. De même qu’un chat n’est pas un chat, faire ceci n’est pas faire ceci. Ainsi, j’ai beau avoir fait l’épreuve de l’infini en regardant telle série, ça ne me garantit pas du tout qu’il suffit que je la regarde pour avoir un accès au monde. Au moment où on se met à croire à un tel caractère obligatoire, on commence à tout gâcher, à haïr de fait ce qu’on aime : on en abuse. Dans l’abus, on n’aime plus ce qu’on aime, et, jusque dans le plaisir que l’on a, on ne s’aime pas.

Ce n’est pas une question de quantité, c’est une question d’occasion, de moment. On ne doit pas réduire l’usage à la chose en usage. Il ne s’agit pas de prévoir l’imprévisible, mais d’en tenir compte, négativement, en creux. De l’imprévisible, on ne peut évidemment pas dire grand-chose. On peut simplement dire : souviens-toi de ce qui n’a pas eu lieu. N’écarte jamais l’imprévisible. Tel est le fighting spirit des joueurs de Liverpool. Il y a ainsi un lien essentiel entre le fait de ne jamais écarter l’imprévisible de la matière, et l’impossibilité qu’elle contienne dans une limitation préalable, donnée.

L’enjeu de l’usage, pour nous, c’est d’être (dans) quelque chose. Pour être quelque chose, il faut soi-même redevenir poussière. Ainsi exorcise-t-on la malédiction sceptico-religieuse, le « tu es poussière et tu retourneras en poussière ». Le retour à l’état de poussière ne signifie pas la dissolution de la mort, mais les conditions pour pouvoir renaître. Ce n’est pas une malédiction, mais une bénédiction. Ne pas être un objet, c’est pouvoir renaître en usage. L’usage suppose toujours une ritualisation typique, où cet ingrédient que l’on est devient une sorte d’objet rituel. [21]

L’usage nous prend comme matière, mais c’est en un sens très spécial, qui est l’inverse de la neutralité. L’usage ne nous prend pas comme pâte informe à modeler. Dans l’usage, la matière n’est justement pas le matériau de construction : la sous-chose qui doit rentrer dans la sur-chose (la « forme »). L’usage est plutôt un champ gravitationnel. Quand elle est placée dans le champ, la matière est manière. L’usage nous surprend dans ce qu’on fait avec d’autres. Si l’on oublie ce que l’on est, c’est pour retrouver, faire apparaître, ce qui nous anime. (De sorte, qu’ensuite, on pourra toujours mieux le comprendre. Mais il faudra pour cela sortir de l’usage.) C’est bien dans la perspective de trouver une détermination, rencontrer sa question, faire grandir sa position, qu’on aborde la dé-détermination, la soustraction. Perspective que le monde normal accepte/neutralise dans ses tournures insipides (« Making the world a better place »...)

Contre-indications

Dans la chasse, il y a toujours, d’une manière ou d’une autre, l’idée de devenir ce que l’on traque. Le monde, c’est ce qu’on pourchasse et ce qui nous anime et nous hante. On doit connaître ses habitudes – nos usages. On ne peut pas prendre le monde, mais on peut prendre ses habitudes. « Pêcheur de lune » est une vieille expression signifiant « utopiste ». On ne peut pas prendre la lune dans nos filets, mais on peut inventorier ces choses spéciales où elle a coutume de se refléter pour nous.

Être matière dans l’usage, cela ne signifie pas que l’usage abolit « ce que l’on est ». Il s’agit d’une suspension qui donne accès à l’expérience, l’expérience repensée à neuf, dé-civilisée. L’enjeu de l’usage n’est pas le salut. Ce n’est pas fusionner dans l’idéal, sortir des choses « par le haut ». Ce n’est pas non plus fonctionner, c’est-à-dire s’inscrire dans un fonctionnement, s’intégrer. Mais bien s’inscrire dans le monde, être quelque chose au sens où on le devient. Il n’y a pas d’autre sens : être quelque chose, c’est toujours trouver usage dans une chose, y graviter. À l’inverse, être un objet, c’est être prisonnier dans ce que l’on est. Parce que la condition d’entrée de l’objet, c’est de sortir du monde. Les objets n’ont pas de monde. Être prisonnier signifie qu’il y a bien d’un côté le prisonnier, de l’autre la cellule. Entrer c’est au contraire devenir quelque chose (sans pour autant s’abolir).

Dans l’usage, on abandonne le rapport de maîtrise. Le rapport de maîtrise revient toujours, peu ou prou, au même schéma. Cela revient à interpréter comme forme ce qui n’est que matière. Dans l’usage, ce qui est constituant, ce n’est pas moi, ni toi, ni on-ne-sait-quel déterminisme au-dessus de nous, c’est ce qu’on fait ensemble. Répétons-le, il faut entendre cette expression comme quelque chose de mystérieux, comme une énigme, comme quelque chose d’actif.

