Dialectique de la brutalité et de la violence

« Si la violence est spontanée, libératrice, la brutalité est organisée, disciplinaire. Elle est l’organisation même de l’État. »

paru dans lundimatin#177, le 4 février 2019

A partir de l’oeuvre de Jean Genet, cet article propose de substituer à l’opposition médiatique entre violents et non-violents ou casseurs et pacifistes, la distinction, plus subtile, entre la violence et la brutalité. Alors que la violence est naturelle et créatrice, indispensable au développement de toute vie, la brutalité fait un usage destructeur de la force dont elle dispose.
« Il y a d’une part la violence des Gilets Jaunes (émancipatrice) et de l’autre la brutalité (répressive) de la police. D’un côté des corps mutilés, de l’autre des vitrines brisées. D’un côté la brutalité, de l’autre la violence. »

« Ce que racontent les hommes politiques, ce n’est pas ce que les gens pensent, mais ce qu’il faut qu’ils pensent – et quand ils disent « nous », ils ne cherchent qu’à baratiner, pour que les gens croient y retrouver, en mieux formulé, ce qu’ils pensent et leur façon de penser. »
Ulrike Meinhof (née en 1934 – a été « suicidée » en cellule le 9 mai 1976), Lettre à Hanna Krabe, 19 mars 1976

« [...] ne pas permettre aux pouvoirs de disposer à leur gré, pour leur confort, du vocabulaire, comme ils l’ont fait, le font encore avec le mot brutalité qu’ils remplacent ici, en France, par bavures. »
Jean Genet, Préface aux Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge », 1977

Guerre psychologique et médiatique

Mardi dernier (le 29/01/2019), le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner prend la parole à l’Assemblée nationale pour déplorer l’activisme d’ « une petite minorité [qui] prend en otage ceux qui manifestent » et qui met en danger « le droit fondamental de manifester » (si ce n’est sous la forme d’un bataillon disciplinaire). L’occasion était trop belle de légitimer les lois liberticides qu’il fomente ! Aussi déclare-t-il, tout en continuant de s’apitoyer avec de faux airs offusqués, une autorité feinte, théâtralisée et grandiloquente, que c’en est assez de « subir les brutes ».

Le mot est lâché tel une bombe et il sera seriné huit fois lors de son intervention. Cette « minorité », poursuit-il (pourtant soutenue largement par l’opinion publique), est composée de brutes qui « n’écoutent que leur soif de chaos » (entendez : désir, soif d’agencer le monde autrement qu’en faveur de ceux à qui l’ordre actuel profite) et qui « brisent des vies [sic] » (mais qui brise des vies si ce n’est la police qui éborgne, mutile, emprisonne, brutalise ?).

La brutalité de la langue employée, même si l’on est en droit de douter de la finesse de l’homme en question, sonne comme une déclaration de guerre. Une guerre psychologique qu’Ulrike Meinhof, morte « suicidée » en cellule en 1976, membre de la R.A.F (Rote Armee Fraktion) définissait ainsi : « Les flics essaient, par leur tactique de la guerre psychologique de retourner les faits que l’action de la guérilla avait remis sur leurs pieds. A savoir que ce n’est pas le peuple qui dépend de l’État mais l’État qui dépend du peuple ; que ce n’est pas le peuple qui a besoin des sociétés par actions des multinationales et de leurs usines, mais que ce sont ces salauds de capitalistes qui ont besoin du peuple ; que la police n’a pas pour but de protéger le peuple des criminels, mais de protéger l’ordre des exploiteurs impérialistes du peuple [...] ».

Une guerre, donc, qui tente un retournement des faits et de l’opinion publique, qui tente d’introduire la confusion dans les esprits et d’instiller une uniformisation de la pensée. Uniformisation par laquelle toute distinction conceptuelle s’épuise et s’efface, par laquelle se confondent le semblable et l’identique. Or, si brutalité et violence sont semblables (en certains points elles se ressemblent : l’usage de la force par exemple), elles ne sont pas identiques et il convient donc de les distinguer. Les distinguer afin de répondre à la question : qui donc est brutal ?

Le brutal et le violent

« Et le procès fait à la violence, c’est cela même qui est la brutalité. »

Jean Genet, Préface aux Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge », 1977

Cette guerre psychologique tout autant que médiatique consiste pour le pouvoir en place en une simplification du réel afin de le rendre binaire. La binarité permet un affrontement direct dans lequel chacun est contraint de choisir son camp : ces brutes de Gilets Jaunes contre ces pauvres victimes de policiers ! Le choix semble tomber sous le fameux ’’bon sens’’ auquel chacun fait dire ce qu’il désire. Pourtant, la population continue de soutenir en masse la violence des Gilets Jaunes.

Et, en effet, il s’agit bien de violence, le mot ne doit plus faire peur. Nous devons, précisément, nous le réapproprier pour lui donner un tout autre sens que celui asséné par le pouvoir dominant. De ce fait, le choix que nous sommes contraints de faire (nous sommes embarqués !), n’est plus celui entre violence et non-violence (représentée par la police !) mais entre violence et brutalité. Et contrairement à ce que dit le ministre, la brutalité est du côté de l’État. Démontrer cela est la guerre que nous menons.

Cette guerre, donc, certains l’ont déjà menée en d’autres temps et d’autres lieux. Je préviens d’ailleurs que toute comparaison n’est pas une identification. Mais voyons cela.

