Dissoudre

« Neutraliser les corps, désagréger le sens »
Pierre Douillard-Lefèvre

paru dans lundimatin#419, le 11 mars 2024

Après avoir travaillé sur les armes et la militarisation de la police dans L’arme à l’oeil et Nous sommes en guerre Pierre Douillard-Lefevre revient avec un nouveau livre : Dissoudre (Grevis). Il y est évidemment question de cette pratique policière et administrative remise à la mode par le gouvernement : la dissolution des associations et groupements de fait jugés subversifs ou contraire au bonnes mœurs républicaines. Mais pas que, et c’est tout l’intérêt de cet excellent livre. Pierre Douillard-Lefebvre tisse un lien entre les pratiques ouvertement répressives par le droit et un projet politique plus global qui vise à neutraliser tous les corps collectifs qui pourraient échapper au contrôle. Nous en publions ici l’introduction ainsi qu’un extrait du second chapitre, il y est question de piège à loup et de dissolution du sens commun.

Ces lignes sont écrites dans un moment incertain et mouvant, alors que la situation politique ne cesse de s’assombrir ; une époque déchirée par les guerres et les offensives contre-insurrectionnelles ; un temps traversé par une série de déflagrations sidérantes, destinés à saturer nos sens, notre compréhension et nos possibilités d’actions, comme pris dans les phares d’un véhicule funeste fonçant à pleine vitesse.

Les pages qui suivent proposent à la fois une généalogie des dissolutions et une photographie de l’instant, pour fournir des outils pour se défendre et penser la contre-attaque. L’histoire se chargera d’en écrire la suite.

« Puisque le peuple vote contre le Gouvernement, il faut dissoudre le peuple.  » Bertolt Brecht

Le piège à loup

Dans la même unité de temps et d’espace, nous avons vu le chantier d’une mégabassine au milieu de plaines désolées transformé en forteresse. Nous avons vu des milliers de militaires protéger un trou en envoyant des salves d’explosif dans la foule. Nous avons vu un régime pris dans une frénésie de dissolutions s’attaquer au plus grand mouvement écologiste du moment. Nous avons vu les Soulèvements de la Terre, coalition de dizaines d’associations et de collectifs, de centaines de comités locaux et leurs dizaines de milliers de soutiens visés par une procédure d’exception forgée au cœur des années 1930 contre les Ligues fascistes. Nous avons vu un pouvoir démanteler de la même manière des associations anti-racistes, musulmanes ou contestataires. Nous avons vu un clan capturer les concepts de République et de laïcité pour dissoudre ses ennemis intérieurs, et des accusations de terrorisme englober des pans toujours plus étendus de la population.

Nous avons vu la plus grande déferlante sociale depuis Mai 68 se briser sur le roc d’un pouvoir minoritaire. Des millions de grévistes dans la rue pendant des mois, des occupations et des sabotages, des nuits de flammes et des petits matins de barricades, des cortèges encerclés et des ministres tétanisés par le son des casseroles. Nous avons vu cette extraordinaire détermination échouer à déloger les forcenés du néolibéralisme. Nous avons vu la fuite en avant dans les yeux des managers qui gouvernent et les 49.3 fuser comme des rafales de grenades. Nous avons vu un ministre issu de l’extrême droite menacer la plus ancienne organisation de défense des Droits de l’Homme du pays.

Nous avons vu les images d’un policier abattant un adolescent à bout portant, et une onde de révolte embraser le pays. Nous avons vu les édifices en flamme et les discours martiaux, les couvre-feux et les blindés de l’antiterrorisme patrouiller dans les rues pour éteindre l’insurrection. Nous avons vu un pays en état de siège, des milliers de personnes enfermées, des dizaines d’autres mutilées, et le séparatisme des forces de l’ordre.

