Dialogue avec Eric Vuillard

« Il faut être certain de participer à une cause juste pour mettre sa vie en jeu. C’est d’ailleurs ce que l’on voit aujourd’hui en France, la répression est très rude, les risques sont réels, et le moins que l’on puisse dire est que les Gilets jaunes font preuve d’intrépidité. »

paru dans lundimatin#182, le 10 mars 2019

Certains livres paraissent trop tôt, d’autres trop tard. La publication de La guerre des pauvres d’Eric Vuillard a dû être précipitée, à la demande expresse de l’auteur. Il y est question de la guerre des paysans qui secoua l’Allemagne de 1524 à 1526 et plus particulièrement de l’histoire de Thomas Müntzer, prédicateur subversif qui entendait les paroles de Dieu comme autant d’appels à abattre les riches et les puissants.

« Mais ce n’était pas Dieu. C’était bien les paysans qui se soulevaient. A moins d’appeler Dieu la faim, la maladie, l’humiliation, la guenille. Ce n’est pas Dieu qui se soulève, c’est la corvée, les censives, les dîmes, la mainmorte, le loyer, la taille, le viatique, la récolte de paille, le droit de première nuit, les nez coupés, les yeux crevés, les corps brûlés, roués, tenaillés. »

La guerre des pauvres est un livre bouleversant à de nombreux égards. L’écriture est à la fois incisive et délicate, foisonnante et chirurgicale. Mais ce qui marque plus que tout, c’est l’actualité des mots et des gestes qui ont fait ce soulèvement ; il y a presque cinq cents ans. Ce petit livre historique éclaire davantage le mouvement des gilets jaunes qui secoue le pays depuis 4 mois que tous les bavardages et commentaires creux de tant d’éditorialistes et autres animateurs du néant. En attendant que son livre soit lu sur tous les ronds-points, Eric Vuillard a accepté de discuter avec nous.

Thomas Müntzer s’exprimait dans le langage qui lui était disponible, dans un langage qui était commun, et ce langage était le langage religieux. Vous écrivez, tout à fait à raison, que « les querelles sur l’au-delà portent en réalité sur les choses de ce monde. C’est là tout l’effet qu’ont encore sur nous ces théologies agressives. On ne comprend leur langage que pour ça. » Pour autant, on peut dire que Müntzer prenait ce langage extrêmement au sérieux, avec plus de sérieux sans doute qu’un certain nombre de ses contemporains, en particulier les princes et les prélats auxquels il s’opposait - c’était là même un point central de discorde. De quelle manière le vin nouveau qu’il y versait a-t-il fait éclater les vieilles outres du langage religieux ?
On ne peut pas lire Müntzer sans prendre parti. Son langage ardent emporte le lecteur. C’est un langage religieux de part en part. Mais ce qui va soudain excéder la langue brûlante de l’ancien testament, la langue des prophètes, ce qui va aboutir à l’autre Müntzer, au théologien séditieux, c’est une attitude au fond très rare chez les clercs, très rare chez les intellectuels : il va apprendre quelque chose des milieux populaires qu’il fréquente.

Car Müntzer mène une vie errante, vagabonde. En peu de temps, il va rencontrer beaucoup de gens, des paysans, des petits commerçants, des artisans, des mineurs. Il se frotte à tout un peuple vivant, hétérogène, un peuple de travailleurs manuels. Et Müntzer va mettre sa rhétorique et ses idées à l’épreuve de ce qu’il voit, de ce qu’il entend. Il apprend quelque chose des autres, de ceux qui sensément en savent moins que lui.

Or, depuis toujours, le savoir est dans une relation asymétrique, distante, inégale ; c’est encore le cas aujourd’hui. Certains savent le latin, d’autres non, la théologie, d’autres non, le droit, d’autres non. Mais le protestantisme a mis en péril ce rapport. La lecture des textes en langue vulgaire autorise une discussion plus large, au-delà du cercle des initiés, et une remise en cause plus profonde. Car en même temps que le nombre de ceux qui discutent s’élargit, le périmètre de ce dont on discute se dilate, et la manière même de parler change, s’approfondit. Le simple fait pour le savoir d’être soudain exposé le fait changer de nature. Une fois offert au jugement de tous ceux qui savent lire, le savoir entre en crise.