Or, la plupart du temps, on arrive dans une situation, dans un usage, en se disant que ce qu’on a prévu, son plan, son anticipation, sa pensée, la rationalité très objective qu’on amène : voilà en gros ce qui va être déterminant. Ou encore en se disant : « Pas question de laisser ma personnalité au placard ». Non, ce qui est déterminant, c’est ce qu’on fait ensemble en tant que justement ça ne contient pas dans la chose-usage.

Surmonter le rapport de maîtrise, ne signifie pas qu’on n’attend rien d’un usage, qu’on laisse ses attentes à la maison. Au contraire : on est attente ! On attend après l’usage, sinon, autant faire autre chose. Mais cela signifie bien laisser sa personnalité, laisser tout l’attirail du sujet au vestiaire. À l’entrée de tout usage, il y a un vestiaire, il faut y déposer ses uniformes objectifs (ou subjectifs, comme on voudra), si l’on ne veut pas se changer soi-même en porte-manteau de ses « qualités ». Tomber l’uniforme qui colle à la peau, ce n’est pas être à nu, c’est être comme tel, être entier, mais, très certainement, vide de soi.

Être vide de soi est une bénédiction, la bénédiction de tout usage. Pour bien le comprendre, il faut se représenter ce que signifie être une célébrité. La célébrité est celui pour qui être vide de soi est devenu pour ainsi dire interdit, et être pauvre de soi un luxe d’un montant astronomique (comme si cela supposait de changer de planète). La star doit savoir faire usage, ou mourir vite, c’est bien connu. L’interdiction de se dé-déterminer est un supplice [22]. Rebondissement dans le scandale de la mort de Dieu : selon les dernières analyses toxicologiques, il serait mort par overdose de soi.

Nos usages servent à cela : non pas à produire quelque chose, mais à nous transformer. On devient l’usage. C’est la première approche du monde : il faut devenir certaines choses. Devenir, c’est à la fois s’abandonner, et c’est conserver la possibilité d’être autre chose. Non pas par une espèce de versatilité essentielle, mais parce qu’on ne doit jamais oublier qu’aucune chose ne suffit. On ne doit jamais s’en tenir à une seule chose dans notre poursuite du monde.

Dans un usage, j’arrive entièrement, mais ce que je ne peux pas faire, c’est apporter la forme. La forme, c’est l’événement de l’usage qui la donne. C’est l’occasion, par définition singulière, de rencontrer le monde en faisant telle chose. Dans l’usage, on ne peut pas réduire ce qui entre à ce qui accueille, ou inversement. La forme, ici, est celle de la chose en usage. Cette forme, on ne doit pas la confondre avec les différentes manières dont on tente nécessairement de l’apprivoiser, en lui donnant des contours préalables. La forme est ce qui accueille. Mais on ne sait pas encore bien ce que cela veut dire. Accueillir, c’est comprendre, c’est lire, c’est regarder, c’est cueillir au vol. Dans l’usage, on est l’usage, on y entre, et c’est l’usage qui nous regarde. Qui nous informe sur nos potentiels. Qui nous lit. Faire usage, c’est accepter la rationalité de l’usage. C’est toujours, d’une manière ou d’une autre, ne pas savoir y faire : maladresse, bricolage, improvisation. Au diable les spécialistes. Malheur à ceux qui croient connaître leurs dons. Au contraire, on ne sait jamais bien quel est l’objet d’un don ou d’une passion. L’usage lit la situation en déchiffrant en nous, entre nous qui entrons, ce qui est décisif ici et maintenant. La rationalité de l’usage, c’est l’inverse de la rationalité instrumentale. Si tu veux te libérer de la rationalité instrumentale, tu dois savoir entrer dans des usages, (avant de leur donner l’occasion de s’éprouver en toi).

Tout ce que j’ai cru apporter comme forme est en réalité un ingrédient de plus. Comme elle nous contient sans nous contenir, la chose livre accès à la puissance, et nous fait rencontrer le monde. Mais pour bien le comprendre, il faut encore élargir le champ et ralentir le tempo.

Dans l’usage

Si n’importe quelle chose peut être un usage, c’est que toute chose est un événement. Qu’on le sache ou non, l’événement est un usage pour tout ce qui entre en lui.

