Écrire après Demangeot

« A la vérité à côté de ces morts on ne se sent plus seul. »

paru dans lundimatin#420, le 19 mars 2024

Un jour la lecture des plus nourriciers alourdit sans peser. Mais lire de ses frères trouvés remet droit : ils sont des aînés récents, dans l’obsession de la finitude. Ils ont subi plus que nous l’intensité d’une domination jamais vraiment assumée par ses tenants [1]. Contraints à la vérité de ce qu’on leur a laissé, ils ont situé un temps prenant déjà un autre visage.

Par errance, ceux appelés « auteurs » suivent ce que leur temps ne nécessite plus (je parle de rapport au réel). Ce qui irrigue et fertilise, s’ils s’en nourrissent, et dévie dans l’irréalité s’ils s’y laissent porter, sans saisir les berges nouvelles. La sourdine du malheur fin de siècle perçue par un Demangeot, que je fus incapable d’endurer avec véracité comme il l’a fait, cet enlisement, ont engendré des témoins de ce temps ectoplasmique : avec son entropie brumeuse, ses formes atones, son espérance sans muscle. Je l’ai haï dans la jeune poésie française, comme un ton de l’époque. Et ce courant morbide continue.

L’impasse dont je parle est autrement valeureuse.

La mort que Demangeot se donne face au monde, une mort de résistant qui sait tout le prix de la vie et la chasse que lui fait ce monde (et ne veut pas se laisser prendre) — est arrêtée, et probe. Il n’inscrit pas des tueries mais tout le langage et son théâtre de papier sont mort, chez lui, le blanc de page avec ses pendus alignés, la torsion érotique du fil musical aussi — un nihil regardé en face pour lutter contre lui, comme le lit Victor Martinez [2]. Sa justice en un moment de vérité couvant. Notre Villon exposait paradoxalement (son obscénité) un lien loyal à la vie, avec toute sa finesse de conscience.

La sourdine s’est manifestée : d’infiltration à déchirure. L’apocalypse est maintenant . Le danger surpuissant (le langage qui maintient l’ordre s’en sert et le cache, selon ses intérêts) nous incite aujourd’hui, faute de recours, faute de quoi que ce soit qui sauverait de la domination privée [3], à une foi, absurde et nécessairement, pour la saine perpétuation de l’espèce, le soin de la fine pellicule de la biosphère, et même chose : nos enfants, leurs enfants, leurs enfants encore. Sun Tsu [4] nous vient pour l’action mieux que la radicalité de son existence encaissant sa mort.

Il a vécu la déchirure. Son vers dit un monde haïssable toujours là. Il est actuel, dans sa transhistoricité : sa langue imprégnée de dix-neuviémisme, son amour de la spontanéité baroque incarnée en geste inadmissible percent le temps. Mais de ce que la situation réclame aujourd’hui, nous ne pouvons pas propager ni faire nôtre sa posture d’écart pour, dans sa cage, rester distinct des « salauds ». Le dégoût de ce monde sera partout, avec ce monde. Il faut l’atteindre chez lui et au cœur, armer ses mains dans ce réel infecté. Sa position tenait pleinement dans la fin lancinante du XXe, où sa pensée a germé et mûri, maintenant notre foi bizarre reste seule après notre longue lutte de lucidité. Il faut que cette lutte perdure en trempant cette foi.

Dans l’état désastreux du quotidien que nous endurons (l’air puant et épais, le développement à nos oreilles, qui ne veut pas cesser, celui du meurtre ; tout élément sentant son poison) : qu’est-ce que la joie qu’a donné sa lecture ? Une borne littéraire est-elle le gage d’une mentale, d’une sociale ? Les puissances qui étouffaient il y a vingt ans le font toujours, et davantage. Comment peut-elle être sans ridicule ?

A la vérité à côté de ces morts on ne se sent plus seul.

L’affrontement au réel est complexe, lent, chaotique ; voué à un échec écrasant à moins de considérer le vœu et la puissance réelle que nous sommes aussi. Coordonner discrètement ses forces et celles des autres, vers un but, use : pourtant cette solitude-là pèse moins. Un livre de Demangeot, surtout ses notes, possède, sous l’intransigeance et malgré le dos tourné qu’il célèbre, une fraternité des conditions vécues. Ses pages le transpirent. Nous aurons eu en partage un même monde, avec un faible degré de décalage peut-être, un temps qui façonne ses êtres et leur sensibilité. Sa rigueur ne s’est pas déployée parmi les rideaux de perle, les tapis et les moulures de la rue de Rome, mais paumé devant une falaise (une impasse) des Pyrénées, avec les chiens, les cabanons, les perdants que ce monde hait : « l’humanité dans les marges ». Où, par effet, la blessure symptomatique de notre système de domination paraît aussi dans tout son mal.

