Du bricolage en période de fêtes

« Contrairement à l’ingénieur qui considère la fin, l’objectif visé, avant de réunir les moyens nécessaires à sa réalisation, la pensée sauvage bricole. »

paru dans lundimatin#173, le 7 janvier 2019

« — Nous sommes désolés. Ce n’est pas nous. C’est le monstre. Une banque n’est pas comme un homme.
— Oui, mais la banque n’est faite que d’hommes.
— Non, c’est là que vous faites erreur... complètement. La banque ce n’est pas la même chose que les hommes. Il se trouve que chaque homme dans une banque hait ce que la banque fait, et cependant la banque le fait. La banque est plus que les hommes, je vous le dis.
C’est le monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais ils sont incapables de le diriger. »

Steinbeck, Les raisins de la colère

Le Pouvoir se cache

Dans Les raisins de la colère de Steinbeck, des métayers sont chassés, par la banque qui en est propriétaire, des terres qu’ils cultivent. Les paysans enragent alors de ne pouvoir tuer la banque comme leurs parents tuaient les serpents dans les champs.

La forme visible du pouvoir est grossière et s’impose par la violence : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers » écrit Rousseau (Contrat social). Le pouvoir s’impose grossièrement partout les fers sont visibles. Les ethnologues rapportent par exemple que dans certaines régions de Nouvelle-Guinée, les éleveurs tranchent un bout du groin de leur cochon pour qu’ils ne puissent renifler leur piste ou encore ont la coutume de les énucléer pour qu’ils ne puissent voir où ils vont.

Qu’ils éborgnent, qu’ils coupent des mains ou des groins, partout, ceux qui détiennent le pouvoir parquent, avilissent, mutilent.

C’est un fait. Il n’y a qu’à ouvrir l’œil qu’il nous reste pour le constater et nous y opposer.

Pourtant, dans sa forme la plus perverse et contemporaine, le pouvoir camoufle ses origines et c’est alors qu’il parvient à son apogée. Il gagne alors par absence d’adversaires, par forfait. Il ne se fait plus sentir que par ses ravages, il surgit comme un symptôme sans qu’on ne puisse lui assigner de responsable. Il devient personne morale.

C’est le cas du pouvoir bancaire qui est plus subtil encore qu’un reptile, quasi invisible, inodore, silencieux, chirurgical, c’est précisément celui, comme un Alien, que nous portons en nous. Le pouvoir en nous et contre nous.

Le pouvoir moderne est totalitaire en ceci qu’il n’est plus seulement extérieur mais s’insinue sournoisement dans nos gestes, nos pensées, nos habitudes et qu’il produit des individus bien policés, structurés comme des marchandises...

La norme en nous a remplacé la loi et la meilleure des stratégies pour ceux qui ont le pouvoir est évidemment celle consistant à faire de chacun son propre gardien et celui de son frère. Le pouvoir s’est immiscé en notre sein même.

Dans notre langage même : en 1977, Roland Barthes, dans son discours d’investiture à la chaire de sémiologie du collège de France, déplora l’aspect fasciste de la langue. Fasciste en ceci que cette dernière n’interdit pas de dire mais au contraire contraint à dire. Par exemple, elle m’impose de choisir entre le tu et le vous lorsque je m’adresse à autrui, d’opter pour la familiarité ou la distance.

Aussi sommes-nous comme prisonniers, ou mieux, esclaves de la langue comme structure syntaxique. En effet, qui n’a jamais transformé une phrase pour la seule raison de tenter d’éviter une éventuelle erreur d’orthographe ?

C’est ainsi que le rôle de la littérature et de l’art en général est de proposer des moyens d’expression transgressifs qui s’affranchissent de ces contraintes.

Le pouvoir est en nous si bien qu’au précepte socratique du « Connais-toi toi-même », peut-être faut-il préférer celui que nous propose Michel Foucault (Dits et Écrits) :

« Sans doute l’objectif principal aujourd’hui n’est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes.  »

En effet, on assiste à une réelle domestication de l’être par un conditionnement systématique de nos structures existentielles. Le Moi est domestiqué.

Comment l’identifier ?

Comme on le sait, le petit enfant ne se reconnaît dans son reflet qu’à partir d’un certain stade de développement. C’est le fameux « stade du miroir » théorisé par la psychologie depuis les débuts du 20e siècle notamment par Henri Wallon. Avant cela, pas de différence vécue entre le moi et le reste du monde mais fusion, perception immédiate sans retour réflexif, la vie défile comme sur l’écran de cinéma, fusion à la mère et à la Terre-Mère. Afin que l’enfant reconnaisse ici son propre corps, il faut que ce dernier se détache sur ce fond indéterminé que nous appelons Monde.

De même, la capacité à dire Je n’est pas innée mais acquise et suppose un fond intersubjectif, des non-je, des autres, alter ego desquels se détache ce Je qui accompagne nos pensées réflexives. 

Ce qui apparaît à une conscience ne le fait toujours qu’à partir de ce fond commun duquel se détache telle ou telle pensée, tel ou tel sentiment qui ne devient mien qu’après-coup. Ce processus d’individualisation se réalise à partir de ce fond commun au sein duquel le tien et le mien sont encore indistincts.

