Le 10 octobre et au-delà, Charles Péguy en k-way noir

Appel aux enseignants - Des conséquences du printemps 2016 sur l’Education Nationale

paru dans lundimatin#117, le 11 octobre 2017

C’est un secret de polichinelle : ce qu’il est convenu d’appeler depuis le printemps de braise de 2016 le « cortège de tête » recèle en son sein bon nombre de lycéens errants & de professeurs perdus. Il n’a pas été rare, d’ailleurs, que les uns et les autres se rencontrent en son sein, s’échangeant bouts de bitume et fioles de sérums, dissolvant la distance habituelle, mi-hostile, mi-aimable, jetant de frêles passerelles de complicité. S’il est bien une rencontre improbable autant que peu remarquée qui se noua ces mois-ci et dont peu eurent vent, c’est celle-ci.

Des lecteurs de lundimatin officiant dans les salles de classe de la République, et des deux côtés de l’estrade, nous ont fait parvenir un curieux document. Il s’agit d’un répertoire non-exhaustif de ces rencontres, de ces passerelles, de ces failles qui s’ouvrent dans l’édifice faussement monolithique de l’Institution.

Graffiti anonyme, « On s’est radicalisé avec nos profs », Paris, à proximité de Duroc, le 14 juin 2016

« Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. Un long pantalon noir, mais, je pense, avec un liséré violet. (…) Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien droite, bien tombante, mais deux croisements de palmes violettes aux revers. Une casquette plate, noire, mais un croisement de palmes violettes au-dessus du front. Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uniforme civique. »

Péguy, Cahier de la quinzaine, 14e série, 6e cahier, 16 février 1913

« Il est vrai que telle qu’elle est, l’école ne vaut pas grand-chose, elle est structurellement sélective, raciste à l’image de la société, mais, en l’absence d’une nouvelle société égalitaire et démocratique, y a-t-il d’autres moyens pour des opprimés et exploités de recueillir ne serait-ce que des miettes de savoir, en vue de résister ? »

Résistons ensemble, n° 127, février 2014

Quiconque a tendu l’oreille ne serait-ce que quelques minutes dans une salle-des-profs’ le sait : les êtres las de leur quotidien y sont nombreux, bien plus « à droite » que la sagesse populaire ne le pense et bouffis de connaissances mortes autant que de mépris pour trop d’élèves.

Si nous côtoyons ces gens-là, nous espérons ne pas en être – d’autres jugeront. Heureusement, nous avons croisé quelques « collègues » prompts à leur braire au nez ; à attaquer le « gel du point d’indice » quelques secondes, pour la forme, par bienveillance tactique, avant d’attaquer des sujets autrement plus ambitieux ; à exhiber d’une rage froide la balafre frontale que leur avait fait la police la veille – leur apprenant alors, ébahis, que le cougar n’était pas qu’un animal ou un sobriquet désobligeant pour femme audacieuse au regard de leur frigidité.

Nous partons de loin, nous le savons ; mais nous ne partons pas de rien. Au hasard, Freinet et Lisette Vincent [1], Joseph Jacotot et l’énergie lycéenne nous précèdent.

Ce texte ne se veut qu’une contribution en forme de constellations d’exemples, de micro-récits et de suggestions pour se trouver – sans illusion aucune sur la nature des divers échelons scolaires ou universitaires, mais aussi sans mépris hautain et inoffensif pour l’existant. Continuer à y faire lentement notre trou, en être pour subvertir les passions tristes et les les désirs d’autorité.

En somme faire feu de tout bois : ne pas ignorer les lieux actuels, de la maternelle à l’université, où tant de devenirs se nouent mais y porter des capacités de pensée et d’organisation – a minima des bribes, de quoi débuter – qui nous tiennent à cœur.

En somme, sortir du bois : ajouter aux « miettes de savoir » une sensibilité décuplée au partage & à la joie du conflit justement orienté, faire que ce savoir ne soit pas inerte mais une cisaille qui permette de trancher avec finesse et résolution.

A la veille d’une énième « manifestation » d’enseignants, ce texte se veut aussi être un appel à habiter le temps long, à agir au long cours. Sa tonalité principale est celle du pied-de-nez, tranquille autant qu’incisif et amusé, aux « programmes », « inspecteurs » et autre « ministre de l’éducation » bavant de bêtise ; son bruit de fond est un doux bruissement qui communique le désir d’autres chauds possibles ; son tempo est infiniment divers, à la mesure des situations.