La préface de Jean Genet aux Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge parue en 1977 et que l’on se procure aisément sur le Web, est un indéniable trésor. Une machine de combat contre les pseudo-évidences déversées par les pouvoirs en place. Dans ce texte dont nous ne discuterons pas ici les origines et circonstances historiques, Genet distingue (ce que ne fait pas le ministre aujourd’hui) brutalité et violence. Cette distinction est salvatrice car elle va nous permettre de penser plus précisément ce qui se joue dans l’opposition des Gilets Jaunes et du gouvernement et d’en saisir les intérêts sous-jacents.

La violence, tout d’abord, est un « phénomène vital », elle est d’essence biologique. Selon Genet encore, « violence et vie sont à peu près synonymes » et en effet : « le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille, […], la naissance d’un enfant », tout cela relève de la violence, d’une force de croissance . Mais c’est une violence créatrice. Au contraire, la brutalité est répressive, elle tue la violence dans l’œuf pour ainsi dire. Elle contrarie l’élan vital, tout ce qui est en mouvement, le foisonnement complexe du vivant, elle est « cassante ».

La brutalité est ce qui contrarie la croissance des choses. Les Grecs avaient le mot Phusis pour désigner ce que nous appelons la nature. Ce mot signifie mouvement, génération, croissance, expansion, tout ce à quoi la brutalité met fin. Cette dernière est effectivement, selon Genet toujours : « le geste ou la gesticulation théâtrales qui mettent fin à la liberté, et cela sans autre raison que la volonté de nier ou d’interrompre un accomplissement libre. » Le brutal s’oppose au vital.

Il ne s’agit donc plus aujourd’hui de nier les violences mais plutôt de leur opposer la brutalité mortifère, cette « gesticulation théâtrale » qui vient étouffer la violence émancipatrice.

Si la violence est spontanée, libératrice, la brutalité est organisée, disciplinaire. Elle est l’organisation même de l’État.

La brutalité est policière, la brute c’est l’État

« Le geste brutal est le geste qui casse un acte libre. »

Jean Genet, Préface aux Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge », 1977

Il y a d’une part la violence des Gilets Jaunes (émancipatrice) et de l’autre la brutalité (répressive) de la police.

D’un côté des corps mutilés, de l’autre des vitrines brisées. D’un côté la brutalité, de l’autre la violence.

Alors qui est la Brute ?

Quelle est cette violence dont le gouvernement, la Brute donc, accuse les manifestants ? Quel est son objet ? Précisément, celle-ci s’applique aux objets, au mobilier urbain, aux vitrines. La brutalité pour sa part, s’applique à des mains, des yeux, des corps. Elle blesse, elle tue, elle matraque, c’est elle qui ’brise des vies’ !

La violence, quant à elle, cherche à passer outre un cordon de CRS par exemple (de même que « le bec du poussin brise la coquille »), afin d’atteindre tel ou tel lieu de pouvoir et de manifestation, tel objectif. Elle est poussée de la foule qui veut passer en levant les bras, telle une vague qui submerge la digue. Elle n’est jamais brutalité envers les corps policiers, envers les corps vivants.

Si la violence semble parfois se concentrer sur des CRS, ce n’est pourtant plus, alors, en tant que corps vivants qu’ils sont visés mais en tant qu’obstacles, murs, frontières. D’ailleurs l’attitude du CRS, son immobilité, son refus de toute communication, même visuelle, tend à faire de lui un objet, un automate : comme si le coup de matraque ne relevait pas d’une intention mais d’une nécessité. Il refuse, en effet, et c’est sa stratégie, toute réciprocité. Il se fait objet, cordon, nasse, barrière. Son bouclier, au fond, n’est plus qu’une vitrine de plus à casser pour passer, croître.

C’est là toute la brutalité de la police, sa négation mortifère de l’humanité de par sa tentative de contraindre des corps au silence, à l’absence, qui tente d’étouffer des élans vitaux, des souffles de liberté.

La force de la violence s’applique à des objets et aux rapports économiques qu’ils représentent (banques, vitrines, etc.), la force de la brutalité s’applique à des corps et à des rapports humains.

La brutalité de la finance, du capitalisme, pousse des corps à la rue, à la faim, au suicide, à l’oubli, à l’ennui. La violence, en ce sens, n’est qu’un processus d’émancipation des corps contraints envers les rapports économiques qui les enserrent.

Finalement, nous voulons dire qu’il ne convient pas d’opposer violence et non-violence, cette opposition est inutile, erronée, contre-productive. Elle n’est pas opératoire car elle ne tient pas compte du réel. Affirmons plutôt l’idée que la violence est coextensive à la vie et qu’au contraire le pouvoir de mort relève de la brutalité de l’État.

Cette brutalité de l’État s’insinue dans l’architecture des bâtiments qui étouffent, dans le maillage du territoire qui éloigne, dans la bureaucratie qui déresponsabilise, dans les systèmes de surveillance qui contrôlent et pétrifient, dans le vocabulaire qui trompe et uniformise la pensée. Sa brutalité est organisée et son organisation même finit par tisser les liens liberticides qui nouent nos existences. Si bien qu’elle ne peut que produire sa propre fin : une violence libératrice et spontanée qui s’y oppose.

Si ce ministre désire « stopper les brutes » en embastillant les Gilets Jaunes, c’est qu’il se trompe de cible. « Stopper les brutes » signifierait plutôt pour nous : stopper la police comme institution.

Des lois qui restreignent le droit de manifester sont votées. Dans ce dispositif se dissimulent les véritables brutes.

La brutalité gagne du terrain.

Koubilichi

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