Il existe un monde commun en amont de la prédation du Moi et de sa structuration totalitaire, un champ pré-réflexif, impersonnel dans lequel ne règne pas l’intérêt, sa violence, ses destructions.

Dans ses Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau raconte son réveil après avoir été percuté par un molosse et assommé par une chute sur la tête :

Ce texte institue une distinction conceptuelle libératrice du fascisme de la langue dont nous parlions plus haut. Il s’agit de distinguer l’Ego et le Moi :

L’Ego est un flux phénoménal impersonnel, une conscience, si l’on veut, non encore individualisée, domestiquée. Elle est engloutie, fascinée par le spectacle des apparences, « [toute] entière au moment présent » comme le dit Rousseau.

Pour sa part, le Moi est personnel, individualisé, situé, dirait-on en terme psychosocial, déterminé par des rapports économiques. Il est celui de tel ou tel individu, de Pierre ou de Jean-Jacques.

L’Ego est cartésien, pure pensée, une spontanéité, une sorte de conscience comme éveil au monde, mieux, éveil du Monde. C’est ce que nous sommes : une spontanéité désintéressée et non qui nous sommes : le Moi prédateur.

Le Moi est le monstre, il porte en lui comme une force qui le dépasse. On peut l’appeler comme on veut : l’intérêt personnel, l’amour-propre... Aussi, de même que « chaque homme dans une banque hait ce que la banque fait, et cependant la banque le fait », chaque homme hait-il ce que le Moi fait et cependant il le fait !

Tout le Moi s’en trouve contaminé.

Dans sa Métaphysique, Aristote distingue to pan et to holé, le tout panique et le tout holique. Le premier est le tout qui se limite à la somme des parties. C’est celui qui vient immédiatement à l’esprit et dont il faut, précisément, ne pas se contenter. Le second est le tout comme structure, tout qui excède la somme des parties. Ce tout est déjà toujours rassemblé, il est un ensemble avant d’être une addition. Il y a plus dans ce tout que dans la somme de ses parties. C’est de celui-ci dont il faut de méfier !

C’est ce système holistique, ce tout structurel qui est le monstre à combattre, le monstre du néocapitalisme, le serpent, celui qui se dérobe toujours à toute prise, qui ne survit que de son retrait. Sa trop grande proximité nous le cache. De même que l’œil ne peut se voir qu’à la condition qu’un espace se crée entre lui et le miroir, nous ne débusquerons ce monstre qu’en ménageant un espace dans lequel il sera enfin visible. Ce sera alors une fête que de l’abattre.

Ouvrir un espace de fête.

Comment le combattre ?

Il ne s’agit donc pas de ’’se retrouver’’ comme on pense le faire en vacances mais de se fuir.

Pour Roger Caillois, fondateur du Collège de Sociologie en 1938 avec Leiris et Bataille, et contrairement à ce qui paraît aller de soi, les vacances et la fête ne vont pas de pair mais s’opposent. Dans L’homme et le sacré (1939), d’une manière tout à fait subtile et surprenante, Caillois va rapprocher, à première vue, paradoxalement, la fête et la guerre. En effet, alors que les vacances marquent un temps mort dans le rythme de l’activité générale, rendent l’individu à lui-même, la fête le ravit à lui-même, l’arrache à l’intime pour le jeter dans le tourbillon, la multitude frénétique et le rend à sa spontanéité pulsionnelle. Les fêtes antiques, bacchanales et autres carnavals, effaçaient les frontières de l’individu, du Moi socio-culturel si l’on veut. La fête représente la dissolution du Moi. Chaque individu est ravi à sa profession, son foyer, ses habitudes, sa langue même...

Il en est de même pour la guerre. La fête et la guerre dissolvent le Moi. Ne subsiste que l’Ego, sphère perceptive d’un flux phénoménal indifférencié, impersonnel, asubjectif. Le cœur de la fête fait chœur et fait ’front’, comme en guerre.

Fête et guerre inaugurent donc une période de forte socialisation, de mise en commun intégrale (unité des esprits ou consciences), des ressources, des forces. Effervescence collective, excès, parfois violence et destruction réelles ou symboliques, autant de pratiques communes à l’une comme à l’autre. On observe dans les fêtes des sociétés primitives, l’irrespect de la règle, la dilapidation des ressources, etc. Des préparations qui ont parfois nécessité des jours, des mois de travail sont dilapidées en quelques heures. Sacrilège (dieu), ressources (propriété), outrage (mœurs), transgressions (loi), gaspillage (économie), la fête, dans ses excès, anéantit l’organisation structurelle de la Cité. L’organisation sociale est néantisée, renvoyée au néant par l’artifice de la fête. La fête est en effet un artifice car l’épuisement de soi, une de ses propriétés essentielles, est cause de son aspect éphémère. La fête est toujours un événement, elle ne peut s’installer durablement.

