RÉVOLUTION DE L’ART ? OU ART DE LA RÉVOLUTION ?

« Et l’art ? Enchevêtré lui-aussi. Salement enchevêtré, même ! Jamais autonome. L’art pour l’art a eu sa raison d’être. Mais cette raison s’est perdue aujourd’hui. »

paru dans lundimatin#109, le 21 juin 2017

Un participant à « Art Debout » nous a soumis ces quelques réflexions.

Nuit Debout a transformé le paysage politique durablement. Ce qui s’est passé sur les places et dans les cortèges de tête, c’est la chute du mur de Berlin version française : une brèche qui s’ouvre dans le béton de nos crânes. Dézingage des garde-fous installés dans nos cerveaux qui nous empêchent de penser. Installés ? Incrustés, implantés, implémentés. Par les gouvernements, la police, la loi et la presse. Par les partis politiques et syndicats. Castration ! Castration ratée !

L’occase rêvée de repenser l’art depuis zéro. Repenser l’art, mais en acte. Interroger sa dimension subjective. Ou la dimension subjective de la subjectivité. Ce qui de l’extrême singularité rejoint l’universel. Est-ce une caractéristique de l’art ? Peut-elle l’aider à sortir de sa bulle (ses mondes) ? Est-ce que le paradoxe singularité/universel peut être un moteur révolutionnaire ? La révolution de l’art ? Ou l’art de la révolution ? Une révolution qui puise dans la singularité et qui s’ouvre vers l’universel. Qui s’enracine, non pas dans la raison humaniste (elle est morte) mais dans la libido, dans le corps. [1] Un exemple ? Que le refus du rejet à la mer des migrants s’affirme comme refus personnel du meurtre, comme refus physique des murs, des barrières, du contrôle, comme désir de connaître, curiosité, confiance.

Repenser l’art en acte ! Refuser toute distinction entre deux types de propositions, l’une théorique et l’autre organique. Pas de ligne de partage entre esprit et organisme. Entre discours et matière. Ouvrir un espace d’auto-détermination. Au contraire d’une détermination par appartenance –aux mondes de l’art– ou reconnaissance –du milieu. Détermination ? Un drôle de mot ! Construit sur le même mode que ’définition’. Préfixe ’de’ suivi d’un substantif qui exprime l’idée de fin, de finir. Finir l’art ? Ou au contraire mettre fin à sa finition ? Deux sens grammaticalement acceptables. La jurisprudence indique qu’ici le préfixe ’de’ n’est pas négation comme dans débloquer. Plutôt renforcement, comme dans découper. Plutôt finir la finition, terminer la terminaison, fixer la fixation. Ranger l’art au musée, donc.

Sauf que… sauf que l’auto-determination d’un peuple ! Qui signifie au contraire se soustraire à une vieille définition (restrictive, extérieure). Qui signifie s’ouvrir à une nouvelle définition. Ce qui est merveilleux avec le langage c’est sa capacité à véhiculer des paradoxes. Paradoxons ! Pourquoi pas affirmer que détermination signifie ici fin de la terminaison ? Affirmons ! Auto-détermination, parce qu’on ne va pas attendre que ’cela’ arrive (du dehors). Toute détermination ne s’opère-t-elle pas de l’intérieur ? Par ceux-la même qui (se) déterminent ? Cas d’une constitution politique (anglaise, américaine française). Ceux qui constituent (nation, état, fédération) sont aussi ceux qui sont constitués. Et certains (qui ne font pas tout à fait partie du groupe social des constituants) resteront toujours en dehors (bien que dedans).

Derrida a donné, aux States (1976) un speech sur le sujet. Sur l’acte performatif ex-nihilo de la déclaration d’indépendance américaine. Sur le fait d’affirmer un ’nous’ (the good people) qui n’existe que parce que (et quand) nous l’affirmons. Comme dit Derrida, avant que les représentants ne signent, “the people,” n’existe pas comme entité. « L’entité n’existe pas avant cette déclaration, pas en tant que telle. Si elle donne naissance à elle-même, comme un sujet libre et indépendant, comme signataire possible, cette naissance n’est réalisée que par l’acte de signature. La signature invente le signataire. » [2] Joli, non ?