Remontons en arrière et plaçons-nous en deçà de l’usage, juste avant. Tout commence par un événement. Cet événement, s’il est événement pour nous, cela signifie que, d’une manière ou d’une autre, on y est entré comme ingrédient. C’est par exemple la raison pour laquelle, au sein d’une certaine génération, tout un chacun peut dire ce qu’il était en train de faire le jour du 11 septembre. Qu’est-ce que cela signifie ? L’événement, en l’occurrence l’événement pour nous, est quelque chose capable de nous surprendre, de nous saisir tel que l’on est, où que l’on soit, quoi que l’on fasse. C’est ce qu’on pourrait nommer, pour en donner une représentation graphique, le syndrome de Pompéi. La surprise est la preuve qu’on est entré.

Puis, l’événement prend fin. On sort de son cadre strict. Mais qu’est-ce que cela signifie, en réalité, cette fin ? Cela signifie que sa forme commence. La puissance se libère. Où la trouver ? La puissance de l’événement est qu’il a gravé des sillons en nous. Il nous a balafrés, scarifiés. Il a laissé ses marques. Ses marques sont le signe que l’événement nous a lus.

Il nous a lus : il a découvert, mis en lumière, des sillons d’écriture entre nous, entre les lignes, et maintenant, ces sillons s’y trouvent – même si on ne les voit pas. Même si tout est fait, dans la vie objective, pour qu’on n’en fasse rien. Pour qu’on vive indépendamment de ces sillons, de ces glyphes bizarres.

Si l’événement nous lit, il faut sans plus attendre éclairer le sens du mot lecture. On en revient aux propos de Pacôme Thiellement sur les séries télévisées. « La véritable énigme qu’il y a dans une œuvre, c’est comment elle est capable de nous regarder, c’est ce qu’elle est capable de dire sur nous, ce qu’elle est capable de nous faire qui va nous transformer ». C’est comment elle est capable de nous lire.

Faire apparaître le sens du verbe lire suppose de revoir le sens habituel, ordinaire, et de déprogrammer la grammaire et ses injonctions. On dit qu’on lit un livre. Et en effet, lire un livre, c’est faire quelque chose, c’est actif, cela ne se fait pas tout seul. Et pourtant, lire un livre, c’est être lu. La lecture est un usage du monde, tel que, quand on entre dans un livre, on est lu. Par extension, tout usage tire de nous, nous qui entrons, des gestes, comme on dit qu’un violoniste arrache à son instrument des sanglots.

L’usage est ainsi d’arracher des gestes à l’instrumentalité. Cela signifie : on croyait user de telle technique, de telle habitude, de tel usage, comme d’un instrument, et en réalité, on est soi-même, avec ce qui entre, instrument. Non pas un instrument de l’utile, mais un instrument de « musique ».

L’usage joue de nous. Mais il n’agit pas sur nous comme le démiurge qui lit à livre ouvert en nous. Ce qu’il tire de nous n’y était pas. C’est cela, la rencontre. Quand j’entre dans un livre, je n’entre jamais tout seul. Là où la production capture ce qui est là, stabilise pour consommer, l’usage tire de nous ce qui n’était dans aucun ingrédient en particulier, pris isolément. Dans l’usage, on ne peut plus rien prendre isolément.

Dans l’usage, ce qui se passe, ce qui commence, commence au milieu. Ou comme on l’a dit, à cheval entre matière et monde. Dans l’usage, la chose est cet entre-deux, ce point de rencontre. Toute chose apparaît comme telle, c’est-à-dire, se situant à mi-chemin. Et c’est ainsi qu’on doit l’appeler un geste.

Ainsi l’agir se réinvente. Le geste n’est pas l’acte, l’acte volontaire, privilège-fardeau de l’humain. Le geste est toujours à mi-chemin. Le chemin est là, dans les gestes, à mi-chemin. Il se fait par collision dans la matière, une matière où l’humain se retrouve comme tout le reste, pêle-mêle, une matière rendue au chaos.

Car il faut toujours se rappeler le commencement, l’interruption. L’usage tire de nous des gestes : c’est ainsi que nous nous rencontrons. Les gestes ne sont plus attribuables à des sujets, des objets ou des catégories. Sa puissance de relief, le geste ne la puise pas dans la hiérarchie des catégories. Ainsi, il est bien ce lien, cette connexion, qui ne devait pas se faire. C’est cela, l’interruption, le court-circuit des installations objectives.

« Lis, alors tu seras lu »

Paradigme de l’usage, la lecture échappe naturellement au monde des livres et de la littérature. Pour Carlo Ginzburg, la lecture est avant tout la grande affaire du chasseur. Le chasseur est celui pour qui tout est indice, traces, empreintes, choses de charge négative. Quand on replace la lecture dans le monde du chasseur-cueilleur, du chasseur-collecteur, du chasseur-lecteur collectif, on comprend que détective peut désigner autre chose que la figure absolument ennemie que la civilisation invente sous ce nom. Nous sommes tous des détectives existentiels. Ce n’est pas le propre de l’homme, mais bien des choses.