Nous avons vu, le jour du 14 juillet, le spectacle lugubre d’un président qui défile seul, sur des Champs-Élysées cernés de grilles et vidés par la police, entouré seulement de cohortes militaires. Une cérémonie avec les habituels dictateurs venus décorer la tribune animée par une star de télé-crochet enrobée dans un drapeau tricolore chanter la « flamme du soldat qui ravive la Foi » et la « France éternelle » sur une musique de téléfilm. Nous avons vu, sur l’esplanade déserte, le visage de Macron cadré en gros plan sur un écran géant, et le crépuscule d’un régime.

Nous avons vu un peuple entier assiégé à Gaza, sous un déluge de bombes, par un État colonial aux accents messianiques, et le gouvernement français lui apporter son « soutien inconditionnel ». Nous avons vu, à nouveau, les menaces de dissolution s’abattre sur les rares foyers de résistance, et les obsessions coloniales se déchaîner dans le pays. Nous avons vu des manifestations pour la Palestine interdites et le plus grand parti de gauche attaqué sans retenue. Nous avons vu les derniers mouvements d’opposition accusés d’apologie du terrorisme et menacés de disparition. Nous avons vu par un retournement historique, le « front républicain » contre l’extrême droite tel qu’il existait depuis la Libération désormais transformé en « arc républicain » allant des néolibéraux aux pétainistes. Nous avons vu des discours de paix criminalisés, et les criminels de guerre honorés.

Nous avons vu Macron et Le Pen gouverner ensemble de facto, l’extrême droite animer les débats parlementaires et le racisme décomplexé jusque dans l’hémicycle. Nous avons vu les néolibéraux et les fascistes s’allier pour voter la loi la plus raciste depuis le régime de Vichy, et les députés Rassemblement National applaudir à tout rompre leurs alliés macronistes à l’Assemblée. Nous avons vu l’ensauvagement d’une bourgeoisie qui préfère le fascisme à la justice.

En chimie, la dissolution est l’état d’un corps solide dont les parties ont été séparées, la suppression de la cohésion des molécules qui rendait une matière résistance. L’objectif d’un régime qui a renoncé à l’apparence même de sa propre légitimité n’est plus de mobiliser mais de démobiliser, plus de susciter l’adhésion mais la soumission, plus de provoquer l’action mais l’apathie. Et pour y parvenir, dissoudre ce qui fait commun.

La dissolution n’est pas uniquement une procédure d’exception imaginée dans l’entre-deux-guerres mais un projet politique général. Une offensive accentuée par le néolibéralisme triomphant, avec l’atomisation du monde du travail, et prolongée par la neutralisation de tous les corps collectifs qui pourraient échapper au contrôle. Le mot capital provient de la même racine latine que le mot cheptel. Dissoudre, c’est créer des enclos pour isoler les moutons noirs du reste du troupeau.

Chaque nouvelle séquence, chaque nouvelle crise, semble être l’occasion pour le bloc dirigeant qui les a provoquées de renforcer son emprise autoritaire. L’extension des dissolutions est la marque d’une mutation du pouvoir, et les dispositifs de répression ressemblent à des pièges à loup : une mâchoire qui se referme sur la patte de l’animal. À chaque fois qu’il se débat pour se libérer, les dents de métal s’enfoncent encore plus profondément dans les chairs, renforçant la douleur, le poussant à essayer de se dégager, le blessant toujours plus. Plus la situation est insupportable, plus nous nous débattons, plus le pouvoir utilise nos sursauts pour durcir son dispositif. Alors que l’horizon se rétrécit, ce livre propose une dissection des dissolutions, symboles de la gouvernementalité française contemporaine, afin de parvenir à déjouer les embuscades.

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À FRONTS RENVERSÉS

« Enlever, massacrer, piller, voilà ce qu’ils appellent l’Empire, et là où ils ont tout transformé en désert, ce qu’ils appellent la paix [1] ». Ce sont les mots attribués au chef de guerre celte Galgacus, avant une bataille contre les troupes romaines, au nord des îles britanniques, il y a 2000 ans. Si les dissolutions reposent avant tout sur un récit, les offensives du pouvoir ont toujours commencé dans les discours.

