Aouh ! - Insurrection et contre-insurrection dans la lutte contre la loi travail

Que voulons-nous, que sommes-nous en train de faire, décrédibilisons-nous le mouvement, sommes-nous en train de nous tromper ? Ce sont les questions auxquelles on nous demande de répondre. Et auxquelles nous ne répondons pas. Ce qui est sûr, c’est que nous gagnons en dangerosité. Autrement dit en force."

paru dans lundimatin#60, le 9 mai 2016

Toute prise de parole est située. Et de cette situation dépend en grande partie le sens et le poids qu’elle porte. De cette situation dépend aussi le « sérieux » qui lui est accordé. Située temporellement et géographiquement, d’abord, inscrite dans une époque, dans un pays avec une langue dominante, une culture dominante, des valeurs dominantes, une classe dominante, des mœurs dominantes et des frontières qui le sépare de l’extérieur, mais aussi des frontières à l’intérieur, celles de la géographie sociale et urbaine. Une prise de parole n’émane pas de nulle part. En plus d’être située par une époque et par un endroit, elle est située également dans une époque et dans un endroit. Une prise de parole représente son époque, ou se positionne en porte à faux vis-à-vis d’elle. Elle exprime la culture, les valeurs, la classe, les mœurs dominantes, les rejette, ou est rejetée par elles. Elle provient d’un pays, elle s’adresse ou est entendue de l’intérieur ou de l’extérieur de ses multiples frontières. La prise de parole d’une personne est déterminée par la situation de cette personne, là d’où elle vient, mais également par les buts de cette personne, là où elle veut aller. Toute prise de parole est en cela à la fois aliénée et autonome, déterminée et autodéterminée. Si elle sait se rendre consciente du plus de paramètres possibles qui la situe, elle pourra aborder ses propres biais plus frontalement, et saura se porter au mieux là où elle veut aller. C’est pourquoi j’emploie, pour ce texte, le pronom « je », non pour affirmer un « moi » qui tiendrait du lyrisme, encore moins pour personnaliser mon propos et ainsi le dépolitiser, mais pour pouvoir dire tout ce qu’il y a à dire depuis ma situation, et depuis ma situation seulement.

Aujourd’hui, ma prise de parole est située par le milieu universitaire, et par l’impératif de rendre des comptes par écrit, de se rendre évaluable. Elle n’est donc ni spontanée, ni libre. Elle est située par mon assignation « femme » à la naissance, impliquant une position de dominée, mais aussi par mon appartenance à la classe blanche, donc non-racisée, ce qui me place aussi dans une position de dominante. Située aussi par mon milieu social, qui est à la fois d’appartenir à la classe de celles-ceux qui ne possèdent pas les moyens de production, la classe des travailleu-ses-rs, donc une fois encore des dominé-e-s, et à la fois d’être de celles-ceux qui ne sont pas désigné-e-s a priori comme des ennemi-e-s en puissance de la nation, qui vivent dans des quartiers qui ne sont pas dits « populaires » ou « chauds », qui ne sont pas ghettoïsés, qui ne sont pas soumis au quotidien à la pression policière et à la pauvreté – autrement dit d’être de celles-ceux qui sont relativement favorisé-e-s, privilégié-e-s, en position de dominant-e-s. Enfin, ma prise de parole est située par la lutte contre la loi travail et son monde, et dans ce mouvement par un engagement lourd en terme de temps, d’énergie, de nervosité. Cette lutte prend tellement de place pour les nombreuses personnes qui la mènent d’une manière ou d’une autre que le fait de le choisir comme sujet de mon devoir de philosophie politique est à la fois actif et passif. Il est actif en cela qu’il s’agit de tenter de proposer une réflexion de philosophie politique sérieuse sur un évènement politiquement sérieux. Il est passif car il s’agit de revenir, même pour l’école, sur un sujet qui constitue à l’heure actuelle la plus grande partie de mon vécu, et d’avouer ainsi l’impossibilité de se concentrer sur d’autres sujets.

« Des manifs qui dérapent »

(titre d’un article du Dauphiné libéré, 29/04/2016).