« Lis, alors tu seras lu ». Cela suppose de bien savoir dans quoi on entre en connexion. Car certains instruments, construits contre l’usage même, sont condamnés à demeurer des dispositifs. D’avance, on sait que, quand on y entre en connexion, on sort du monde.

« Lis, alors tu seras lu ». Ce que l’usage rend possible, c’est la variabilité. La variabilité, dont nous parlent les biologistes, implique l’usage. L’usage est l’interprétation de la variabilité qui ne nous reconduit pas aux culs-de-sac objectifs. Machine-à-lire ne signifie ni dispositif de programmation, ni déchiffrement de ce qui est déjà écrit. La variabilité est la cueillette de l’accident dans l’usage. L’usage nous fait, nous fait récolter les indices, brasser les informations, interpréter tout le temps, battre les chemins. Cela dessine une évolution que les chercheurs aiment à qualifier de « buisonnante ».

« Lis, alors tu seras lu ». L’usage est hors volonté. Dans l’usage, je suis (au sens d’être et de suivre) une piste, un sillon. Même si ce sillon est haché et non linéaire, puisque le propre de ce chemin est de faire avec ce qui arrive. L’usage c’est quand « les connexions se font », et qu’elles ne sont pas objectives – c’est donc le contraire de la connerie. La rencontre parle en haïku « Trois mots sur un bout de papier. /Vous tombez dessus. / Liste de courses, message bouleversant ? ». Les gestes sont comme les personnages de fiction quand ceux-ci échappent à l’autorité du démiurge, du scénariste. Ce qui implique que le sillon chaotique qu’ils suivent ne se réduit pas non plus au couloir objectif de leur caractère.

Souvenons-nous du film Usual suspects. Dans le bureau où il se fait interroger par l’inspecteur, Keyser Söze (Verbal Kint) fait usage. L’usage (raconter une histoire quand votre existence en dépend) tire de lui une inventivité surprenante. Alors, l’histoire qu’il raconte trouve son cours au contact de certains détails du bureau, comme le ruisseau de Mark Twain trouve le sien à chaque galet de rencontre. Naturellement, si le moindre objet est reconnaissable, s’il ne devient pas l’histoire, s’il est identifiable dans la fonction qu’il occupe dans cet endroit, alors l’histoire elle-même ne tient plus, et Keyser Söze cesse d’être un suspect ordinaire (il faut à tout prix qu’il devienne lui-même son histoire). L’identification finit par survenir, mais trop tard. Le flic tombe sur une inscription sur la tasse à café (qui dans l’histoire prend carrément vie, devient un personnage) et remet instantanément à sa place chaque élément de l’histoire. Il défait la magie de l’usage, ce temps suspendu qui l’a lui-même destitué de sa fonction d’inspecteur, et transformé en petit enfant crédule.

Dans l’usage, on est requis. On déploie des compétences pour des choses extraordinaires (réalités de traverse, raccourcis pris) : des choses dont on se croyait incapable, des choses qui ne se trouvaient pas en nous l’instant d’avant. C’est pourquoi l’usage est la possibilité d’activement rêver ce qu’on fait – contraire de l’idée prédatrice de « réaliser ses rêves ». Moins la volonté a de prise, mieux on est capable de rêver ce qu’on fait. On ne parle pas d’une disposition à l’égarement, puisqu’il s’agit bien d’être dedans et donc apte à affronter ce qui se met en travers du chemin. Cela signifie simplement que l’expérience passe en nous. Les amis qu’on préfère sont ceux qui nous font rêver. En leur absence, ils font irruption de cette façon-là, au détour d’un rien. C’est à cette façon à la fois très légère et agissant en profondeur qu’on reconnaît ses amis. La question, c’est toujours ce qui passe et se passe entre nous. Entre nous qui n’est pas l’entre-soi humain.

Quand on est hors d’usage

L’événement a lieu, et nous surprend. Il prend fin. L’événement a pris fin, cela signifie : on en est sorti – on s’en est sorti. L’événement nous a fait entrer, mais il ne nous a pas abolis. Aucun événement ne peut abolir ce qui est entré en lui (ceux de Pompéi sont éternisés dans l’éruption du Vésuve d’octobre 79).

Au moment où il prend fin, la situation se renverse. L’événement a lu en nous, c’était lui l’usage, pendant qu’on rencontrait le monde à travers lui. À présent, c’est l’inverse. À nous de le lire. À notre tour d’être déterminant.