Le 5 octobre 2023, l’équipe d’Emmanuel Macron diffuse sur les réseaux sociaux une vidéo d’une trentaine de secondes adressée à des chefs d’entreprise réunis à Paris pour un événement baptisé Big 2023. Le président s’y félicite de ses propres politiques néolibérales, il y vante les « aventures entrepreneuriales » et « l’attractivité » économique de la France. En riant, il conclut : « On ne monte aucun impôt, on ne complique aucune procédure, on ne revient pas en arrière sur le droit du travail ¡ No pasarán ! ».

¡ No pasarán !, c’est le cri de la révolution espagnole en 1936 face aux troupes franquistes. Le serment d’un peuple résistant au fascisme : « ils ne passeront pas ». Cette révolution libertaire sera écrasée dans le sang par les militaires espagnols appuyés par les troupes de Mussolini et d’Hitler. Mais le slogan antifasciste vivra, il s’étendra même au monde entier. Il devient le cri de ralliement de toutes les résistances face à l’extrême droite et au capitalisme.

Alors qu’il réprime l’antifascisme et applique de larges parts du programme du Rassemblement National, Macron reprend cette célèbre devise, mais pour la retourner. Dans un exercice d’inversion intégrale, ¡ No pasarán ! ne s’adresse plus à la menace fasciste mais aux luttes sociales. Le président assimile ainsi les syndicats au franquisme, la gauche à l’extrême droite, et affirme ainsi à celles et ceux qui demandent le partage des richesses : « vous ne passerez pas ». Ce retournement de symbole était opéré dès 2016, lorsque Macron lançait sa campagne présidentielle, avec l’appui des grandes fortunes et des médias dominants, en publiant son programme dans un livre intitulé Révolution [2].

Dissolution du sens

Pervertir, du latin pervertere, c’est renverser, retourner. La perversité s’est imposée comme l’unique mode de communication politique. Un régime autoritaire ne peut reposer que sur une dissonance cognitive permanente et l’inversion du système de valeurs.

Au mois de juin 2023, Emmanuel Macron annonce l’entrée de Missak Manouchian et sa compagne Mélinée au Panthéon, le temple des personnalités qui ont marqué l’histoire de France. Manouchian fut un résistant arménien, communiste, pratiquant la lutte armée contre l’occupant. Il est mort assassiné par les nazis en 1944, avec d’autres membres de son réseau, les Francs Tireurs Partisans, décrits comme « l’armée du crime » sur l’Affiche rouge qui les diabolisait en terroristes étrangers. C’est le même Emmanuel Macron qui déclare en novembre 2018 que « Pétain était un grand soldat », et ordonne la dissolution de collectifs antifascistes en 2022.

La France est un pays de « doublepensée », selon l’expression d’Orwell, qui arbore la devise Liberté Égalité Fraternité aux frontons de ses prisons, de ses commissariats et de ses Centres de Rétention. Un pays dont le roman national se fonde sur la Révolution et la résistance antifasciste, alors qu’il est passé maître dans l’art de maintenir l’ordre et de conjurer les révoltes. Un pays où les riches font sécession mais parlent de « séparatisme ». Où l’on glorifie les fascistes au nom du « dialogue républicain ». Où l’on manifeste contre l’antisémitisme avec d’un parti fondé par des SS et des pétainistes. Une Nation qui oscille au fil de l’histoire entre une glorification factice des Droits de l’Homme et une collaboration bien réelle avec le nazisme, entre la muséification des luttes passées et l’écrasement des luttes actuelles. Un pays où le roman national est utilisé à contre emploi, comme une fiction destinée à neutraliser toute résistance réelle.