Demangeot cultive une incarcération de soi dans le refus et dans le témoignage. Viarre, son ami un peu plus âgé, étouffe dans sa propre fibre. Sa densité s’écarte de la théâtralité du blanc et du noir comme cage du fondateur de Fissile. Viarre, dirait-on, meurt en lui-même, au sein d’une matrice impossible à déchirer. Demangeot halète entre quatre murs. Tous deux se dessinent en ratés, lui au corps séparé avec des morceaux restés dans la mère, Viarre en « mal né », existant sous une ombre mortifiante. Leur étouffement est d’abord projeté sur elle. Se tuer en elle plutôt qu’aller au jour en brisant la figure de la génération qui devra précéder [5], voilà peut-être leur malheur commun. Viarre s’est suicidé jeune. Ils sont, à lier sans trop de délire, il me semble, leur sensibilité et leur matrice collective, deux points d’un phénomène général d’écrasement, sous une vague des années 40 qui n’en finissait pas. Alors, après le désert de vivre ces pensées des années, joie véritable, paradoxale, franche, trouver seulement leurs tombes, faire glisser les doigts sur la netteté des coups de ciseau qu’ils donnèrent à leurs lettres.

Demangeot va à l’os. S’il la connaît et la célèbre, son courage n’est pas de donner une « foi d’animal » en la vie, mais de vivre l’impossible du monde. Qu’ajouter à son constat ? Le signe humain, aussi infrastructure, pèse aujourd’hui plus lourd que la biomasse : autrement dit ce que nous admirons de l’urbain et de ses connexions a le poids de ce meurtre. Le fétichisme à l’œuvre contre l’ordre du meurtre, aussi, appartient à cet ordre. Presque tout lui appartient parce que le signe humain est partout. Et nous glorifions le vivant par des signes couvrant le charnier.

La lucidité demande sans cesse de bien peser le degré de compromission fatale du signe que nous traçons avec l’ogre, et porter notre action d’écrivain à le retourner contre son maître.

La chose est difficile à admettre, tant l’abrutissement humain nous pèse, mais dans l’ordre du meurtre l’ogre crée son propre évidement — sa faiblesse a le visage de notre bêtise — et notre instinct, notre animalité le sent : un esprit sort de la tuerie. Né de l’ogre il crée les signes qui vont l’abattre tels que des humains reçoivent ses fantômes.

Il nous reste tout le hasard, cet esprit taillé par l’espèce dans la biosphère, autant l’inverse [6]. Avec la fraternité de ces livres même j’ai gagné ceci : le grand mensonge de la force. Demangeot eut la vue claire, quand 20 ans j’ai cru : elle n’est pas un chemin d’art. Le manque, le boitement, la tare, font ce que je suis. Cela ne se résorbe pas. Les attelles, même patientes, tombent toutes seules. Cela aussi fut perdre son temps.

Benoit Sudreau
Hiver 2022. Corr. hiver 2024.

[1Louis Chauvel, Les nouvelles générations devant la panne prolongée de l’ascenseur social : « Pour tout un ensemble de raisons, ces « nouvelles générations » nées trop tard pour faire 1968 apparaissent comme des générations « en creux ». En réalité, elles ne forment pas une « génération » au même titre que les premiers baby-boomers, faute d’espoirs communs, de projets, de visions d’avenir, de structuration, et d’unité. (..) Générations peu affirmées culturellement, sans homogénéité objective, elles sont en même temps profondément révélatrices de la transition profonde que traverse la société française, marquée par l’échec de l’idée de progrès, le déferlement des incertitudes et une fragmentation nouvelle. » (OFCE, janvier 2006).

[2Revue Europe, mars 2021.

[3Entre autres : Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, La Fabrique, 2020.

[4Un souvenir de L’art de la guerre : quand la situation est désespérée, compter sur tous les moyens possibles.

[5Son attaque des post-poètes semble aller en ce sens — lance-t-il quelque part une attaque d’ensemble ?

[6Friedrich Nietzsche, sur l’esprit : « de la vie qui taille dans la vie ».

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