Donc auto-détermination en tant qu’art ! Sur le mode conceptuel (ou duchampien) du « ceci est de l’art parce que je dis que c’est de l’art » ? Sauf qu’ici, pas de subjectivité souveraine. Pas vraiment de construction collective non plus. Plutôt une négociation permanente, une polyphonie, une relation transactionnelle. Dewey et Bentley écrivaient : « De la naissance à la mort tout être vivant est une partie (dans le sens d’un procès ou d’une négociation), de telle manière que ni lui ni aucune des choses accomplies ou subies puissent possiblement être compris tant qu’ils sont séparés du fait de leur participation dans un corps étendu de transactions auquel un être humain donné peut contribuer et qu’il modifie, mais seulement par la vertu du fait qu’il en est une part. » Selon eux, sans cet enchevêtrement vital d’humains, choses et ’milieu’ nous ne pourrions pas rester vivants une journée, sans même parler d’accomplir quelque chose. [3]

Cette théorie prend tout son sens aujourd’hui. Le ’connu’ n’est pas (plus) objet inerte. Il est actif et se retourne vers le ’connaissant’. Le reconnaît. L’humain n’est central… que du point de vue humain. Le travail de relecture et de relativisation des gender studies, il faut que l’anthropologie et l’ethologie le répètent, le généralisent. Notre description du monde est une description humaine ET une description occidentale blanche ET une description genrée. Elle n’est valable que dans ce cadre très limitée ! Notre volonté de l’imposer aux autres s’épuise (et nous aussi). Le monde résiste.

Au-delà... ce corps étendu ne cesse de s’étendre encore. Capable de tout avaler : animaux, végétaux, minéraux, machines. Transactions de tous ordres. Sociales, politiques, culturelles, commerciales, sexuelles ? Toute classification est à déconstruire. Peut-on, dans cet enchevêtrement, distinguer un mode particulier ? Pas si simple ! Ce corps étendu de transactions –ce Zoe [4]– ne se découpe pas en tranches comme un saucisson. En parts comme un camembert. Social, politique, culturel, commercial, sexuel, sont un même tissu. Si je tire un fil tout vient avec.

Et l’art ? Enchevêtré lui-aussi. Salement enchevêtré, même ! Jamais autonome. L’art pour l’art a eu sa raison d’être. [5] Mais cette raison s’est perdue aujourd’hui (où l’art autonome est un argument commercial). Cette dualité (but ou pas but, utile ou pas utile) est une fausse dualité. Que l’art ne se donne pas de but ne signifie pas qu’il soit autonome, séparé. Qu’il soit inutile ne veut pas dire qu’il soit inopérant, inactif. La même question se pose symétriquement ’en politique’. Le vrai art est celui qui n’a pas de but. Au contraire, pas de vraie action politique sans but. Et si c’était un faux dilemme ? L’art n’a pas de but, peut-être. Il n’est pas non plus son propre but. Ou bien alors : l’art a un but, une visée, la beauté. (Quelle que soit la définition de la beauté... et il y a de la marge : inventer un nouveau rapport au monde peut en être une.) De même côté politique. Une visée vaut mieux qu’un but à atteindre. Parce que si on atteint le but (la révolution porte bien son nom) tout le machin se retourne d’un coup VLAM et nous écrase. La révolution ne peut être que permanente. Un chemin, pas une institution. [6]

La justesse des moyens (en art ou en politique) est notre seul guide. Comment moyenner ce corps toujours plus étendu des transactions ? À moins qu’il ne soit lui-même le moyen ? À moins qu’il ne porte en lui son espace de jeu ? Sa direction ? En 1989, Ynestra King écrivait : « voila pourquoi l’une des tâches entreprises par le féminisme est la refonte délibérée de la politique du point de vue des femmes, et ici la politique a plus en commun avec l’art qu’avec la science. » [7] Où en sommes-nous vingt-huit ans plus tard ? Refondre et refonder la politique au moyen du féminisme, oui, mais aussi de l’art, de la poésie, de la fiction, de l’image… et des nouveaux territoires de la pensée ouverts dans l’intervalle.