Dans cette grande inversion, les autorités justifient la mutilation ou la mise à mort d’adolescents au nom de l’État de droit. Les dominants qui professent des leçons de démocratie ne gouvernent que par le 49.3 et les grenades explosives. Ils achètent des armes au nom du maintien de la paix et dynamitent les retraites en prétendant les sauver [3], ils opèrent des reculs sociaux au nom du dialogue social. Ceux qui se réclament de l’intérêt commun privatisent à outrance.

Dans un tel brouillard, Didier Lallement, le préfet de Paris le plus féroce depuis Maurice Papon peut même pavoiser qu’il est « historiquement un homme de gauche [4] », le Ministre Dupont Moretti, poursuivi par la justice [5] affirme que « la liberté, c’est l’obéissance à la loi commune », et le sarkozyste Christian Estrosi déclare que « la première des libertés c’est la reconnaissance faciale pour que les individus les plus dangereux puissent être suivis 24 h sur 24 [6] ». À sa mort, Henri Kissinger, l’un des plus grands criminels de guerre de l’histoire humaine, est salué par la classe politique française comme homme de paix. George Orwell n’avait pas prévu que ses romans puissent servir de manuels aux dirigeants du futur.

Le fact checking lui-même n’est plus que l’arme la plus raffinée et vicieuse au service du discours dominant [7], à l’heure où ceux qui dénoncent le complotisme et la confusion en sont les principaux propagateurs. Cela n’est pas un hasard si les couloirs des palais sont peuplés de lobbyistes de Mc Kinsey experts en communication de crise, ni si l’ancienne porte-parole du gouvernement Olivia Grégoire a codirigé une agence « d’influence » — avec des cadres d’extrême droite et d’anciens hauts fonctionnaires — dont la tâche était de vendre de faux articles destinés à manipuler délibérément l’opinion publique [8], à nuire à des opposants ou au contraire améliorer l’« e-réputation » de régimes autoritaires.

Une guerre des tranchées a lieu dans les discours. Chaque séquence médiatique fait l’objet d’éléments de langage préparés par des communicants, destinés à neutraliser préventivement la critique. Ou mieux, à empêcher de réfléchir en attendant que l’épisode suivant ne fasse tout oublier. Les puissants ont toujours été maîtres dans l’art de tordre la vérité ou de faire preuve d’hypocrisie, mais à présent le réel est devenu accessoire, et tout n’est plus que bataille acharnée pour imposer un récit.

« Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez [9] » énonçait Hannah Arendt.

Ainsi, dissoudre c’est désagréger le sens des mots : la dissolution est synonyme de confusion. Lorsque tous les repères ont été détruits, lorsque plus rien ne fait sens et que le brouillard est total, il devient impossible de comprendre et de résister. Le faux n’est plus un moment du vrai, c’est un mode de gouvernement, une stratégie de domination.

Pour se rendre compte à quel point les repères ont basculé, il suffit de jeter un regard deux décennies en arrière. En avril 2002, plusieurs millions de personnes défilent dans la rue contre la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Jacques Chirac, fripouille corrompue du gaullisme finissant, refuse de débattre avec l’extrême droite, et devient le rempart au Lepénisme. C’est l’unanimité contre le péril fasciste, et le début d’une descente aux enfers.

20 ans plus tard, nous sommes passés de l’antiracisme cosmétique au néofascisme décomplexé. La famille Le Pen est au second tour pour la troisième fois sans la moindre réaction populaire dans la rue et son programme est déjà largement appliqué. Des milliardaires d’extrême droite se sont emparés d’empires médiatiques tentaculaires et organisent la promotion du racisme en prime time. L’antifascisme — au moins de façade — partagé par quasiment tout l’échiquier politique depuis la Libération, est devenu au mieux une idéologie sulfureuse, au pire une menace à neutraliser.