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Là, à Tours, l’éducation aux médias se fait avec la Rotative – et il se dit que dans d’autres coins de France on pense à utiliser « Le Pressoir », « A l’Ouest » ou encore à comparer des articles de Ouest-France et d’autres de « zad.nadir.org ». Le disparu mais toujours rassembleur Article11 et le bulletin Jusqu’ici sont, entre autres, sortis d’une étonnante malle pédagogique. Aux confins du journalisme, des rencontres et de « l’engagement » (à défaut de meilleur mot), les pistes et questions que pose Pierre Torres dans le récit de ses tribulations entre la Libye et la Syrie alimentent des discussions et réflexions qui ont la puissance de leur nécessaire inachèvement [2].

Là, à Lille, des étudiants en école de journalisme interpellent vivement leurs enseignants pour que les cours deviennent un peu sérieux et que soient mis sur le tapi la mystérieuse hostilité Le Monde/lundimatin ou encore les dernières affaires qui – paroxysme de l’ « esprit Charlie », cette singulière fusion entre « liberté d’expression » proclamée et offensive politiquo-policière – ont vu des polices allemandes, françaises et vexées attaquer diverses plateformes d’information en ligne [3].

Là, un maître d’école, un ami professeur de français et un autre d’arts plastiques tout nouvellement nommés se demandent comment ils vont, les uns et les autres, travailler avec les pages 33 à 37 du si roboratif Saisons. Nouvelles de la ZAD avec les minots dont ils ont, auront ou auraient la charge. Ils envisagent de faire des allers-retours avec la myriade de slogans, banderoles, graffitis si créatifs de ces dernières années. L’esthétique, l’inventivité littéraire, l’étude historique et politique seront convoqués. Inviteront-ils les auteurs pour un après-midi pleine de récits, d’interrogations et de découvertes de cet endroit si nimbé de mystères et si riches de possibles ? Pourquoi pas une sorte d’exposition-affichage avec leurs propres trouvailles ?

Là, un petit nombre d’élèves d’un lycée agricole se demande comment se lier, sans fausses notes et sans compromissions, avec les lycéens révoltés du centre-ville. Ils se demandent comment trouver les passerelles entre des mondes qui ne s’ignorent que trop. Pour tous, la seule ivresse des samedis soirs a déjà le goût de la lassitude, du déjà-vu, du quelque peu poussif, de l’insatisfaction. Les moments vécus à la ZAD pour les uns, ce qu’ils en ont entendu pour les autres les attirent irrésistiblement vers ces révoltés de l’époque.

Là, le collègue chargé de l’informatique & celui qui enseigne – si peu dans tant d’endroits – la mal nommée « technologie » s’échinent à diffuser des usages un tant soit peu libres de l’informatique.

Là, il se dit que les intellectuels les plus chics de notre temps citent, pensent ou singent d’autres intellectuels, d’un autre chic : qu’il s’agisse de penser la situation à Jérusalem ou de penser les formes d’écriture du temps, il serait presque permis de croire que le cortège de tête squatte bien plus que les rues.

Là, des élèves découvrent et s’interrogent sur ce que sont la « résipiscence », Kant, les logiques européennes de « gouvernementalité » et leurs critiques par le biais d’une tribune d’il y a 2 ans en même temps qu’ils révisent en le méprisant le bac à venir ; peut-être sera-t-il sur le chapitre « Les échelles de gouvernement dans le monde depuis 1945 », si peu tombé ces dernières années.

Là, taquin, un enseignant d’économie fait du Fradin sans le dire.

Là, deux professeurs d’EPS sentent confusément que le tennis et la course, le foot et la force collective qu’il porte mais aussi la danse et la motion qu’elle imprime aux corps – notamment masculins, trop souvent trop rétifs lorsqu’il s’agit de s’élancer – peuvent être de fous leviers à l’épanouissement des corps, certes mais aussi pour bien d’autres choses. Mais que faire, comment faire ?

Là, des professeurs de musique s’interrogent. Un de leurs élèves leur a communiqué un texte, sur lequel il aimerait leur avis. On y lit, comme un mantra : « La question révolutionnaire est désormais une question musicale ». Sibylline, ambitieuse, attirante formule : comment y consacrer à l’avenir l’une ou plus des heures hebdomadaires dévolues à l’enseignement musical ?