La lutte que le projet de loi travail a amorcée pose beaucoup de questions. Il y a des questions sociales et politiciennes, qui concernent les points précis de la loi, en quoi ils sont dangereux pour les travailleu-ses-rs, ce qu’il faudrait revendiquer à la place. Des questions « morales », souvent soulevées par les médias dominants, sur la « violence des casseurs » par exemple, ou sur la légitimité des occupations, des blocages. Des questions pratiques et stratégiques, enfin, concernant les moyens réels et matériels de la lutte, les actions, mais aussi la place des intellectuels, la place et le contenu des discours… C’est depuis ce dernier volet de questionnements que la lutte sera abordée dans la présente prise de parole. En termes de pratique et stratégie, donc. Ce qui semble intéressant de questionner, depuis l’endroit et le moment où je parle, donc, ce sont les enjeux stratégiques de la dimension offensive de la lutte.

Comme point de départ de cette réflexion, il y a tout un panel de faits qui se rendent observables depuis le 9 mars 2016. Il y a la formule prononcée notamment par Fréderic Lordon, « Nous ne revendiquons rien ». Il y a les hurlements des cortèges en noir, à Paris mais pas seulement, « Aouh ! Aouh ! Aouh ! ». Il y a, encore, des slogans que l’on trouve soit sur des banderoles renforcées, soit dans les bouches des manifestants, « Paris est magique » ou « Grenoble, Grenoble, soulève toi ». Il y a les phrases taguées, celles qui reviennent comme des leitmotivs : « Bloquons tout », « Le monde ou rien » (en référence aux rappeurs PNL et/ou au film Scarface) ; et celles qui s’écrivent de manière spontanée : « Ambiance vandale », « Moins de patrons, plus de shegueys » (en référence au rappeur Gradur). Il y a, enfin, le fait même de se masquer, de se casquer, de s’habiller en noir, pour se protéger du fichage et/ou des coups, ou parfois pour accompagner les auteurs (ou pour se permettre d’en être) de gestes silencieux, des gestes d’éclat comme celui de briser une vitrine de banque, de fracasser un distributeur de billets, de jeter un pavé ou une bouteille sur la police, de brûler une voiture, ou de recouvrir la BAC de peinture. Toute une série de questions en découle, elles aussi, pêle-mêle. Dans tout cela, où se situe l’insurrection ? Qu’est-ce qui en est, qu’est-ce qui la permet, qu’est-ce qui la rend déjà là ? Qu’est-ce qui tient de l’émeute, de la manifestation, d’autre chose ? Quels liens peut-on voir, ou souhaiter, entre les émeutes dans les quartiers populaires et les manifestations en centre-ville ? Les agissements de la police fonctionnent-ils en tant que contre-insurrectionnels ? Permettent-ils au contraire la matérialisation d’un ennemi, qui ne parvient plus à rester dans sa dimension de contrôle invisible et intangible, un ennemi sur lequel on peut enfin taper ? Ou bien cette matérialisation de l’ennemi ne se fait-elle pas défouloir, en permettant pour un instant l’illusion qu’on peut faire mal au pouvoir, qu’on peut le déstabiliser ou le renverser ? Où se situe, alors, la contre-insurrection ?

De Frédéric Lordon à PNL, de la manifestation à l’émeute ?

« De manif en manif contre la loi Travail, depuis le 9 mars, la mobilisation décroît, la violence s’accroît. Phénomène classique mais terriblement dangereux. » C’est ce qu’on peut lire dans Le Dauphiné libéré du 29/04/2016, dans un article titré « Les manifestations dégénèrent dans la violence », signé F.B. Ce que peut vouloir dire ce journaliste, c’est peut être que peu à peu, les manifestations se transforment en émeute. Ailleurs on pouvait lire des journalistes s’indigner du fait que l’on voit de moins en moins de drapeaux d’organisations syndicales, de banderoles et de pancartes dans certaines manifestations. Les messages qu’on y trouve parlent de moins en moins de la loi travail. De plus, ils s’écrivent de moins en moins sur du papier ou des draps, mais plutôt sur d’épaisses bâches qui peuvent servir de bouclier. Les drapeaux de syndicats sont parfois – de plus en plus – remplacés par des drapeaux noirs, là encore constitués d’épais morceaux de bois qui peuvent servir d’armes. Les manifestations deviennent moins lisibles, c’est vrai. Que voulons-nous, que sommes-nous en train de faire, décrédibilisons-nous le mouvement, sommes-nous en train de nous tromper ? Ce sont les questions auxquelles on nous demande de répondre. Et auxquelles nous ne répondons pas. Ce qui est sûr, comme le dit le journaliste précédemment cité, c’est que nous gagnons en dangerosité. Autrement dit en force.