Mais ce que Müntzer va apprendre des mineurs du Harz, des petits commerçants de Thuringe va bouleverser le protestantisme naissant. Ce qu’il apprend des pauvres, des travailleurs manuels, des artisans, c’est que l’inégalité réelle est infiniment plus terrible à vivre que tous les discours réformés ne le laissent entendre, c’est que la théologie réformée reste une théologie complaisante, intéressée. Il va donc réformer sa théologie une seconde fois.

Et au fond, c’est encore le même trouble aujourd’hui. Pour que le monde change, il faut soudain que le socle s’élargisse, que tout un tas de gens viennent donner au mot « peuple » une nouvelle amplitude, de nouvelles significations. C’est ce facteur de désordre, cette incorrection, ce mélange inhabituel, qui est explosif et rend soudain impropre la vieille langue. Il y a toujours un point où le discours refuse de descendre et de se compromettre.

Le type même d’objets historiques dont vous choisissez de faire le récit dans vos livres et ce qu’on devine de votre méthode, impliquent un travail de déchiffrage de l’histoire telle qu’elle est écrite ou enregistrée, c’est-à-dire pour le compte de ses vainqueurs. Dans « la guerre des pauvres », par exemple, vous écrivez : « C’est étrange de penser que des gratte-papier à toque rouge ont délibérément effacé la mémoire de ceux qu’on persécutait, qu’ils ont accepté d’écrire faux. Pourtant la fausse parole transmettra entre les lignes un éclat de la vérité » Plus loin, à propos de la fin de Müntzer vous contestez ces « légendes scélérates [qui] ne viennent courber la tête des renégats qu’au moment où leur est retirée la parole. Elles ne sont destinées qu’à faire tinter en nous la voix qui nous tourmente, la voix de l’ordre, à laquelle nous sommes au fond si attachés que nous cédons à ses mystères et lui livrons nos vies. » Est-ce en eux la voix de l’ordre qui pousse ces gratte-papier à toque rouge à faire ainsi ?
Etant donné le rôle de l’écriture dans la gestion des richesses et l’organisation du pouvoir, il est compréhensible que les techniciens de l’écriture aient été à la fois utiles et surveillés. Sur ce registre, la vieille démonstration hégelienne fonctionne très bien, l’esclave en sait vite davantage que le maître, la dialectique peut opérer. Cela permet Molière, La Fontaine, cela permet de brocarder les grands, de leur faire aimablement la morale, de plaisanter derrière les masques. Pas davantage. Les hommes de lettres seront longtemps assujettis, rétribués, pensionnés. Leurs incartades resteront pudiques, encadrées.

Jean-Jacques Rousseau me semble ouvrir une séquence nouvelle. La Révolution française la confirmera et lui donnera une portée étendue, décisive. On voit qu’en Angleterre, où un tel bouleversement n’a pas eu lieu, la littérature est restée soumise à un ton et à des thèmes de bon-aloi. On connait le fameux procès de Flaubert pour Madame Bovary, le réquisitoire du procureur Pinard contre l’indécence du roman. Mais on sait aussi que Flaubert l’emporta, le roman fut publié sans retouche. Lorsqu’en Angleterre, un peu plus tard, Thomas Hardy voulut publier Tess d’Urberville en feuilleton, les journaux refusèrent le texte, par crainte de représailles. Il dut revoir son roman pendant toute une année. C’est pourquoi la littérature anglaise ne remet en cause l’ordre social que modérément. Austen, Thackeray, Dickens, Trollope ou Meredith ne constituent pas le même danger que Stendhal, Hugo, Vallès ou Zola. On voit combien la liberté de ton d’un auteur est fonction du milieu où il vit.

Dans l’Angleterre victorienne, pour raconter une histoire aussi désespérée que celle de Julien Sorel, pour raconter la vie d’un pauvre s’intégrant aux classes supérieures de la société, il faut que tout soit emporté par la folie et la mort, il faut envelopper la vérité sociale derrière beaucoup de bruyères et de tempêtes de neige. On lit Les Hauts de Hurlevent, l’un des chefs-d’œuvre de la littérature, en oubliant parfaitement que Heathcliff, le personnage central du roman, fut un petit vagabond basané, ramassé sur le trottoir de Londres. On ne se souvient que de son amour pour Cathy, et l’histoire d’une passion fatale vient recouvrir celle du garçon pauvre.