Le « front républicain » qui s’opposait au Front National en 2002 s’est retourné. Le nouvel « arc républicain » va de Macron aux pétainistes, et s’oppose à un spectre considéré comme « anti-républicain » qui s’étend désormais des libertaires à la gauche électorale. La chute est vertigineuse. Que s’est-il passé dans ce laps de temps ? Un renversement. La destruction du sens des mots s’est imposée comme projet politique.

Depuis deux décennies, nous assistons à une grande inversion. Le discours d’extrême droite est devenu hégémonique. Si le gouvernement Macron dissout des collectifs anti-racistes, c’est en réponse à plusieurs années d’appels à « dissoudre les antifas » sur les plateaux de télévision.

En février 2014, Marine Le Pen demande à Manuel Valls la dissolution des « groupuscules violents » qui s’opposent au Front National après une manifestation à Rennes. En septembre de la même année, le député UMP Jacques Myard dépose avec 38 autres parlementaires une proposition demandant la dissolution « des groupes antifas [10] ». Le 6 mars 2017, Marine Le Pen déclare que les « groupuscules d’extrême gauche dits antifas […] auraient dû être dissous depuis longtemps » et promet que si elle est élue, elle compte « dissoudre » ces associations « parce que la loi exige qu’elles soient dissoutes ». En 2019, des élus Les Républicains réclament la dissolution du syndicat SUD Éducation pour avoir organisé des ateliers anti-racistes en non mixité. La même année, Le Figaro titre sur la nécessité de « dissoudre les “black blocs” plutôt que Génération identitaire ». En décembre 2022, Marine Le Pen appelle à nouveau le gouvernement à « dissoudre les groupuscules extrémistes ». En 2022, Éric Ciotti réagit à l’agression de militants de SOS Racisme lors d’un meeting d’Éric Zemmour. Selon lui, ces membres de l’association créée sous l’égide du Parti Socialiste dans les années 1980 ont voulu « provoquer, c’est une provocation antifa, je demande d’ailleurs la dissolution de ces groupes ». Il estime que SOS Racisme n’est « pas très loin » d’être un groupe d’extrême gauche. Fondée en 1984 par les cercles de Mitterrand, la structure a été l’organe principal du maintien de l’ordre au sein de la gauche antiraciste et de la jeunesse immigrée, l’incarnation de la gauche inoffensive destinée à neutraliser la parole autonome de la jeunesse immigrée des banlieues. Fondée par Julien Dray, devenu depuis éditorialiste chez Cnews, même SOS Racisme serait devenu un danger, ce qui en dit long sur la mutation en cours.

Ce n’est donc plus le fascisme qui est considéré comme une « menace pour la République », mais l’antifascisme. Et l’obsession de sa dissolution, initiée par le Front National et les groupuscules identitaires au début des années 2010, a lentement infusé dans le champ politique avant d’être mise en application. Le gouvernement élu pour faire « barrage » est en fait le boulevard des désirs de l’extrême droite. La procédure de dissolution, inventée pour contrer les fascistes s’attaque à ceux qui leur résistent.

Le pouvoir ne frappe jamais une cible qu’il n’a pas été préalablement rendue attaquable. La bataille des mots précède toujours l’offensive directe.

République

Combien de morts au nom de la Révolution ? Combien de guerres menées au nom de la liberté et de tyrannies exercées au nom du peuple  ? Combien de plomb et de sang au nom des idées humanistes des Lumières ? Il existe des mots piégés comme des mines. Des mots qui ont tellement été employés pour en faire dire l’inverse qu’ils ont été usés, abîmés, pervertis. Ils ont perdu leur sens. Celui de République en fait partie. Et s’il est un concept qui sert à justifier les procédures de dissolutions, c’est bien celui de République.