Il y a encore un point qui est très intéressant dans cette phrase tirée du Dauphiné, c’est le fait de pointer le mouvement inverse de la « massification ». La lutte actuelle semble être en train de réaliser l’exact contraire de ce que souhaitent depuis le début toutes les organisations syndicales et politiques (NPA, UNEF, Solidaires étudiant-e-s etc.). Les méthodes classiques de diffusion de tracts ou de pétitions ont échoué vis-à-vis du but qu’elles se sont donné : « massifier le mouvement ». Mis à part à Rennes, de partout les assemblées générales étudiantes se sont vidées, le mouvement étudiant s’est essoufflé. Et ce n’est peut-être pas une mauvaise nouvelle. Les étudiants n’ont plus la main mise sur la lutte, ils s’en sont retirés, fatigués, pour retourner à leurs études, avec les examens qui approchent et les vacances derrière.

Pourtant il est toujours question des « jeunes ». Les rares messages encore lisibles dans ces manifestations proviennent en grande partie du Rap : « Le monde ou rien » et « tout niquer devient vital » de PNL, « Le ciel sait que l’on saigne sous nos cagoules » de Booba, ou encore « S’lever pour mille deux c’est insultant » de SCH. Ces slogans situent de fait la lutte dans une contre-culture. Ils se rendent ainsi irrécupérables par la classe dominante qui passe son temps à la dénoncer comme hostile. Hostile à eux, c’est certain. C’est bien de la jeunesse que ces messages émanent. Mais ces messages sont à mille lieux de la figure de l’étudiant-e ou du-de la lycéen-ne studieu-se-x et soucieu-se-x de sa réussite individuelle. La réussite n’est plus envisagée à l’intérieur du cadre social, elle passe bien plutôt par la mise en question de ce dernier. Une mise en question impliquant des actions parfois illégales et décriées par les médias et l’opinion. Il s’agit, dès lors, de refuser les rôles sociaux auxquels nous sommes habituellement assignés. Voilà ce que m’évoque le mot d’ordre « Burnout général ». Et c’est précisément là que se situe le glissement, le « dérapage » selon le journaliste du Dauphiné, de la manif à l’émeute. C’est là qu’on arrête de simplement dire qu’on « ne revendique rien » comme M. Lordon, et qu’on le fait. L’émeute ne se dit pas, elle n’est pas représentée par une caution intellectuelle de gauche, elle ne s’adresse pas aux représentants politiques, ni au peuple pour l’appeler à sa cause, ni même aux forces de l’ordre. Contrairement à la manifestation, l’émeute n’a rien à dire, rien à demander à personne, du moins pas dans la langue, et encore moins dans le jargon intellectuel. « Aouh ! Aouh ! Aouh ! ». S’il fallait traduire j’écrirais : Nous sommes incontrôlables, ni par l’Etat, ni par ses bras armés, ni par les organisations syndicales qui déposent des parcours de manifestation en mairie, et nous faisons au mieux pour nous rendre ingouvernables. Nous désertons le rôle du citoyen manifestant. Mais c’est moins clair comme ça.