C’est le moment où on est hors d’usage. Non plus dans les choses, mais un peu avant, ou un peu après. Être déterminant signifie savoir entendre ce qui parle en nous, savoir lire les sillons qui sont gravés en nous, et qui se prolongent au-delà. (Ces sillons sont des droites, infinies, et non des segments découpés dans nos petites personnes). Non plus rencontrer, mais cette fois, être rencontre. C’est laisser parler ce qui parle en nous, dans le noir, sans y voir. Ce qui, arrivant, traversant, passant en nous, cherche la lumière, la fenêtre par où trouver le monde.

L’instant d’avant, dans l’usage, on devient l’événement, on est ingrédient, mais alors, on ne voit pas, on ne comprend pas, on cherche. Dans l’événement, on cherche l’issue. On suit une piste. On l’a déjà dit, un usage est un labyrinthe. « C’est un lieu très complexe, plein de recoins et de plis, où l’on doit passer une infinité de fois avant d’en pouvoir trouver l’issue. Qu’on la trouve ou la cherche, l’issue est le secret de l’envie d’y retourner. »

Eh bien, c’est ce que nous sommes vis-à-vis de toutes ces choses qui nous hantent. Nous sommes usage, nous devons comprendre à quel point elles nous requièrent, écouter ce qui attend après nous, les aider à trouver l’issue. Par exemple, mettons que l’exaltation soit une chose qui nous fréquente. Est-on exalté, on se demandera : « Ton exaltation est-elle le prétexte d’une foule de choses, ou toute chose n’est-elle pour toi que prétexte à exaltation ? » On ne se connaît pas soi-même, mais on peut lire des choses en nous.

Quand les choses font leur vie en nous. Quand on renoue avec la solitude, d’une manière ou d’une autre. Deux remarques. En premier lieu, on comprend que faire usage est la seule manière de ne pas être seul. En second lieu, cela nous fait reconsidérer le sens de la solitude et de l’ennui. Est-on seul, avec toutes ces choses qui nous hantent ? L’ennui est-il ennuyeux ?

La solitude, l’ennui, l’angoisse, la crise de la présence, tout cela prend naissance au moment où, en apparence, « il ne se passe rien ». C’est pourquoi un groupe peut se sentir seul. N’importe quelle chose, même collective, peut ressentir le vide. « Il ne se passe rien » signifie qu’on est sorti des choses, on est hors d’usage. En d’autres termes, c’est le moment qui précède ou qui suit un usage. C’est le moment de laisser affluer en nous la puissance. C’est le moment de soi-même se rendre disponible, de sorte que ce qui nous hante prenne un temps possession de nous, et trouve en nous une oreille. Ces sillons gravés en nous demandent à ce qu’on les joue, comme un morceau passe sur la platine. Ils sont la bande-son de l’existence, on peut être une tête de lecture. Cela suppose de les surprendre, et non de les capturer. Les surprendre, comme l’usage nous surprend quand nous entrons en lui, et donne forme à des choses qu’on ne soupçonnait pas. L’usage conduit jusqu’à des solutions pour des problèmes qu’on ignorait. Eh bien, des choses attendent cela de nous. De quelles choses parlons-nous ? Celles qui nous ont marqués, celles dont par ailleurs nous faisons usage, celles que nous fréquentons.

De même que, dans l’usage, on doit apprendre à s’abandonner, à laisser tomber la maîtrise, quand les choses disposent de nous, on doit apprendre à être une forme qui n’est pas une forme objective. Il s’agit bien d’être une forme. On ne peut pas laisser ce qui nous hante nous posséder complètement. Ce n’est jamais vrai, qu’il suffit de laisser être. Le problème n’est pas d’avoir ou de ne pas avoir de tourments. Tout le monde en a – ou alors, il faut s’inquiéter, autrement dit, susciter des tourments. Le problème est de savoir quel sillon gravé en nous demande la parole. Peut-être que cela se passe comme ça : il y a tout un concert assourdissant potentiel en nous, mais un ou deux sillons demandent à être joués, parce que c’est le moment. Parce que c’est en les écoutant maintenant que ce sera décisif. Que, très exactement, on sera déterminant. Ainsi, il s’agit d’être une forme qui n’arrête pas. Une forme qui ne se concentre sur un sillon singulier que dans l’optique de le faire parler, d’écouter ce qu’il a à raconter.

Voilà ce qui se trame dans le moindre moment d’ennui. L’ennui est en cela très précieux. Ce qui doit prendre d’abord forme entre nous est l’éveil d’un désir. Celui de trouver un usage précis, de modifier un usage existant, pour ce que l’on a surpris en nous. C’est ici que s’inventent les usages, où sera cultivée la fidélité à tel événement.