Et il me semble que ce que l’on prend pour la force du livre d’Emilie Brontë, sa passion obscure, son lyrisme noir, est en réalité sa partie faible, sa garde-robe victorienne, gothique, démodée. Toute la puissance du livre tient au contraire dans le noyau de réalité irréductible que son romantisme idéalise, dans l’élément empirique que la colère d’Heathcliff sublime. Il faudra quelques révolutions pour que les langues se délient et qu’un poète puisse enfin écrire : « Il était très partial, préférait les pauvres aux riches, dieu sait pourquoi. »

« La guerre des pauvres » commence par une évocation puissante de la naissance de l’imprimerie. Vous soulignez le lien entre l’apparition de personnages comme Müntzer ou Luther et celle de ce nouveau mode de publicité. Voyez-vous des parallèles aujourd’hui ?
En soi, la découverte d’une nouvelle technique ne constitue pas une révolution. Gutenberg fera faillite et l’imprimerie végètera encore quelque temps. Il faut attendre le protestantisme pour que l’invention trouve un véritable contenu, une nécessité. Publier des bibles en latin ne changeait pas grand-chose, le marché était réduit, les débouchés peu nombreux. C’est la bible en langue vulgaire que les gens attendaient.

A ce moment-là, tout est bouleversé, la réception des livres s’élargit brusquement à tous ceux qui savent lire, et au-delà ; un public apparait, le lecteur moderne est en train de naître, un sujet critique devient possible, et l’écrivain à son tour change de statut.

Tout se joue autour de la non-rétractation de Luther. En principe, Luther aurait dû mourir, il aurait dû être jugé par l’église en petit comité et brûlé vif. Mais au moment de sa confrontation avec Charles Quint et les prêtres, pendant la Diète de Worms, ses partisans diffusent ses idées à l’extérieur, et le nombre de ceux qui peuvent avoir une opinion s’élargit démesurément.

Soudain, les juristes, la hiérarchie écclésiastique n’ont plus le monopole du jugement sur Luther. Tous ceux qui savent lire et écrire, tous ceux auxquels ils relatent ce qui se passe à l’intérieur de la Diète deviennent en quelque sorte parties au procès.

Le monde extérieur, la rue, la vie quotidienne participent brusquement au débat. Les puissants ne peuvent alors plus condamner Luther. Une foule le soutient. L’imprimerie, le fait d’imprimer des livres, des prospectus en langue vulgaire, vient de fractionner la légitimité. On peut donc dire que le livre, dès le début de son histoire, s’affronte victorieusement au pouvoir.

Et en effet, depuis la Réforme, la facilité avec laquelle il est possible de partager ses opinions constitue une menace croissante pour l’Etat. Sur ce point, il faut faire taire ses plus légitimes défiances, car même à travers la culture de masse, même à travers la fibre optique, les murs s’écartent toujours.

Une des choses qui aiguillonnent cette guerre dont vous nous parlez, est la nécessité d’en finir avec la confiscation d’un certain nombre de choses vitales, qu’il s’agisse des biens de subsistance ou de la parole divine ; c’est donc une guerre contre les autorités et les pouvoirs fondés sur cette confiscation. Pour autant, et quoique vous livriez une excitante généalogie de figures comparables qui ont précédé Müntzer, tendant à montrer que d’une certaine manière Thomas Müntzer est légion, il est indéniable que les insurgés du 16e siècle ont eu tendance à se regrouper derrière certaines figures qui jouissaient d’une forme d’autorité. Que pensez-vous du rôle de ces figures ?
La querelle se déploie sur fond de réforme, de conflit religieux. Les paysans, les artisans, les commerçants qui se soulèvent ont donc besoin d’interprètes. Ceux qui se sont engagés dans la querelle religieuse et qui savent lire et écrire sont pour eux des intermédiaires. Ce qui distingue Muntzer, c’est qu’il l’est dans les deux sens.

Les théologiens réformés prêts à se compromettre avec le peuple ne doivent pas être très nombreux. Il est rare qu’un clerc accepte d’apprendre quelque chose des travailleurs manuels. Une condescendance intrinsèque au savoir l’empêche.