La res publica était la « chose publique » dans la langue des Romains. C’est un signifiant vide qui a traversé les millénaires, depuis les antiques Cités États jusqu’aux sociétés contemporaines. Pour les Anciens, la République est « la participation d’un plus ou moins grand nombre de citoyens aux débats et aux processus de désignation et de décision qui concernent la cité [11] ». Pendant cinq siècles, Rome est ainsi une République, alors qu’il s’agit en fait d’un empire militaire dirigé par une poignée de patriciens — des aristocrates qui avaient destitué le roi Tarquin pour régner au sein d’un conseil restreint : le Sénat. En France, sous l’absolutisme royal, les philosophes des Lumières opposent la République et la monarchie. Au XXIe siècle, la République n’est plus définie autrement que comme le négatif de ses ennemis, par la mise en scène des menaces qu’elle doit neutraliser.

Qu’y a-t-il de commun entre Jules César, le révolutionnaire Maximilien de Robespierre, l’antifasciste Buenaventura Durutti, Donald Trump et le président Macron ? Rien, en dehors du fait qu’ils se réclament chacun d’une République.

Selon les époques, la République est alternativement synonyme de pacification comme de révolution, de continuité comme de fractures. Rien qu’en France en 200 ans d’histoire, la République a pris des formes différentes voire antagonistes. À partir de 1789, un processus de révolutions, de changements de régimes et de guerres civiles agite le pays, et ne s’arrêtera qu’un siècle plus tard. La République est successivement bourgeoise en 1792, démocratique et guerrière en 1793, réactionnaire en 1794, sociale en 1848 — époque à laquelle on envisage même de faire du drapeau rouge son étendard. Après trois décennies de Second Empire, deux formes de République s’affrontent en 1871 : la Commune de Paris, République insurrectionnelle, sociale et démocratique, et la Troisième République, celle des propriétaires et des conservateurs. C’est cette République bourgeoise qui écrase les communards et noie leurs espoirs dans un bain de sang effroyable.

Depuis, combien de massacres coloniaux ont été commis au nom de la République éclairée et ses valeurs universelles ? Combien de grèves ouvrières matées de façon républicaine ? Combien de lois scélérates et d’emprisonnements ? En 1958, un coup d’État légal sous la pression de l’armée sur fond de guerre d’Algérie donne naissance à la Cinquième République. Un régime d’exception, présenté comme temporaire, qui prend la forme d’une monarchie élective. Six décennies plus tard, il est toujours en place.

Il n’y a pas une République, mais une infinité de formes politiques rangées derrière ce même mot. Durant la révolution française, le peuple de Paris intervenait régulièrement dans le Parlement, armes à la main, pour menacer physiquement les élus, qui devaient leur rendre des comptes. Aujourd’hui, le Parlement est un sanctuaire militarisé et impénétrable, hébergeant la vieille bourgeoisie blanche. Les sans-culottes de 1793 qui assiégeaient l’hémicycle avec leurs canons et leurs lances ont bien plus de points communs avec les émeutiers des périphéries et les Gilets Jaunes que n’en ont les sénateurs « républicains » ; et un vieux parlementaire ressemble davantage à un Noble dégénéré de la fin de l’Ancien Régime qu’aux révolutionnaires qui ont attaqué les palais. En réalité la République actuelle avec ses privilèges, sa pompe et sa répression, a beaucoup plus à voir avec une monarchie déclinante qu’avec la République sociale de 1848 ou 1871.

Pourtant, les dissolutions sont prononcées au nom de la République, pour la protéger. Reste à savoir de laquelle il s’agit. Au début de l’année 2018, Macron organise une cérémonie luxueuse au Château de Versailles. Et pour justifier ce symbole monarchiste, il explique alors  : « Versailles, c’est là où la République s’était retranchée quand elle était menacée ». Un hommage au gouvernement d’Adolphe Thiers, réfugié dans la riche commune de l’ouest parisien pendant que ses troupes massacraient le peuple de Paris insurgé.