Être rencontre, c’est aussi cesser de fonctionner comme un sujet devant faire fructifier sa situation. Cela ne signifie pas que l’action n’a pas de fruit, de conséquences. C’est plutôt qu’on ne les regarde pas comme résultat, qu’on ne les regarde pas comme bénéfice et avantage, ou échec et recul. Défaite ou victoire, tout est inachèvement au regard de la puissance. Tout laisse à désirer. Ce qu’on n’a pas réussi à faire aujourd’hui peut seul nous aider dans ce qu’on a à faire demain. Naturellement, cela reste éprouvant, mais on le sait d’avance, il faut se battre. L’inachèvement ne nous laisse pas en paix, autrement dit, nous empêche de devenir vieux, au sens éthique du terme. Ce qu’on a « réussi » aujourd’hui pose un problème : et demain, quoi ?

On ne sait jamais quel est l’objet d’une passion

Ainsi, la détermination joue en deux sens. D’un côté, l’usage dans lequel on entre, c’est-à-dire où on se rencontre entre ingrédients (soit des choses moins la détermination plus l’inconnue), l’usage a le pouvoir de lire les sillons gravés en nous, entre nous, il est la tête de lecture d’un tourne-disque. Dans ce sens, on dira qu’on est déterminé. D’un autre côté, on a le pouvoir de lire les sillons gravés en soi. Dans ce sens-là, on dira qu’on est déterminant. Tu es une forme pour ces choses qui te hantent. Elles parlent et agissent, et tu les traduis.

Quelque chose du destin se joue toujours pour nous dans l’alternance de ces phases distinctes mais inséparables : entre rencontrer et être rencontre. On peut se représenter cela comme deux vases communicants, le courant s’établissant dans un sens puis dans l’autre. Cet aller-retour peut avoir lieu en un clin d’œil, au point que le lieu réel de l’usage (dans une chose ou en nous), peut sembler indécidable. Qui habite qui ? Qui rêve qui ? Dans ce point de bascule, il n’y a plus d’appartenance univoque, plus de sujet et d’objet. Ainsi, on a des usages pour qu’ils viennent nous hanter, comme des esprits. Si tes fantômes t’épuisent ou te lassent, change tes usages.

Finissons sur une image. Figurons-nous une chose en usage comme un tableau, que l’usage anime, comme dans certains récits fantastiques.

Nous qui d’aventure entrons sommes les ingrédients du tableau, du cadre. Sans la lumière qui filtre à travers la peinture, sans le monde, il n’y a qu’un cadre. Le monde est la lumière qui tombe sur ce cadre, et qui en fait un cadrage (ce qui découpe sur fond d’horizon). Cette lumière qui filtre dans l’usage, elle arrive du futur. Elle vient quand on regarde ce que l’on fait depuis le futur, et qu’on se demande : « Et si cela devenait une habitude entre nous ? »

« En situation » – mais d’où venons-nous pour préciser cela – il y a toujours ce qu’on appelle en peinture une échappée de lumière, « lumière qu’on suppose passer entre deux corps très proches l’un de l’autre, et qui éclaire quelque partie du tableau ». Cette échappée de lumière, c’est l’occasion. On l’a déjà noté, l’occasion ouvre une fenêtre dans une fenêtre. Faire usage, c’est guetter cette échappée de lumière qui passe au milieu de nous, qui ouvre un détail dans le cadre, et qui en fait un cadrage, quelque chose d’actif. Ce détail pointe la manière de s’y prendre, le kairos, pour accéder à la situation. Car on le comprend à présent : si on a eu besoin de préciser « en situation », c’est qu’on revient toujours du pays des objets, où la situation n’arrive jamais.

Coin frappé de lumière, l’occasion est immédiatement ce qu’il y a d’excitant, de stimulant, de passionnant dans l’usage. Elle est le centre, le kentron, l’aiguillon. Celui qui pique la curiosité, et qui donne envie d’aller voir le tournant qui cache le chemin. Pas celui qui fait avancer les bœufs.

Pour nous, le chemin est un sillon qui saute. Le chemin fourche, rebrousse, se retrousse, buissonne. Pourquoi ? Parce qu’on regarde sa course à travers les objets. Pourtant, d’une certaine manière, il va tout droit : droit au monde. Mais dans la Matrice, il oblique sans cesse. Il faut donc s’habituer à ce que la manière d’aller tout droit dans l’existence ressemble à ces hiéroglyphes tracés dans l’espace. Ce qu’on veut dire, c’est que la continuité irréductible existe, mais qu’elle tient d’une géométrie nouvelle.