Müntzer est un cas à part, le produit d’une contingence insolite, accidentelle. C’est un prêtre pauvre, réformé. Mais ce n’est pas tout. Son père a été exécuté par le chatelain de sa ville natale, il connait donc l’arbitraire des puissants. Il ne peut sans doute pas accepter certains compromis, il les vit comme des trahisons. Son enfance de paria l’engage.

Ce sont des déterminations biographiques, mais qui comptent. C’est ce qui rend possible la désertion de certains gratte-papiers à toque rouge. Il a fallu la conjonction d’une découverte, l’imprimerie, d’une doctrine, la Réforme, et d’une vie affligée. Cela a fait une brèche dans le possible. Ce fut l’une des rares fois où un clerc crut bon d’entendre ce que le peuple avait à dire, et d’embrasser sa cause.

Quand on lit la prose de Müntzer, on est notamment frappé par l’importance de l’élément éthique. Il éprouve pour le genre d’existence de ses ennemis et adversaires le dégoût le plus complet. C’est évidemment lié au fait que son positionnement est religieux et que, au sein du christianisme la polémique est d’abord soit doctrinale soit morale. Mais n’y a-t-il pas dans tout soulèvement tant soit peu conséquent cette sorte d’intensification des différends éthiques ?
Le protestantisme commence par rappeler aux prélats, aux seigneurs, les principes du christianisme. Il s’agit d’abord de montrer que leurs comportements sont contraires aux éléments fondamentaux de leur propre doctrine.

On retrouve la même chose aujourd’hui ; les Gilets jaunes pointent les contradictions entre ce qui est dit et ce qui est fait, entre les principes démocratiques et l’action réelle du gouvernement, entre les principes proclamés et les lois votées. Ainsi, la première offensive prend souvent une allure morale, éthique. Non seulement Müntzer est écœuré par la vie que mènent ses adversaires, mais il est écœuré par leur hypocrisie, leur cynisme.

Mais très vite, à mesure que la guerre civile gronde et se déploie, les principes sont approfondis, reformulés. On voit aussi comment sur les ronds-points, en quelques semaines, le mot « égalité » a pris un sens plus vif, plus concret. On ne se contente plus d’être égaux en droit, comme la Déclaration des droits de l’homme nous le promet aimablement. Sur un rond-point, en hiver, les subtilités juridiques deviennent pénibles, on est alors bien loin de Tronchet et de Mirabeau.