La stratégie de lutte actuellement à l’œuvre est donc, dans une certaine mesure, celle de l’anti-massification. Elle ne fonctionne pas dans le but de parler ou de plaire à tout le monde, de soigner son image. « Nous ne sommes pas ici pour faire de l’animation citoyenne […] et nous n’apportons pas la paix », déclarait encore Fréderic Lordon lors d’une prise de parole à la Bourse du Travail le 20 avril 2016. La stratégie qui s’applique n’est pas pensée, réfléchie en vue d’un but à atteindre, en vue d’une révolution. Elle s’applique ici et maintenant, et se suffit à elle-même. Il s’agit de prendre le plus possible, le plus souvent possible, de rendre la rue invivable à ceux qui la possèdent le reste du temps, de la rendre festive et combative pour nous, pour ceux qui la prennent, et cet acte se réalise dans sa totalité aussitôt qu’il est accompli. Ceux qui dénoncent les cortèges en noir d’être anti-démocratiques et illégitimes n’ont rien compris à ce qui se passe. L’émeute, qu’elle prenne feu par l’étincelle d’un énième crime policier dans les cités, ou d’un énième projet de loi néo-libéral, se suffit à elle-même immédiatement. Elle ne se vote pas en assemblée générale et elle ne fait pas attention à ne blesser personne.

Les cortèges en noir - avec en leur milieu parfois la formation d’un bloc offensif, et autour d’eux pour protéger et s’encourager, un nombre de plus en plus important de personnes anonymes, sans étiquettes - sont totalement imprévisibles. Leurs déplacements, leurs actions, leurs cibles, leurs slogans, ne sont pas préparés dans les moindres détails dans des réunions secrètes, comme le pensent les syndicalistes qui les traitent souvent de « Stal’ » (Staliniens). La force de tels cortèges réside justement dans leur capacité à s’adapter à la situation, aux parcours, aux déplacements de la police, et à leur capacité à exploiter toutes les opportunités de débordements. Le fait de renverser des poubelles, par exemple, est souvent compris comme un acte de violence gratuit. Pourtant, il s’agit généralement de retarder, de rendre plus difficile les poursuites de la police. Chaque débordement est alors vécu comme une victoire collective, qui procure à chacun une grande dose de joie et de confiance. Parce que chaque débordement réalisé démontre qu’il est un possible, et chaque mobilier urbain détruit démontre qu’il n’est pas une fatalité. Les déplacements et les débordements d’un bloc font grandir pour chaque personne qui le constitue sa puissance d’action.

Police, services d’ordres des syndicats, discours médiatique : mater les meutes.

Dans un article en ligne de L’Obs titré « Manifestation à Paris : des ’casseurs’ ? Oui, mais ils n’étaient pas assoiffés de sang », le vidéaste Sami Battikh témoigne de son expérience dans un de ces cortèges en noir. Son compte rendu met l’accent non pas sur le bloc offensif en lui-même, mais sur la question des nombreuses personnes qui l’entourent et le protègent. Ces nombreuses personnes qui ressentent elles aussi l’euphorie et l’accroissement de puissance provoquées par les débordements, qu’il s’agisse d’avoir détourné une manifestation, d’avoir mis la police en échec ou d’avoir réduit en miette du mobilier urbain. Contrairement aux apparences, ce sont eux qui sont directement visés et atteints par les charges policières, et non pas les manifestants offensifs : « Les manifestants en première ligne qui ont lancé les pavés étaient, eux, équipés (casque, masque à gaz, lunettes...) et parés à recevoir ces gaz (lacrymogènes). L’objectif […] est donc bien de dissuader les manifestants à être solidaires des éléments les plus violents du cortège. Par la peur, les empêcher de revenir grossir le rang des anonymes et des radicaux lors des prochains rassemblements. »