Là, un instituteur envisage, placidement féru d’« innovations pédagogiques » si chères à sa tutelle, un projet pour l’année : rebâtir (en allumettes, en baguettes de papier, en pâte à modeler, de mille couleurs) le pont d’Austerlitz et le recouvrir de divers éclats du temps. Y symboliser, des événements des deux derniers siècles dans une sorte d’entre-deux-émeutes, allant de celle du 5 juin 1832 à celle du 28 avril 2016 [4]. Et pourquoi pas ? Rebâtir en commun ce pont pour replâtrer l’idée de liberté et emplâtrer les grincheux ; faire naître un pont avec les CM2 – « L’âge industriel en France » et « La France, des guerres mondiales à l’Union européenne » : le programme s’y prête si bien ! – pour ouvrir les possibles. Le déploiement du drapeau rouge est avéré ; l’énergie républicaine, subversive en ce temps !, aussi ; des extraits d’un ouvrage reconnu de littérature contemporaine seront lus (Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont, 2010) ; Victor Hugo sera longuement mis à contribution ; les traditions françaises (ici, celle de la révolte pour la liberté et l’égalité) seront mises en avant, contentant a priori le tout récent et truculent « chargé de mission pour le patrimoine en péril » ; ne reste plus qu’à déterminer quand passa sur ce pont le plus beau des corso fleuri, pour égayer plus encore la pièce d’ensemble !

Dessin paru dans la réédition des {Misérables} de Victor Hugo, 1890

Là, Char, Éluard, Apollinaire, Rimbaud et Shakespeare sont lus pour eux-mêmes autant que pour l’énergie qu’ils communiquent à notre temps, à la part la plus vivante et ambitieuse : poésie, théâtre, acide ironie sont explorés avec vertige et enthousiasme, par-delà les ressacs du temps. Le documentaliste de la cité scolaire envisage de fouiller exhaustivement larueourien.tumblr.com.

Là, quelques internes en médecine bien seuls tentent de rappeler qu’il fut une époque pas si lointaine où des médecins ne se contentaient pas d’ânonner leurs cours et de se pâmer de lourderies alcoolisées chaque jeudi et vendredi soir. Ils tentent de rappeler qu’il y a mieux à faire que de se gargariser de « voyages humanitaires », certes ô combien exotiques et rassérénant. S’il est absolument nécessaire de panser ce qui doit l’être, ils nomment, au détour d’une salle de garde les noms du pédiatre-catholique-soutien au FLN (entre autres choses !) Pierre Chaulet, du psychiatre & Algérien d’adoption (de même !) Frantz Fanon et d’autres moins connus [5] qui tentent, bon gré, mal gré, d’emboîter leurs pratiques de soins à une prise de parti politique, dont tout montre, irrépressiblement, la nécessité

Là, le printemps se fait sous le signe de la Révolution. Si, évoquant ce doux et redoutable mot, l’enseignant d’histoire ne pense pas à ce qui nimbe cette première moitié de l’année 2016, comment pourrait-il ne pas introduire son cours par ce graffiti, à la fois si rigoureusement juste du point de vue de la science et de l’art historique et, à la fois, témoignant que la Révolution française ne saurait être qu’un héritage vivant. Les conclusions passées trop inaperçues d’un des plus éminents spécialistes de la Révolution sous-tendront l’ensemble de son cours : en substance, « faire la révolution pour modérer la radicalisation du pouvoir [6] ». Toute ressemblance avec des personnes ou des situations réelles ou ayant existé serait purement fortuite, concluront eux-mêmes ses élèves.

« 1789, les casseurs prennent la Bastille ! » (lieu inconnu, une rue de France, printemps 2016)

Là, une salle de langue s’agite de débats inaccoutumés : en LV2 allemand, on conclut que, tout de même, l’acolyte d’Aron qui traduisit en 1959 par « neutralité axiologique » la werturteilsfreie Wissenschaft de Weber était un sacré flan et avait fait bien du mal à l’idée de science. Il achevait ainsi de consacrer dans les cénacles francophones la stupide idée « d’objectivité » en même temps qu’il renforçait le fantasme ultime de l’intellectuel pseudo-subtil, crypto-cynique et franchement du côté des dominants : se situer hors, voire au-dessus, de la mêlée.