Le néant n’est jamais premier, la fête et la guerre néantisent un donné structuré. Le néant est par essence second comme négation. Comme l’écrit Bergson, il y a plus dans l’idée de néant que dans celle de ’quelque chose’ car penser le néant revient à penser la négation, précisément, de ce ’quelque chose’ même.

La fête est une sorte de chaos retrouvé et façonné à nouveau car de ses excès, la société attend sa régénération, comme une vigueur nouvelle issue de l’épuisement festif. La guerre est aussi, évidemment, un anéantissement qui renvoie symétriquement chacun à son amour, son attachement pour la vie et son prochain. La guerre est une ’fête noire’, une apothéose à rebours.

Avec une extrême finesse argumentative, Caillois montre comment la guerre s’est substituée à la fête dans nos sociétés modernes. Alors que dans les sociétés primitives la fête interrompt les hostilités qui manquent d’ampleur et de relief (de même dans le monde hellénique les Jeux Olympiques cessent les hostilités, les peuples communient), dans les sociétés modernes, c’est tout le contraire, la guerre interrompt les compétitions, expositions internationales, etc... La guerre ferme les frontières que les fêtes ouvraient. De plus, la perspective d’une ’’fête totale’’ comme guerre atomique n’est pas inenvisageable aujourd’hui.

Un tel besoin de guerre n’est-il pas le signe d’une absence de fêtes, de communion dans nos sociétés modernes ? Les fêtes ne sont plus que des dates du calendrier (simples jours chômés en fait) durant lesquelles chacun vaque à ses occupations personnelles et la guerre est notre lot quotidien.

Les moyens de la fête doivent alors se trouver peut-être dans un ré-ensauvagement de la pensée. Un moyen de la pensée à l’état sauvage est le bricolage.

Le bricolage est un concept construit par Levi-Strauss dans son livre La pensée sauvage. Il s’agit dans cet ouvrage, de découvrir les structures de la pensée à l’état sauvage, de tenter d’en saisir les commencements. Une pensée qui n’est pas domestiquée, donc, par le pouvoir rampant, une pensée qui ne reçoit pas mais qui donne des significations, une pensée créatrice qui se rend le monde désirable.

Contrairement à l’ingénieur qui considère la fin, l’objectif visé, avant de réunir les moyens nécessaires à sa réalisation, la pensée sauvage bricole. A partir d’une masse indéfinie d’objets hétéroclites dépourvus de sens pré-donné, d’artefacts, parcelles d’outils, matériaux divers, le bricolage consiste en un assemblage fortuit, opportuniste, libre. Le produit fini, un nouvel ordre se construit comme de lui-même, sous les yeux du bricoleur qui assemble des bouts, des signifiants, spontanément.

Il en est de même pour l’invention des mythes. Des types, archétypes s’assemblent. Tel animal, la poterie, le métal, l’enfant, l’eau, le feu, tout cela s’assemble dans une structure signifiante après-coup.

Le révolté, l’émeutier, lui aussi fait flèche ou feu de tout bois. Il bricole avec le mobilier urbain, les pavés, les vitrines. Il est créatif. Il détourne les objets quotidien du sens qui leur est assigné par l’Ordre au service du pouvoir. Il cherche, c’est un artiste, il compose avec son environnement, ce qu’il casse ce n’est pas que des vitrines de verre, ceux sont les vitrines derrière lesquelles son Moi est à la vente, marchandisé. Ce qu’il casse, c’est le Moi.

Par là, il redécouvre sa main qui est un outil à fabriquer des outils et c’est une fête, une transgression parce que les hommes désirent transformer sans cesse leur environnement, refuser l’Ordre au service de ceux à qui il profite. D’une certaine manière, notre histoire est celle de notre opposition au donné naturel, c’est ce que nous appelons la culture. On invente l’avion pour s’arracher à la pesanteur et le téléphone pour abolir les distances.

La main témoigne donc d’une révolte essentielle, constitutive de notre humanité, révolte face à ce qui tente de s’imposer comme réalité fixe et immuable.

La révolte est ouverture au possible qui sans cesse affirme qu’un autre monde est possible, est même certain.

La main est l’instrument de cette révolte. Elle tient entre ses doigts, à chaque instant, l’émergence du possible, l’ouverture d’un autre monde. Elle est subversion, insurrection, elle est le danger pour les pouvoirs établis qui tentent de s’imposer comme les seuls légitimes.

On comprend pourquoi ceux-ci coupent des mains en toute impunité.

L’amputation de la main, c’est la tentative de réduire à néant la pensée c’est à dire la révolte, le refus de ce qui est imposé extérieurement comme irrémédiable. Elle permet d’effectuer un rappel, celui d’affirmer que le Moi prédateur n’est que second, que la vie est avant tout spontanéité généreuse, ouverture à l’autre et au monde préalable à tout calcul intéressé.

L’État, c’est M. Seguin qui attache une corde au cou de sa chèvre pour qu’elle reste bien gentille dans son enclos.

Toute l’Histoire n’est que le récit de la négation, de l’opposition des individus aux conditions de leur vie et de la révolte qui fête, qui bricole. Le seul pouvoir légitime est là, dans cette harmonie, immanent, dans la danse, dans la musique et pas dans la police.

Koubilichi

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