(Re)fonte ou (re)fondation, mais non par décret. Non par volonté, par autorité. Aujourd’hui les actes d’autorité (En marche !) relèvent du guignol. Cette réinvention du politique aura lieu parce qu’inévitable. Non parce que je le veux. D’ailleurs le risque (que ça tourne au cauchemar) est au moins aussi grand que l’espoir. Ça aura lieu… sur le mode du changement de paradigme, ou d’épistémè. Et l’art ? Un sésame ? Un déclencheur ? Un éclaireur ? Qui projette quelques rayons sur le présent ? Présent invisible directement ? Comme les dieux ? Ceux-ci nous tombent (PLONK) un peu du ciel ! C’est le cas de le dire ! Mais ne doit-on pas repenser la place des dieux, des non-dieux, l’absence de dieux, dans notre culture qui-se-veut-athée ? [8]Tiens, tiens ! L’art aurait quelque chose à voir avec le spirituel ? [9] L’art serait ce rapport effectif au présent ? Peut-être notre seul rapport au présent ? La forme occidentale de la méditation ? Possible définition.

D’où réciproquement, la difficulté à cerner l’art présent. D’où aussi sa puissance (potentialité) révolutionnaire ! Quel est cet art ? C’est bien la question. Acceptons qu’elle n’a pas de réponse. Qu’elle restera question. Qu’en tant que question elle est suffisamment fertile. Que la façon de la poser est déjà une demi-réponse. Posons-la ! À travers les théories post-humaniste (ou post-humaine) où l’humain n’est qu’un des constituants d’un monde qui reste à inventer. À travers l’idée d’un art, invisible parce que trop présent. À travers le refus de la séparation de l’art, de la vie. De la séparation tout court. [10]Parce que l’art est le plus vivant de la vie. L’art est le plus présent du présent. Un geste artistique est d’abord un geste, personnel ou non. Chaque geste, personnel ou non, peut être geste artistique. L’art n’est pas réservé à des professionnels (il est trop sérieux pour ça !). L’art est hors institution (sinon il est déjà mort !). Hors du marché (sinon, déjà avarié !). Hors instrumentalisation (sinon esclave !). L’art est hors tout. Il est ailleurs. Il est absent. Il est ce qui manque (et notre désir de ce qui manque).

Le monde (présent) est inconnu et inconnaissable. [11] Ce monde inconnu, l’art serait capable d’en faire surgir de brèves visions ? Parce que réinventant en permanence non seulement son discours, mais aussi son langage ? Je pense au film ’Stream Side Day’ de Pierre Huygues, 2003. Fin du monde, mais à l’envers. Commémoration de ce qui n’existe pas encore. Avec fantômes venus du futur. Time is out of joint. Je pense au ’Flock’ d’Aernout Mik, 2002. Un paysage de nuit. Où humains et animaux (dont certains sont des robots) se confondent dans le mouvement comme le repos. Où passé et futur se mixent, comme dans la SF.

Visions fascinantes. Mais visions seulement. Et on veut plus que ça ! On ne se contentera pas d’un aperçu (du monde présent). Parce qu’il n’y a plus de monde. Il ne s’agit plus de ’world’ mais de ’worlding’. [12] ’Ce lieu où on habite’, ensemble. Faisons du principe d’inconnaissance notre guide. Réécrivons le livre de Dewey et Bentley. The unknowing and the unknown ? Joli programme ! La connaissance (des choses, du monde, des autres, ou même de soi) n’est que principe abstrait. Négateur du principe de vie. Négateur du désir (de connaître), de la tension vers... L’art, accès au présent du monde ? Peut-être. Mais bien plus que ça. L’art (qui est déjà là) EST le présent. En ACTE. Quel présent ? Celui de la matière des choses. [13] Celui des ruines –où nous errons sans le savoir– d’une civilisation destructrice. Auto-détruite.