Le propre d’un penchant est de pencher, d’obliquer. Il y a des passions, parce qu’il y a des penchants, parce qu’il n’y a pas que des droites parallèles, vouées à ne jamais se rencontrer. Sinon, visant un objet, chacun resterait dans son couloir, on ne se rencontrerait jamais, ni pour le meilleur ni pour le pire.

On ne sait jamais quel est l’objet d’une passion, c’est la règle. On ne sait jamais ce qui se passe en visant une chose, sauf quand c’est strictement, tristement, un objet, c’est-à-dire quand la passion est capturée, stabilisée et entraînée dans des boucles infinies, dans un jeu de miroirs – c’est le mauvais infini [23]. Ainsi, on n’aime pas ce que l’on aime. Par exemple, on n’aime pas discuter de ce que l’on discute. On aime, partant de ce qui arrive, regarder où cela nous mène.

Ce n’est pas non plus le penchant lui-même que l’on aime, la relation dans le miroir. On agit et on aime au-devant de soi, au-devant des figures du nous. Le propre d’un penchant est de devoir couper droit au milieu des objets. C’est aussi le chemin de l’usage. Ainsi, quand on a adopté ce point de vue là, on n’a plus besoin de dissocier la pulsion de la lumière. Au sens où toute visée doit s’expliquer avec la lumière, sous peine d’errer éternellement, de finir dans les boîtes du royaume objectif, celles où on est toujours censé savoir ce qu’il y a dedans.

[1« Hopefullessness » est un titre de Courtney Barnett.

[2« Les Machines ont donc dû chercher une nouvelle source d’énergie et ont tourné leurs recherches vers la bio-électricité. Une fois la victoire acquise, les Machines ont fabriqué les tours nécessaires au fonctionnement et à la maintenance de leurs générateurs, et se sont assurées d’une production régulière d’humains en les cultivant et en les conservant dans des cocons remplis d’un liquide nutritif. Une fois le cocon connecté sur une tour, les câblages permettent de fournir l’air à l’humain ainsi que de renouveler le liquide nutritif, et de prélever sa bio-électricité. Le problème était qu’emprisonnés de la sorte, dans un état végétatif, les Humains ne fournissaient pas assez d’énergie. Les Machines ont donc créé la Matrice, sorte d’univers virtuel dans lequel les Humains sont projetés sous forme d’avatars, et peuvent s’y épanouir, de sorte que leurs cerveaux produisent une activité électrique bien plus importante en réaction aux stimulus virtuels, et apportent ainsi une quantité d’énergie considérable aux Machines. Les Humains n’ont donc pas conscience de la réalité et du « monde qu’on superpose à leur regard. » Source : Wikipédia.

[3Quand la civilisation regarde les fruits de l’action, elle mesure chaque chose selon son exploitabilité. L’usage même du mot exploitation en dit long. Dans le vieux vocabulaire de la gauche contestataire, il parle de la victimisation d’une majorité au profit de quelques-uns. En réalité, du point de vue de la civilisation, l’exploitation, c’est Dieu, le critère ultime, la valeur : si vous n’êtes pas exploitable, vous n’êtes rien. Trouvez ce qu’il y a de vendable en vous, faites ce que vous voulez, mais vendez-vous. Faites quelque chose ! Ainsi vous accéderez à l’existence. L’exploitation c’est l’affirmation, le critère, le véhicule, la positivité de l’écopolitique du monde. Le grand défi que ce critère pose à la pensée révolutionnaire, c’est qu’il est principe d’unification, mais à partir d’une infinie diversité. N’importe qui peut se vendre. C’est l’enfer, mais tout le monde a le droit effectif de participer, et d’exister – même si c’est la plupart du temps dans une position de subalterne.

[4Immédiatement signifie bien sans médiation. La chose est la seule médiation, toujours singulière, voilà au fond ce qui détruit la médiation objective. Cette autre médialité dans l’écart, est sans doute ce que Giorgio Agamben vise à travers l’idée de « moyen pur » ou « moyen sans fin ». « Dans la médialité pure, le moyen se montre comme tel dans l’acte même où il interrompt et suspend sa relation à la fin. » Karman, p. 124. Penser cette médialité jusqu’au bout, c’est non seulement la voir en contradiction avec toutes les dispositions objectives, mais aussi pouvoir la retrouver dans chaque chose (et non seulement dans la sphère de l’agir humain.)

[5Cela ne signifie pas qu’on légifère pour interdire les découpages objectifs, mais plutôt qu’on apprend à les remettre à leur place, dans la matière.

[6« C’est-à-dire en enfer, là où Dieu met ses lunettes noires pour ne pas risquer d’être reconnu par ses admirateurs » (Léo Ferré, Il n’y a plus rien).