La République est polysémique. C’est un vaste répertoire de valeurs parfois opposées dans lequel chaque dirigeant peut puiser ce dont il a besoin pour neutraliser un adversaire, désormais qualifié d’ennemi de la République. Le mot ne sert désormais plus qu’à valider un ordre bourgeois et réactionnaire. Par une formidable opération de communication il n’y aurait qu’une République, celle définie par le pouvoir en place, et tous ceux qui s’y opposent seraient anti-républicains. Ainsi peuvent être dissoutes toutes les formes communes qui ne correspondent pas à cette fiction fantasmatique de République « une et indivisible », homogène et immémoriale.

Ironie de l’histoire, il a fallu que la droite mafieuse, l’UMP de Nicolas Sarkozy — celle qui veut généraliser les procédures d’exception, créer un « Guantánamo à la française [12] » et privatiser tous les biens communs — capture ce mot pour en faire le nom de son parti. Sa représentante débaptise d’un même mouvement le lycée Angela Davis de Saint-Denis [13] au nom des « lois de la république » et reprend pendant sa campagne la théorie raciste du « grand remplacement », utilisé par les néo-nazis pour commettre des attentats. Le phénomène n’est pas limité à la France puisqu’au Chili, ce sont des néofascistes nostalgiques de la dictature de Pinochet qui ont fondé le Parti Républicain en 2019 [14]et aux USA, des élus Républicains qui interdisent et incendient en place publique des livres « inappropriés [15] ».

Un banquier aventurier a même utilisé le sigle marketing La République En Marche comme rampe d’accès au pouvoir. La République est un hochet, qui permet à une ministre de détourner l’argent public avec un fonds baptisé Marianne — le symbole de la révolution de 1830, femme en arme sur les barricades. Cette droite aujourd’hui championne de la défense de la République puise en réalité ses racines entre Versailles et Vichy, entre Napoléon et Pétain. Jadis, elle a voué son existence à tenter de détruire la République. À présent, elle l’utilise comme totem pour annihiler toute divergence.

[1Tacite, Vie d’Agricola, 1er siècle après J.C.

[2Révolution, c’est notre combat pour la France, Emmanuel Macron, XO, 2016. L’hebdomadaire de droite Le Point qualifie le titre « d’audacieux ».

[3Le 4 mars 2023 dans Le Parisien, Olivier Dussopt affirme même que le recul de l’âge de départ en retraite est « une réforme de gauche ».

[4Sur les ondes de BFMTV, le 12 décembre 2022.

[5Poursuivi pour prise illégale d’intérêt tout en étant à la tête de la Justice. « À part en Biélorussie, peut-être, où ferait-on juger un ministre par ses pairs ? » disait un magistrat à Médiapart. Source ?

[6Cnews, 9 novembre 2023.

[7Conspiracy watch financé par le fond Marianne. Rubriques de fact checking dans la presse des milliardaires.

[8Avisa Partner est composée d’anciens policiers des renseignements, de proche de Zemmour, et vend de « l’influence » médiatique et numérique aux acteurs publics et privés. Voir O
pération intox : une société française au service des dictateurs et du CAC 40, Mediapart, 27 juin 2022.

[9Entretien avec Roger Errera, sur la question du totalitarisme, 1974.

[10Il s’emballe : « le gouvernement n’interdit que les mouvements extrémistes d’un bord ».

[11Encyclopaedia Universalis, article République.

[12Éric Ciotti, président du parti Les Républicains a notamment déclaré « La racaille doit être éradiquée quoi qu’il en coûte », « il faut que la police puisse tirer » à balles réelles ou encore « je veux un Guantánamo à la française ».

[13« Valérie Pécresse débaptise le lycée Angela-Davis à Saint-Denis », Ouest-France, 6 juillet 2023.

[14Un parti qui, comme son homologue français, assimile les luttes sociales au « terrorisme idéologique », terme employé à propos du soulèvement de 2019 au Chili.

[15Le 16 septembre 2023 dans le Missouri, deux élus Républicains, Nick Schroer et William Eigel, incendient au lance-flamme un tas représentant des livres « wokes » dans le cadre d’une grande campagne de censure des bibliothèques scolaires.

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