La pauvreté a dans le christianisme médiéval un sens religieux voire mystique. Pour autant la pauvreté volontaire, telle que portée par les franciscains ou déjà le monachisme antique, semble avoir séduit en premier lieu des castes aisées – ce qui se comprend bien : pour que la pauvreté soit volontaire, encore faut-il en avoir le choix. En certains moments, cette pauvreté volontaire rencontre tout de même la pauvreté de fait, celle des pauvres, et peut finir par fermenter de façon explosive. C’est le cas dans la guerre des paysans, comme c’est le cas par exemple dans certains mouvements issus du franciscanisme radical dans l’Italie de la fin du treizième siècle. Outre des raisons qu’on peut imaginer d’ordre immédiatement politique, le choix du titre de votre livre sur ce que les historiens ont coutume d’appeler « guerre des paysans » est-il de quelque manière déterminé par cette thématique religieuse de la pauvreté ?
En effet, le pauvre a une histoire religieuse et une histoire concrète. Cette histoire concrète est incarnée par la plèbe sous l’antiquité, comme elle fut incarnée par les prolétaires au XXe siècle. Le terme de pauvre nous aimante donc deux fois. C’est ce qui est beau en lui. Luther aurait écrit pour son dernier sermon, la nuit avant sa mort : « Nous sommes tous des mendiants », ce qui rompt cette double allégeance, et ne renvoie plus qu’au ciel. Or, en dernière analyse, nous ne sommes pas tous des mendiants.
Nous avons évoqué tout à l’heure le fait que Müntzer parle cette langue religieuse, telle qu’elle lui est donnée à ce moment-là, au début de la Réforme, mais qu’au contact de la vie du peuple et de l’expérience de la violence du pouvoir cette langue change d’usage, se polarise radicalement. La langue qu’il emprunte est en somme plutôt impropre à ce qu’il veut en faire, mais il n’en fait pas moins quelque chose de grandiose et d’efficace. Ce paradoxe me semble intéressant par sa généralité. N’est-ce pas au fond la condition même du langage que d’être toujours impropre ? On n’hérite pas d’une langue « sous bénéfice d’inventaire ». C’est une totalité obscure, avec ses meubles encombrants, ses cadavres dans le placard, ses entrelacs qui s’accrochent à des pans d’histoire et son lot de contradictions, de contraintes et de douleurs, dont on prend la mesure petit à petit. C’est pourtant bien avec ce bric-à-brac qu’il nous faut parler, tenter d’appréhender et de partager ce que nous vivons. Une des maladies chroniques de la gauche sous toutes ses tendances est de fantasmer un langage complètement débarrassé de son impropriété. Rêve d’une langue technique ou obsession puritaine de nettoyer la langue et d’en raturer les affronts, il s’agit en tous les cas d’une propension à l’idéologie et à la production de mots de passe, de signe qu’on est « du bon côté. » Confronté à un événement, l’observateur de gauche tend à chercher d’abord ce type de signes familiers. J’ai l’impression qu’une véritable expérience révolutionnaire est systématiquement appelée à décevoir cette attente et à mettre en danger cette soif de pureté. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez raison, la langue est une totalité obscure, et son impropriété n’est ni un défaut, ni une lacune, comme on pourrait être tenté de le croire. Dans une situation insurrectionnelle, elle est au contraire la marque d’une rupture et d’un avènement. Ce qui rend possible le soulèvement, c’est justement ce qui est facteur de désordre, une incorrection, un mélange inhabituel de colères, une inconvenance du réel, une impropriété. Il y a toujours une impureté dans les processus insurrectionnels. Nos fantasmes y chancellent. Ce qu’on s’imaginait est affecté par ce qui permet que les choses aient vraiment lieu. Au fond, seule une langue qui se donne réellement pour tâche la vérité ne refoule pas aussitôt ce qui la gêne.
Qu’est-ce que cette question de l’impropriété du langage a à nous dire de l’exercice de la littérature ?
Toute écriture emporte avec elle les contradictions de l’Histoire et l’espoir de les dépasser. On trouve ainsi dans Les Misérables une sorte de fraternité avec les pauvres presque séditieuse mais aussi un banal sentimentalisme bourgeois, on y trouve un ébranlement qui remet tout en cause et un attendrissement charitable. Le style, le lyrisme de Victor Hugo porte la marque de cette discordance. Il y a dans ce très grand livre un mélange indémêlable d’éloquence qui emporte et d’emphase qui embaume, de rythmes puissants et de pathos. Comme dans toute œuvre, il y a quelque chose d’inadéquat dans la prose de Victor Hugo, une sorte de conflit entre le trop près et le trop loin, entre la sensibilité et la compassion.

Ce roman fut le résultat d’une crise personnelle, l’exil, et il accompagne une crise collective, le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte. Il se situe au cœur de l’œuvre, on peut même dire qu’il lui donne son nom, Les Misérables. Naturellement, Hugo décrit une expérience qu’il ne connait pas, une misère dont il ignore presque tout. Il a seulement vu passer, un jour, un groupe d’hommes enchaînés, cela ne s’est pas effacé de sa conscience. On peut imaginer que cette vision a rendu son langage impropre, elle ravale d’ailleurs tout langage en deçà de sa gravité, ce groupe d’hommes enchaînés, c’est le réel qui vient trouer le langage.

Mais le lyrisme des Misérables porte aussi une promesse, un avenir. L’écriture y vit déchirée entre ses contradictions et une espérance. Toute prose est toujours tiraillée. La grande prose hugolienne est partagée entre la grandeur et le dénuement, entre l’œuvre monumentale, le ton démesuré, que la grandiloquence menace, et la misère réelle dont le roman est l’un des plus profonds tableaux que l’on ait faits, puisqu’il la place sans hésitation au centre des choses. Et malgré cette impropriété, que même l’ambition de Victor Hugo ne peut pas surmonter, sa foi en l’avenir imprime à l’œuvre un emportement.

Au fond, il y a deux manières d’écrire un roman, une histoire. On peut l’écrire comme Agatha Christie, treize personnes montent dans un wagon qui serait un prétendu résumé du monde, c’est ce que dit l’auteur. Mais c’est alors un monde sans ouvriers, sans employés de bureaux, sans vagabonds, un monde de comtesses et de malles à chapeaux, puisque c’est un monde fermé, assaini par la littérature, sans aucune impropriété. D’ailleurs, une fois le crime résolu, nul malaise ne subsiste, nulle anomalie. L’énigme est sans reste. Le monde tenait dans un mouchoir de poche.