La logique des forces de l’ordre rejoint en cela celle des services d’ordre des syndicats, y compris de ceux qui se disent « révolutionnaires ». Elle ne consiste pas à attaquer le bloc directement pour l’empêcher de « nuire », mais bien à l’isoler au maximum du reste des manifestants pour le rendre faible matériellement et symboliquement. La police utilise à cet effet des moyens coercitifs fonctionnant par la douleur physique. Les syndicats utilisent, eux, des moyens argumentatifs infantilisant, en « prévenant » les manifestant qui voudraient suivre une manifestation sauvage qu’ils ne savent pas où ils mettent les pieds, qu’ils se mettent en danger et qu’au fond, ils ne le savent pas encore mais ils n’ont pas envie de ça. Il en va de même pour les formes désormais bien rodées du discours médiatique qui consiste à répéter encore et encore, toujours dans les mêmes termes, que les « casseurs se greffent aux manifestations », comme s’ils sortaient de nulle part, contre la volonté d’un cortège qui serait, lui, unitaire, et comme si la « violence » qu’ils exercent se portait d’abord sur la manifestation elle-même, en « décrédibilisant le mouvement », avant même de s’exercer sur les vitrines d’assurances et les distributeurs de billets. Ce type de discours ne traduit pas la réalité, mais tente au contraire de la produire, en se voulant performatif. Les blocs ne sont pas isolés, la foule qui les entoure n’est pas prise en otage, elle n’est pas non plus inconsciente des risques encourus. Cela n’est pas la réalité, mais bien le but visé par tout ce dispositif police / services d’ordre / médias. Ce type de cortège ne décrédibilise pas le mouvement, mais l’exploite pour maximiser sa force. S’en désolidariser, c’est activer la contre-insurrection.

C’est là que se pose la question de la place des intellectuels et des universitaires (professeurs et étudiants). Leur position se situe pour le moment dans un entre-deux, dans une hésitation qu’il serait de bon ton de trancher. Les deux pôles qui constituent cet entre-deux sont, d’une part le risque de se positionner, comme l’avaient fait dans les années 1970 la R.A.F. (Rote Armee Fraktion, « Fraction armée rouge », connue dans le folklore comme « la bande à Baader »), en avant-garde éclairée prenant sur elle de guider les masses vers leur révolution ; et d’autre part l’absolue nécessité de prendre position. Or, prendre position en tant qu’intellectuel ou en tant qu’universitaire n’implique pas de se positionner en leader du mouvement. Il ne s’agit pas non plus, fatalement, de prendre la parole depuis sa position d’autorité intellectuelle qui nous est de fait accordée. Prendre position en tant qu’intellectuel, cela devrait plutôt consister à assumer tous les biais constitutifs de cette situation-là, pour dire tout ce qu’elle permet de dire, tout en revendiquant la part des choses qui ne peut absolument pas être dite, ni pensée, depuis cette situation. Un mouvement qui « dérape en émeute » n’a pas besoin des intellectuels pour se dire. Par contre, la dangerosité qu’il peut gagner chaque jour un peu plus dépend du nombre de personnes qui font l’effort de prendre leur place à ses côté. Si la contre-insurrection repose sur l’isolement symbolique et matériel, c’est cet isolement qui doit être combattu sans relâche et empêché, et ce depuis le plus d’endroits possibles. L’université en est un, indéniablement.

Que sommes-nous en train de faire ? Ce qui ne peut être pensé, ou dit, depuis ma situation.

Le terme d’émeute était majoritairement utilisé, ces dernières décennies, pour désigner des événement géographiquement situés dans les quartiers périphériques. Dans les quartiers classés « prioritaires », où les polices de proximité et les BAC maintiennent une tension quotidienne, où les arrestations « musclées » sont courantes, et où les morts liées à une action policière sont à peu près toutes situées. Des morts qui parfois, certes, déclenchent les-dites émeutes, comme en 2005 à Clichy-sous-Bois suite à la mort de Zyed et Bouna. Parfois, au contraires, ces morts n’en déclenchent pas, comme en février 2015 à Romans-sur-Isère lorsque le jeune Eliès, 14 ans, se tue en voiture en tentant d’échapper à un contrôle de police. Le silence qui a suivi cet événement semble en grande partie dû à la politique des « grands frères », comme en témoigne une prise de parole relayée par le site internet Rebellyon sous le titre « A Romans-sur-Isère, la police tue, encore » : « Cette fois encore, on a eu droit aux discours moralisateurs des grands-frères et autres animateurs-médiateurs des quartiers. Toujours le même baratin, sur les jeunes qui font des conneries, mais qu’on aime quand même, et que Dieu les bénissent, ça coûte rien. Ces gens passent pour des personnes responsables aux yeux des autorités, pour nous c’est des clowns, responsables oui, du merdier dans lequel on dégénère depuis 40 ans qu’ils jouent au foot au milieu des murs repeints chaque année. Il faut faire attention à nos vies, qu’ils disent. Faudrait commencer par montrer l’exemple, faire honneur à la vie qui nous a été donnée, ce n’est certainement pas vivre à genoux, dire merci aux maîtres quand ils daignent nous jeter des miettes. » Cette « politique des grands frères » consiste à déléguer une partie de la force contre-insurrectionnelle de la police à des personnes, exclusivement masculines, issues du quartier, qui se servent de leur légitimité et de leur charisme auprès des jeunes pour les appeler à rentrer chez eux les soirs d’émeutes, et ce en se servant d’arguments paternalistes qui auraient moins de poids s’ils étaient prononcés depuis l’extérieur. Contenir les émeutiers, brimer la colère pour la transformer en tristesse impuissante, tout cela est fait pour donner lieu à des événements où le deuil silencieux remplace l’action directe : « Une « marche blanche » a eu lieu, qui est venue canaliser l’émotion et dépolitiser la situation. Le rituel est maintenant bien rôdé, au gré des victimes de la police, il s’exporte de quartiers en quartiers. La marche a été soigneusement enfermée dans les blocs, comme les gens qui y vivent, pour que rien ne se voit dans le joli centre-ville, même les flux de la circulation périphérique n’ont pas été dérangés ».