Soyons errants ! Au moins en esprit. Ne cherchons pas à reconstruire (avec les mêmes matériaux). Same but different. Contemplons les ruines ! Jouons dans les ruines ! Faisons fleurir les déserts. Rendons leur âme aux choses. [14] Qui ne sont plus nos choses. Inventons ! Parce qu’il nous reste à inventer (autre définition de l’art ?)... à peu près tout. Mondité ? ZAD généralisée ? Inventons nos modalités d’agir. Nos relations. Chacun de nos actes crée cette nouvelle relation. Crée ce nouveau monde. Si ces actes sont pleinement assumés... ils sont ART. Si ces actes sont pleinement assumés… ils sont RÉVOLUTION ! BOUM ! BOUM !

Rémi Marie

https://nuitdebout.fr/art-debout/

[1Cf. Wilhelm Reich et la Révolution absente. Penser l’entre-deux-guerres avec Marx et Freud

Pierre-Ulysse Barranque, 2017, Contretemps https://www.contretemps.eu/reich-revolution-absente/

[2In, Derrida, Negotiations (2002)

[3In, Knowing and the Known, 1949 (C’est moi qui traduit.)

[4Cf. Rosi Braidotti, The Posthuman. Pour braidotti, Zoe est la « structure dynamique et auto-organisatrice de la vie elle-même (...) la force transversale qui coupe à travers et reconnecte des espèces, des catégories et des domaines jusque-là séparés ».

[5« L’art pour l’art, et sans but ; tout but dénature l’art. » Écrivait Benjamin Constant en 1804. Puis Cousin, puis Gauthier, puis Poe. Idée à laquelle les romantiques n’adhèrent pas. Victor Hugo écrit à Baudelaire qu’il préfère « l’art pour le progrès ». Le progrès ! Diable !

[6Sur la question de l’utile, il faudra (bien sûr) explorer très à fond les rapports de l’art et de la révolution Russe. Ainsi que ceux de l’art et de l’industrie, au Bauhaus. (Deux questions historiquement liées.) C’est un gros dossier qui ne trouvera pas sa place ici. On y reviendra !

[7In, Rocking the Ship of State, Ynestra King, 1989

[8« Ceux qui affirment l’évanouissement du religieux, en effet, ne jugent que superficiellement et d’après l’affaiblissement de ses seuls contenus substantiels. Ils ne perçoivent pas la permanence d’une forme, indication plus fondamentale du religieux, susceptible d’abandonner certains contenus anciens mais aussi d’en accueillir de nouveaux. Voici ce que disent Hubert et Mauss dans une des citations peut-être les plus représentatives de leur intention intellectuelle : « Si les dieux chacun à leur heure sortent du temple et deviennent profanes, nous voyons par contre des choses humaines mais sociales, la patrie, la propriété, le travail, la personne humaine, y entrer l’une après l’autre » » In, André Orléan, Frédéric Lordon, Genèse de l’Etat et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis, p 17

[9« Supposons que la spiritualité contemporaine soit fondamentalement spinozienne, qu’elle naisse ‘spontanément’ (si on peut dire) de la réconciliation du corps et de l’esprit, du corps comme esprit. L’art serait l’étincelle produite par cette rencontre, serait l’énergie de fusion des ces deux entités. Énorme ! Un détail, énorme lui aussi, à ne pas oublier est que ce corps ou cet esprit singulier n’existe pas comme tel, n’existe pas en dehors des relations qui le constituent : relation au monde, relation au soleil, relation aux autres êtres vivants, relation à l’autre sexe, relation à l’autre, le semblable. Cette fusion du corps et de l’esprit, si elle peut être singulière, n’est jamais isolée, jamais individuelle. La dimension relative, transitive, transindividuelle de l’art est sa dimension principale. L’art nait d’une communauté, même imparfaite, même divisée, même éparpillée, même ’excluante’ (en particulier de l’artiste lui-meme). Et retourne vers la communauté, sous la forme de culture, c’est a dire sens commun. In, mon post ’L’ailleurs de l’art’

[10Cf. Debord, Critique de la séparation, 1961

[11Cf. NG, ’Jungle’, « et je découvre tous les jours un monde inconnu qui disparait dans le même temps ».

[12In, Donna Haraway, 2008. When Species Meet.

[13Cf. Radical Materialism by Ashley Dawson
Cf. aussi la plateforme internationale WORLD OF MATTER

[14Cf. Elisabeth Povinelli, Geontologies, A Requiem To Late Liberalism, 2016

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