Dupes de quoi  ?

« Nous qui pensions le débordement « camarade-artiste », nous nous sommes fait.e.s déborder »

paru dans lundimatin#192, le 21 mai 2019

Le 4 mai dernier, après 5 mois de mouvement des Gilets jaunes, 1400 « personnalités du monde de la culture » signaient une tribune intitulée Nous ne sommes pas dupes dans le journal Libération. Des artistes, sans que nous sachions s’il s’agit des mêmes ou d’autres, nous ont transmis cette autre tribune qui se veut complémentaire.

Nous ne sommes pas dupes. Nous ne croyons pas les médias. Nous sommes au-dessus de tout ça. Nous partageons les aspirations et les rêves. Nous comprenons. Une même colère nous anime. Une même colère. Nous sommes avec elleux. Déterminé.e.s. Résolu.e.s à continuer notre métier. Nous allons continuer à écrire. À chanter. À danser. Parce c’est ainsi que nous pouvons les soutenir. Parce que l’Art a toujours été à l’avant-garde des révolutions…

Si les ouvriers en colère s’étaient mis à gueuler qu’ils voulait continuer à travailler, le droit du travail ne serait pas bien épais...

Nous ne sommes pas dupes des médias ? Ne soyons pas dupes de l’Art  : la création ne change pas plus le monde que n’importe quel autre travail. Quel autre corps de métier s’approprie ce langage divin ? Les créateurs d’entreprise ? Les créateurs de richesse ? Ne soyons pas dupes d’une spécificité irréductible, donnée seulement à quelques-un.e.s, méritée par le travail, ou la singularité exceptionnelle de certains destins.

Inventer des contre-récits est essentiel, des représentations différentes du monde, muscler notre imaginaire et notre sens critique... Mais ce n’est pas interpréter différemment la réalité qui importe. Il faut la changer.

Est-ce qu’il y aurait encore des artistes professionnel.le.s dans la société dont nous rêvons  ? Dans un monde juste, quelle place y-aurait-il pour l’Art ? N’est-ce pas là encore une certaine distinction de prétendre que parce que nous produisons des récits (parfois manquant, mais surtout manqués), cela nous sauve d’aller affronter le monde tel qu’il se vit dans nos rues ? Qu’est-ce que ça veut dire « l’art pour tou.te.s » ? Que chacun doit venir voir ce que nous faisons ? Ou que chacun doit avoir la possibilité et le temps de s’y consacrer s’il.elle le veut ?

Nous savons l’utile nécessité que produisent dans nos cortèges et manifestations le côtoiement des Black Bloc et des Gilets Jaunes. Nous savons combien les cortèges de tête ont produit de nouveaux rapports de force -combien illes ont fait reculé l’échéancier politique et infaillible de l’Etat-, combien les manifestations d’hommes et de femmes en jaune ont déplacé nos représentations du peuple, du soulèvement, de l’Émeute … Nous qui pensions le débordement « camarade-artiste  », nous nous sommes fait.e.s débordé.e.s par celleux même que l’on pensait inabordable, irreprésentables…

Pouvons-nous en dire autant de nous ? Peut-être pas…

Nous ne sommes pas dupes de l’Art non plus ? Heureusement. Vous imaginez  ? Nous ne manifesterions que pour nous-mêmes. Nous serions corporatistes jusqu’à la moelle. Nous nous penserions légèrement supérieur.e.s. Nous serions fier.e.s de ne pas faire des heures de fonctionnaire. Nous serions fier.e.s d’avoir un métier qui nous passionne. Nous ne serions pas des chômeu.r.se.s, nous serions des intermittent.e.s. Nous serions fier.e.s de toujours faire « 10000 trucs  » et d’être overbooké et d’avoir des réunions et d’exhiber des emplois du temps remplis sur 5 ans et de connaître tel.le ou tel.le pantouflard.e. Nous serions uniques. Notre métier serait important. Vital.

Nous serions en surplomb. Vigie attentive en haut du mât. Une bonne vigie. Qui ne descendrait jamais de là-haut. À regarder la foule et les fumées. A crier Au feu quand le bateau brûlerait. Tout serait spectacle. Un beau spectacle.

Nous serions les surdoué.e.s du monde actuel  : flexibles, mobiles, passionné.e.s...Et fier.e.s de l’être. Nous serions les champions du capitalisme. Dans l’échec ou dans la réussite. Biberonné.e.s à la précarité et à la compétition. Pour accepter certaines de nos conditions de vie il faudrait bien se raconter des histoires... Et nous sommes fort.e.s pour nous raconter des histoires.

Heureusement nous ne sommes pas dupes.
Nous sommes des travailleu.r.se.s comme les autres.

Heureusement nous ne sommes pas dupes : Notre bonne conscience ne nous intéresse pas.
Heureusement nous ne sommes pas dupes : Diviser pour mieux régner a toujours été la devise de notre Etat.
Heureusement nous ne sommes pas dupes : une tour d’ivoire se construit avec la sueur de beaucoup d’autres.
Heureusement nous ne sommes pas dupes : nous savons que pour répondre à un Etat qui ne fait que produire de la destruction, nous ne pouvons que détruire cet Etat.

« Et pis contemplons les Artisses,
Peint’s, poèt’s ou écrivains,
Car ceuss qui font des sujets trisses
Nag’nt dans la gloire et les bons vins  !

Pour euss, les Pauvr’s, c’est eun’ bath chose,
Un filon, eun’ mine à boulots  ;
Ça s’ met en dram’s, en vers, en prose,
Et ça fait fair’ de chouett’s tableaux  !

Oui, j’ai r’marqué, mais j’ai p’têt’ tort,
Qu’ les ceuss qui s’ font « nos interprètes  »
En geignant su’ not’ triste sort
S’arr’tir’nt tous après fortun’ faite  !  »

Jean Rictus, Les Soliloques du pauvre

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