[7Le monde n’est pas une fin (télos), c’est la limite des choses. Le monde n’est pas une fin, c’est, à la fin d’une chose, ce qui commence et qui ne finit pas.

[8On n’est jamais que le négatif de sa propre projection de monde. Il y a sans doute là quelque chose de tragique.

[9Le point de vue productif consiste toujours à dire : le monde est ce qu’il faut construire, et cela suppose de faire des choses. Faire des choses est la médiation universelle pour construire le monde. En réalité, les choses ne sont pas des briques, qu’on pose les unes sur les autres, pour obtenir le monde. Nous ne comprenons plus cette approche « jeu de construction » du monde. On ne construit pas le monde, on le poursuit. Et dans la poursuite du monde, « faire des choses » change de signe. Les choses ne sont jamais que les empreintes du monde, le monde n’est pas en elles positivement, mais en creux, en négatif.

[10Mais à y regarder de plus près, la vision objective ne peut même plus prétendre à une quelconque unité, socle rassurant de toute position conservatrice. En réalité, le destin objectif d’une chose, aujourd’hui, est de pouvoir être réduite 1) à une infinité de composants : la chose est divisée, dispersée, éclatée, autopsiée de son vivant. 2) à une infinité des formes-objets qu’elle intègre, dans quoi elle menace de se dissoudre. Et pourtant, la chose résiste.

[11Dionys Mascolo.

[12Mais c’est depuis l’usage que le mal est saisi. Ainsi, le mal est toujours comme enveloppé dans l’usage, avant d’être évacué. Puisque c’est dans l’usage qu’on le rencontre. C’est la mauvaise rencontre.

[13Comme les personnages dans Lost, on a atterri là en catastrophe et on cherche des pistes, on trouve des signes, on se confronte au caractère ambivalent de tout « signe ». Tout signe est de signe négatif.

[14Être absolument perdu, ce n’est pas ne pas savoir où situer l’absolu, c’est ne plus savoir qu’il s’agit, dans l’existence, d’être auprès de l’absolu.

[15À chaque début d’épisode de la série Lost, un des personnages ouvre les yeux.

[16Morpheus : l’étymologie de son nom semble indiquer qu’il s’y connaît en forme. Morpheus est aussi le passeur, pour qui le chemin est le choix entre la vérité ou l’oubli, la pilule rouge ou la pilule bleue.

[17« Savoir est un mot beaucoup plus important que le mot vivre. On préfère de beaucoup mourir pour savoir que vivre sans savoir. Il y a toujours un tournant qui nous cache le chemin. Nous avons toujours besoin d’aller voir, de dépasser le tournant au risque de recevoir là-bas des coups de trique ; il faut y aller. Nous tournons le coin avec une joie indicible, un tremblement de jouissance effroyable (c’est le cas de le dire), juste le temps de dépasser le tournant et qu’est-ce que nous voyons juste après, le chemin tel qu’il était avant, et là-bas devant, un autre tournant qui nous cache « le reste ». Et on y va, et en avant la musique ! Il y aurait quelque chose à faire néanmoins, si on était intelligent. Au lieu d’avoir peur de la mort, puisque c’est la grande peur, il faudrait l’aborder avec une joie indicible, une jouissance effroyable, tout simplement comme on fait de tous les tournants. » Giono.

[18« Usages de la violence » est un pléonasme.

[19À l’exception des singletons, des ensembles contenant un seul élément. Dans l’usage, je ne suis pas seul. Quand je suis seul, je suis hors d’usage, les choses font usage en moi.

[20Disparate : appartenant indifféremment à diverses catégories objectives.

[21Ce qui est tout le contraire de la contrainte politique qui interdit les usages, en les produisant comme objets. Il n’est pas question de faire l’apologie du disparate, mais de la manière de grandir sans devenir vieux, par exemple. Il s’agit d’évacuer la volonté, et non d’une volonté de soustraction. Mégalomane ou désertique, la volonté est épuisement. Notre perspective est celle d’une nouvelle méthode de détermination, où l’on met en jeu ce qui nous anime tout autrement que dans l’idéalisme ou le pragmatisme. L’opération de soustraction doit pouvoir concerner une même bande de cinq personnes. Mais précisément, en laissant entrer le dehors.

[22Il faut le comprendre, et comprendre que ce dont on parle ici, devenir poussière dans l’usage, n’est pas un mode de vie à soi seul. Il est plus juste de le définir comme l’un des deux modes fondamentaux de l’éthique.

[23Faire, ce n’est jamais mettre en boucle, c’est redoubler la question. C’est quand on reste au plus près de ce que l’on aime dans ce que l’on aime qu’on passe de l’autre côté du miroir.

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