Du nouveau sens des couleurs - Philippe Tancelin

...« sans raison garder »...

paru dans lundimatin#176, le 31 janvier 2019

Il semblerait que depuis le « voir rouge » courroucé des autorités à-travers leur répression du mouvement des gilets jaunes et devant sa persistance, le gouvernement au nom de la « raison garder » se soit senti obligé d’ajuster sa vision des couleurs à une certaine réalité sociologique du pays.
S’appuyant sur maintes études dispensées gratuitement par une frange de diplômés dont les sondages disent leur lassitude sinon leur exaspération devant le mouvement des gilets jaunes, le pouvoir avec les aides médiatiques dont il dispose, s’est engagé depuis quelques jours dans une campagne de reconquête, non pas de l’opinion publique mais de sa pratique publique de l’opinion, à savoir « la communication ».
C’est ce que signifie l’opération de lancement sur orbite électorale du « Grand débat » à l’adresse de toutes, tous, avec la complicité des docteurs en pacification par le « logos ».

Du « voir rouge »,surgit ainsi le « voir blanc » des architectes de la paix sociale c’est-à dire de la réconciliation des inconciliables.
On entend en effet le mot « fracture », revenir à la charge contre le « ni, ni... » comme s’il s’agissait d’un malaise dans le vocabulaire que pourraient régler les « gens de lettres » à la place de « les gens de rien », ces pauvres gens « peu diplômés » qui comme nos responsables et doctes politologues, le disent haut sur les chaînes radio-télé du service public, « manquent d’outils conceptuels et de profondeurs de réflexion pour construire une cohérence de leur mouvement ».
Si les phraseurs diagnostiquent à nouveau « une fracture », qu’ils sachent que leur mépris de classe (sur-diplômés contre peu diplômés) la rend irréductible et que c’est bien d’une lutte de classes en re-devenir dont il s’agit plus que d’un mouvement en marche, vers un dialogue social entre sujets de bons tons sous tous rapports.

N’en déplaise à celles et ceux qui se posent « en capacité de gouverner » ainsi qu’à celles et ceux qui cherchent cohérence, construction de programme de revendications, et ou fédération des mécontentements, rassemblement des luttes, le jaune n’est pas une couleur sur la palette d’artistes pour une oeuvre esthétique qui ferait date dans l’histoire de la peinture sociale des luttes. Le jaune est cette vision solaire de vivre à hauteur de sa lucidité, dans l’ univers crépusculaire de nantis qui sont prêts à toutes les nuits du monde pour sauver leur groupe électrogène de chevet.

Depuis « raison garder » et tous unis par la même représentation d’un univers limité au devoir de comprendre ce qui a raison d’être entendu, les agents des pouvoirs seraient prêts à une sorte de « post-démocratie », capable d’ écouter les raisons de se révolter d’un peuple souffrant d’inégalités et selon eux de complexe d’infériorité de salaire.
C’est hélas pour les technocrates du concept, ne pas compter avec cette immense part
d’irrationnel qui fait d’une conscience d’exploité, d’opprimé, de déchu de ses droits d’expression et de création, un authentique artiste de sa révolte : une femme, un homme qui conçoit et fait de sa vie le chef-d’oeuvre de s’aimer autre. S’aimer dans un visage, une voix un corps en ces mouvements qu’ impulse l’éthique même de la rébellion.

Ainsi peut monter d’un cortège, d’une assemblée, d’un rond-point, la trace d’une histoire immémoriale de la révolte quand elle vient habiter chaque conscience comme une présence irrépressible, un pressentir d’urgence à devoir réaliser tout ce qui a été empêché de se vivre, de se rêver pour vivre.
A la fameuse cohérence des « corps intermédiaires » que proposent contre la peur du chaos, les récits de l’histoire des mouvements sociaux, s’oppose une autre voie d’expression, celle qui prononce l’intuition ensemble du tout ici possible contre la fragmentation, la pulvérisation des résistances par les pouvoirs.
Il n’est pour exemple que de regarder une manifestation de gilets jaunes, de saisir le rythme intérieur des voix, la grande fresque des visages, des corps remontant de la petite mort qu’on leur impose vers la conscience de leur liberté absolue qu’ils réinventent dans une langue originaire . Cette langue est assurément celle du poème que constituent certaines petites pancartes individuelles et anonymes ou encore le rythme poétique des corps, la danse des faces, la peinture des traits de physionomie bouleversés par ce rapport immédiat avec le réel.
C’est un tel rapport qui subvertit aujourd’hui et sans ambiguité l’expression :
« On a raison de se révolter » par son autre : « On a révolte de se raisonner ».

Au grand désespoir prochain des raisonneurs qui ne le voient ni ne l’entendent...

Philippe Tancelin
poète-philosophe
25 janvier 2019

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