Deux morts pour un gramme

« La "guerre à la drogue" se révèle pour ce qu’elle est : une guerre discriminatoire, injuste et néfaste. »
Alessandro Stella

paru dans lundimatin#347, le 11 juillet 2022

Le 24 avril 2022, Fadjigui et Boubacar Kamara étaient tués de plusieurs balles dans le dos, tirées au fusil mitrailleur par un jeune policier de 24 ans. Dans cet article, l’historien Alessandro Stella revient sur le discours médiatique et policier ayant entouré le meurtre des deux jeunes hommes pour le recontextualiser dans l’aberration et l’hypocrisie de la « guerre à la drogue » menée par l’État français. Ou comment la gestion policière des illégalités est est d’abord et toujours une guerre contre la plèbe.

Le soir du 24 avril 2022, près de la Préfecture de Police de Paris, Fadjigui et Boubacar Kamara étaient tués de plusieurs balles dans le dos, tirées au fusil mitrailleur par un jeune policier de 24 ans. Le meurtrier et ses complices ont invoqué la légitime défense et le droit de tirer sans sommation sur une voiture en fuite. Les sources policières, relayées par les médias mainstream, ajoutaient que les deux hommes tués au Pont Neuf « étaient défavorablement connus des services de police, entre autres pour stupéfiants ».

La justification morale fournie par la Police de l’assassinat de deux personnes, puise dans la construction imaginaire du « dealer », démon des temps modernes. Une construction largement mythique, car entre Pablo Escobar et un petit revendeur de banlieue il y a un océan.

Fadjigui et Boubacar avaient 25 et 31 ans et vivaient dans le quartier des Amandiers, à Ménilmontant, dans une cité populaire appelé « la banane ». Au soir du 24 avril, ils avaient pris leur Polo et étaient venus en plein centre de Paris, pour répondre à l’appel d’une connaissance parisienne, Yann, âgé de 42 ans. La transaction portait sur un gramme de cocaïne pour 70 euros. Deux frères, noirs, vivant dans un quartier populaire racisé, se sont déplacé un soir d’élections présidentielle en plein centre de Paris, pour livrer un gramme de coke à un parisien. Gains escomptés ? Au mieux 30-35 euros, à partager entre eux. Autant que s’ils avaient fait une course Uber. Mais avec infiniment plus de risques, de la garde-à-vue à la prison, jusqu’à la mort. Deux morts pour un gramme.

Une marche blanche, à laquelle ont participé des centaines de personnes, en majorité Noires, a été organisée le 4 mai dans le quartier où vivaient les frères Kamara et leur famille, pour commémorer et honorer les morts, et pour dénoncer le droit de tuer dont se sont arrogé les policiers. La famille des victimes et les familiers militant-e-s de différentes associations de victimes de violences policières ont dénoncé les assassinats, les mutilations, les coups et humiliations subies depuis des années et des années par des populations discriminées, stigmatisées, racisées, en demandant justice, égalité, dignité.

Mais il y a un sujet que les sœurs, mères, frères, ami-e-s des victimes des violences policières n’évoquent pas et n’osent pas dénoncer : en plus du racisme et du classisme, les policiers se sentent légitimés à exercer les pires violences, jusqu’au meurtre, parce qu’ils ont criminalisé leurs victimes par le stigmate de « trafiquant de drogue ».

En France, l’instrumentalisation de « la guerre à la drogue » pour criminaliser des groupes et des populations considérées dangereuses est peu connue, encore moins débattue et questionnée. Aux Etats Unis, par contre, le questionnement de la prohibition et des conséquences de la « guerre à la drogue », déclenchée par Richard Nixon en 1971, a fait son chemin. Des recherches universitaires, comme celle de la juriste afro-américaine Michelle Alexander [1], des documentaires comme celui d’Eugene Jarecki [2] ou de Peter Puhlmann, ou encore des séries télévisées telle The Wire, de David Simon, ont décrit, chiffré, décortiqué ce système idéologique répressif appelé « guerre à la drogue ».