Ces faits, s’ils ne sont pas accessibles depuis ma situation de blanche vivant à l’intérieur des frontières intérieures de la France, m’empêchant par là-même de les penser et de les dire, il fallait quand même faire l’effort d’aller les chercher à travers les prises de paroles de ceux qu’ils concernent. Il fallait faire l’effort de les regarder et d’en prendre acte, au risque de passer à côté des enjeux de la lutte actuelle. Parce que « Nique la BAC » ou « Tout le monde déteste la police » sont des slogans qui n’ont pas le même sens en fonction de la situation des personnes qui les scandent. Il est nécessaire pour nous, émeutiers de centre-ville, de se mettre au clair avec ça, pour agir clairement et en toute puissance. Jusqu’où détestons-nous la police et ses BAC ? Jusqu’où parviendrons-nous à tenir la radicalité de cette position ? Nous ne pouvons pas nous permettre aujourd’hui de laisser s’installer un flou sur cette question. Nous ne détestons pas la police uniquement lorsqu’elle s’en prend à nous. Nous ne laisserons plus quiconque croire que nous détestons des individus sous leurs uniformes. Ce que nous détestons c’est bien l’institution répressive de l’état dans sa totalité, l’institution qui protège le régime que nous prétendons attaquer. Nous nous en prenons à la BAC, à ses origines coloniales, et à ses méthodes qui perpétuent le maintient de l’ordre post-colonial. Et nous dénonçons toute prise de parole qui prétendrait vouloir nuancer ou minimiser cela.

Sommes-nous en train d’attaquer les frontières intérieures du pays, en exportant l’émeute jusqu’au cœur des villes, et jusqu’au cœur de nos stratégies d’action, pour opérer enfin la jonction entre tous les mondes dont les intérêts sont communs ? Allons-nous le faire ? « Tant que l’avenir sera aussi terne, il y aura des pétages de câbles. Ce que vous appelez des conneries de jeunes sont le signe d’une vitalité incompressible dans les mâchoires du système. […] Dieu ne joue pas aux dés, cette histoire est politique. S’indigner, c’est refuser de comprendre et toujours attendre, s’organiser est autrement plus courageux, difficile et réjouissant. » C’est sur ces mots que se conclut l’article précédemment cité depuis Rebellyon. Notre stratégie offensive doit faire grandir l’émeute dans les centre-ville, parce que c’est là que nous devenons intolérables. Nous devons nous préparer à combattre l’isolement qu’on nous promet, combattre les attaques physiques de la police et les attaques rhétoriques du discours citoyenniste. Tout syndicat qui voudrait continuer de se dire révolutionnaire doit le comprendre. Notre efficacité matérielle passera par l’accroissement de notre dangerosité. Restons imprévisibles, tenons loin de nous les limites morales a priori et le cadre traditionnel de la manifestation « à la française », soyons festi-ves-fs et euphoriques dès que nous le pouvons.

L’enjeu est grand pour la suite. Continuons le début.

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