Là, des lycéens parfont leur arabe en découvrant la « plateforme d’El-Kseur » de 2001 depuis sa version arabe. En même temps qu’ils s’améliorent, ils traduisent : « IV. Pour le départ immédiat des brigades de gendarmerie et des renforts des CRS ». L’activité s’achève dans des discussions qui naviguent, en arabe, entre la Kabylie et Sivens : quoi de plus logique pour une jeunesse née en même temps que cette plateforme et entrée au collège lorsque Rémi Fraisse fut abattu par des gendarmes ? Un jumelage entre villes victimes des dites « forces de l’ordre » est envisagé.

La semaine suivante, l’enseignant a décidé de poursuivre ce « cours » (peut-on parler ainsi quand tous y viennent avec une envie si dévorante ?) en évoquant celui dont le nom ornait la « maison des jeunes » qui accueillit les délégués de 7 wilayas qui rédigèrent ladite plateforme : Mouloud Feraoun. Son Journal, duquel sourd une si sourde et lasse colère – Romain Noël écrirait : « mélancolère » –, fût écrit en français. Quelle traduction proposer de ce qu’il écrivit au crépuscule de l’année 1955 lorsqu’il évoque les Algériens les plus compromis avec l’ordre colonial : « Ces gens-là sont des politiciens. Et comme nous vivons des moments où les mots se taillent leur sens dans la chair des hommes, ce mot ’’politicien’’ vous donne envie de vomir » ?

Mouloud Feraoun, sans date.

Là, quelqu’un rappelle la boutade millésimée 1997 d’une ancienne collègue qui venait de lire dans le Bulletin officiel, écarquillée, qu’il fallait faire infuser « l’esprit de défense » dès le plus jeune âge dans le corps social. Bourricots de tous les délires politiciens, les enseignants devaient comme, enfin !, accomplir leur devenir-hussard. L’insolente suggéra de distiller « l’esprit de défiance ». Si la saillie fut diversement reçue, elle marqua quelques esprits qui, dès lors, s’y attelèrent. La tâche s’avère bien rude : les inspecteurs rôdent, l’enjeu est d’importance. Plus que pour tout autre sujet, les bonnes idées manques ; elles n’émergeront que d’une discussion collective poussée, et ambitieuse [7]].

Là, …

A mardi, et bien d’autres fois !

Depuis le ventre du mammouth,

d’anciens lycéens & quelques professeurs titubant

Prendre le maquis/sans prendre les armes/ ?

[1Méconnue, cette femme traversa humblement le siècle et nombre de ses plus justes combats. Le regretté Jean-Luc Einaudi conta admirablement sa vie : Lisette Vincent. Un rêve algérien, essai (Presses universitaires de France, 1994)

[2Pierre Torres & Laurent Borredon, Jeunesse en révolution. Itinéraires, de la France à la Syrie, Éditions La Découverte, 2016.

[3Cf. les perquisitions et blocages au site linksunten.indymedia.org (août 2017) et les ultimatums fait aux indymedias grenoblois et nantais.

[4Sur le 5 juin 1832, voir l’ouvrage de Thomas Bouchet, Le roi et les barricades : une histoire des 5 et 6 juin 1832 (Paris, Seli Arslan, 2000). Sur le 28 avril 2016, voir « Cauchemars et facéties – spécial 28 avril et 1er mai », Lundimatin, #59, 3 mai 2016 [ici]

[5Par exemple & pour souhaiter un triste anniversaire à cet article, voir : « Dans la ’’jungle’’ de Calais : ’’Médicalement, ce que nous avons vu est inacceptable’’ », Le Monde, 7 octobre 2015.

[6Pierre Serna, « Radicalités et modérations, postures, modèles, théories. Naissance du cadre politique contemporain. », Annales historiques de la Révolution française, 357, juillet-septembre 2009, p. 3 – 19.

[7Voir notamment, pourquoi pas comme l’un des points de départ « La sécurité d’un monde qui s’écroule », Lundimatin, #111, 17 juillet 2017 [traduit d’un texte italien écrit dans les jours qui suivirent le mouvement de foule de Turin du 3 juin 2017

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