De Nixon à Reagan, de Bush à Clinton et Obama, tous les Présidents américains depuis 50 ans ont fait de la « guerre à la drogue » une priorité nationale et internationale. Avec toutes ses horribles conséquences. Des dizaines et des dizaines de milliers de morts dans les affrontements entre policiers, militaires et bandes criminelles, des Amériques à l’Asie et désormais en Afrique. Parmi les condamnés à mort, de la Chine à l’Iran, de l’Arabie Saoudite à l’Indonésie, la moitié le sont pour trafic de drogue. Sans oublier les milliers de mort au nom de la guerre contre les trafiquants, tués à bout portant par des policiers en uniforme ou par des paramilitaires, des favelas brésiliennes aux quartiers populaires de Manille. Beaucoup, beaucoup de morts, infiniment plus que les morts provoquées par l’absorption exagérée des dites drogues.

La criminalisation non seulement des grands trafiquants mais aussi des petits revendeurs voire des simples consommateurs a multiplié la population carcérale. Aux Etats-Unis en particulier, où l’on est passé de 300000 prisonniers dans les années 1970 à plus de deux millions aujourd’hui, auxquels il faut ajouter cinq millions de personnes « sous main de justice », à savoir en liberté conditionnelle ou probatoire. Et une fois estampillé criminel, les anciens prisonniers deviennent des parias, privés de toute aide sociale, discriminés à l’embauche et à l’accès à un logement. « Bien que les consommateurs et dealers de drogues à travers le Pays soient blancs, les trois quarts de ceux qui sont emprisonnés pour drogue sont Noirs ou Latinos » [3].

Depuis cinquante ans, la « guerre à la drogue » a permis en effet aux Etats de mener une guerre aux drogués, criminalisés et mis au ban de la société. Mais pas à tous les consommateurs de psychotropes interdits. La traque et la punition s’abat sur des groupes pris comme ennemis intérieurs, les Noirs et les Latinos aux Etats-Unis, les Noirs et les Arabes en France, les personnes déviantes aux normes (hippies, teuffeurs) et les pauvres qui essayent de se débrouiller, partout.

La « guerre à la drogue » se révèle pour ce qu’elle est : une guerre discriminatoire, injuste et néfaste. Une guerre aussi absurde qu’inutile. L’OFDT [4] comme les associations de réduction des risques auprès des usagers de drogues [5], savent et disent que les drogues et les drogués sont partout, parmi nous. Aujourd’hui, en France, on estime à 4 millions les consommateurs de cannabis, 2 millions pour la cocaïne, 300 000 pour l’héroïne et ses substituts, plus toutes les substances utilisées au cours de fêtes et rencontres (psychédéliques, ecstasy, amphétamines, kétamine et autres). Le chiffrage de la consommation de psychotropes interdits ne serait pas complet sans y ajouter les drogues légales. A commencer par l’alcool, consommé quotidiennement par sept à huit millions de Français, puis par les antidépresseurs et les anxiolytiques, puis par les médicaments psychiatriques, sans oublier les morphiniques prescrits aux personnes malades et souffrantes. Quand on sait qu’on attribue à l’alcool 50 à 60000 morts par an en France et qu’aux Etats-Unis au cours des dernières années on a comptabilisé 50 000 morts par an d’overdose d’opioïdes (Oxicodone, Oxicontin) prescrits par les médecins, continuer à faire la différence entre drogues légales et illégales apparaît absurde [6]. Sinon finalisé à d’autres objectifs, qui ont peu à voir avec la santé publique et beaucoup plus avec une répression policière ciblée.

[1Michelle Alexander, The New Jim Crow, NY, The New Press, 2010 (traduction française  : La couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux Etats-Unis, Paris, éditions Syllepse, 2017).

[2Eugene Jarecki, « Les Etats-Unis et la drogue, une guerre sans fin », 2012 = https://www.youtube.com/watch?v=Jevrsrasz1o

Peter Puhlmann, « Pour en finir avec la guerre des drogues », 2016 =

https://www.youtube.com/watch?v=TUgScYFcrTA

[3M. Alexander, p. 143.

[4Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies

[5AIDES, ASUD, Techno +

[6Je me permets de renvoyer à l’ouvrage collectif : Alessandro Stella et Anne Coppel (dir.), Vivre avec les drogues, Paris, L’Harmattan, 2021.

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