A l’opposé, la force du roman de Victor Hugo tient à ce qu’une fois le livre refermé, l’histoire n’est pas terminée. Jean Valjean est bien mort, Cosette est mariée, tirée d’affaire, mais l’histoire que ce livre raconte en profondeur n’est pas terminée.

Victor Hugo a même écrit ce livre comme un livre impossible à terminer, comme un livre qui sera terminé plus tard, et concrètement, par l’ensemble des hommes. La force du roman vient de ce qu’il est écrit ainsi, comme une histoire élargie à l’émancipation toute entière.

C’est pourquoi le lecteur d’aujourd’hui ne s’arrête pas aux éléments surannés, au ton parfois grandiloquent ou vieilli, puisque la contradiction entre la misère et d’autres formes d’emphase est encore notre lot, que nous n’avons toujours pas de langue adéquate pour la dire, et que la promesse n’est pas encore accomplie.

Prendre part à la guerre des paysans, c’était s’exposer à une violence répressive presque sans limite. Il a fallu un courage physique extraordinaire, courage qui a manifestement été partagé par des milliers de gens qui menaient probablement jusque-là des vies sans histoires. Cette épidémie de courage n’est-elle pas le signe qu’il se passe quelque chose de profond ?
On ne risque pas sa vie à la légère. Le courage physique atteste la sincérité. Il faut être certain de participer à une cause juste pour mettre sa vie en jeu. C’est d’ailleurs ce que l’on voit aujourd’hui en France, la répression est très rude, les risques sont réels, et le moins que l’on puisse dire est que les Gilets jaunes font preuve d’intrépidité.

On raconte que durant sa vie de résistant, Jean Cavaillès, qui était mathématicien et philosophe, fuyait les discussions politiques et abandonnait à d’autres les questions d’organisation. Lui qui avait fondé le réseau Libération-Sud, puis le réseau de renseignements Cohors, se voua de plus en plus à l’action directe et au sabotage. C’est avant tout une forme tout à fait classique d’héroïsme, mais si rare de la part d’un chef, intellectuel de surcroit, qu’elle retient l’attention.

C’est qu’en général, si le peuple doit accepter de déléguer sa souveraineté, - c’est en tous cas ce qu’on réclame de lui aussitôt la démocratie proclamée -, en cas de conflit, l’usage de la force est automatiquement sous-traité : aux notables les opérations de gestion, les réflexions stratégiques, à la piétaille d’essuyer les coups de feu. Cavaillès refusait cela, comme si la capacité de décision devait être en partie guidée par une connaissance sûre du terrain et une exposition réelle de soi. C’est un point de vue qui force le respect et qui mérite d’être médité.

À voir la façon très habile dont vous faites usage de votre exposition médiatique pour affirmer un certain nombre de choses très tranchantes sur la configuration politique de notre époque tout en évitant la frontalité, et ayant presque l’air de ne parler que de littérature ou d’histoire, il semble que vous cherchez à déjouer la figure de l’intellectuel engagé ou organique. Que pouvez-vous nous en dire, sans nuire à cette admirable stratégie ?
La figure de l’intellectuel n’existe plus. Elle s’est dissoute en même temps que le communisme. L’intellectuel engagé ne pouvait vivre qu’adossé à une collectivité politiquement organisée. C’est pourquoi bien des noms d’écrivains représentent, au-delà du petit bonhomme qui écrit, un événement, une cause. Hugo c’est l’exil, la République contre le coup d’Etat, Vallès c’est la Commune, la délibération ouverte, collective, Zola c’est le citoyen contre l’armée, la foule contre une élite antisémite, autoritaire, Malraux c’est l’antifascisme, la guerre d’Espagne.

Mais ce que nous disent aujourd’hui les Gilets jaunes, c’est combien la distance est devenue pénible sous toutes ses formes, politiques, économiques, ou intellectuelles. Le mandat, les asymétries économiques ou sociales, le savoir surplombant, toute cela se trouve frappé d’inconsistance. C’est pourquoi parler à partir de la littérature est pour moi, avant tout, une manière de ne pas parler à la place des autres.

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