Des exilés occupent un bâtiment de l’Université Paris 8

« Nous voulons des excuses publiques pour les milliers de vies détruites. »

paru dans lundimatin#132, le 8 février 2018

Aux récentes accusations portées contre la gestion étatique de la "crise migratoire", les institutions (que ce soit par la voix d’un préfet, d’une maire, d’un ministre de l’intérieur ou d’un journaliste complice) répondent systématiquement de la même manière : "la situation est complexe, vous niez les exactions commises contre les forces de l’ordre, le contexte, la gestion humanitaire de la situation". Dis autrement : "circulez, et mélez-vous de vos fesses". En dernier recours, "on" (par exemple un journaliste de Nord Littoral à un écrivain médiatique récemment reconverti dans l’indignation) accusera toute prise de parti "pro-migrants", d’accentuer une dichotomie ralentissant le "réglement" de la situation.

Ce qui n’est pas clairement dit ici, ce sont les conséquences qui découlent de tels discours. C’est-à-dire laisser crever dans le caniveau les exilés qui ont réussi à s’imiscer dans les métropoles françaises, laisser les cadavres s’entasser sous la neige des cols alpins et attendre tranquillement que le redoux printannier les exhume, laisser les fonds méditerranéens absorber la pression migratoire, nier que la gestion (humanitaire) des flux humains a pour moyens les gazs et les flashballs. Assumer d’être lâches, d’être moins que des carpes, plutôt que de froisser l’unité du tissu social.

D’aucuns refusent de céder à ce chantage, et c’est heureux. Il y a effectivement aujourd’hui en France un "camp". Qu’il serait ridicule de réduire à la qualification de "pro-migrants". Mais dont il faut crier l’existence à la face des infâmes. Il y a bien un camp opposé à celui (bien définissable, lui) des préfet, ministre de l’intérieur, maire, et journalistes complices.

A l’Université Paris 8 (comme auparavant à Lyon, Calais, Caen, ou encore Nantes), des « exilé·e·s du monde entier, dubliné·e·s, réfugié·e·s statutaires à la rue » s’organisent pour échapper à la gestion humanitaire qu’on leur applique. Et trouvent des soutiens.

Ils disent : "De l’enfer de la Libye aux conditions « d’accueil » aux frontières de Schengen ; des dizaines de milliers de noyé·e·s dans la Méditerrannée, au harcèlement policier à Porte de la Chapelle et à la Villette ; de la répression bureaucratique menée par l’OFPRA et l’OFII au « délit de solidarité » dont on accuse les soutiens militants : la politique migratoire européenne continue de s’illustrer par son racisme et son inhumanité."

Ils revendiquent : "La fin immédiate du règlement de Dublin ; La fin de la distinction entre « migrants économiques » et « réfugiés politiques », pour en finir avec une politique qui trie les « bon·ne·s » et les « mauvais.es » migrant·e·s ; Des papiers pour tous.tes ; La liberté de circulation et d’installation pour tous.tes ; Le droit au logement, à l’éducation et à la formation ; Et enfin, des excuses publiques pour les milliers de vies détruites.« Ils appellent : »à [les] rejoindre et à [les] soutenir sur le lieu d’occupation (matériellement, financièrement et physiquement) et à participer à la marche des solidarités, le 17 mars, partout en France. "

Quelques personnes ayant suivi l’occupation reviennent ici sur la semaine écoulée et sur la situation aujourd’hui.

Occupation

Le rendez-vous à l’université était fixé mardi, à la mi-journée. Le matin même, l’évacuation par la police d’un campement situé porte de la Villette, où dormaient une partie des migrant·es intéressé·es par le projet d’occupation, a failli nous faire renoncer au programme du jour. Heureusement, quelques réchappés des arrestations accompagnés des migrants en provenance d’autres endroits arrivent à l’heure au rendez-vous, et permettent de maintenir le plan.

On se dissémine dans les couloirs du bâtiment A, le plus anciens de la fac, qui abritent notamment les départements de philosophie et d’arts. Le moment de la pause-déjeuner est bien choisi, où beaucoup de monde circule entre les salles. Les étudiant·es et les professeur·es se montrent très compréhensifs, au moment où on interrompt leur cours, à quelques dizaines, pour leur remettre des tracts en expliquant la situation. « Je reste sans voix… Mais ma voix est pour. Laissez-nous seulement le temps de rassembler nos affaires » : même quand on a envie de s’y attendre, on n’est pas mécontent d’assister à cette réaction d’un professeur digne de la tradition de cette université, plus souvent invoquée que constatée. Certains s’étonnent : « Dis-donc c’est plutôt facile ici ! » Précisons que ça ne se passe pas toujours comme ça.

On s’étend sur un étage, puis deux, du bâtiment des arts situé en bordure de la fac. Dans l’attente d’une stabilisation de la situation, les premières heures sont fiévreuses car il y a tout à faire : réaménager les lieux en vue d’une occupation durable, installer la cantine et les dortoirs ; marquer le pas gagné en barricadant les accès, et en tenant à distance les vigiles ou leurs chefs (à la sinistre réputation) ; produire des communiqués pour demander du soutien, diffuser la nouvelle sur internet ; coller des affiches, accrocher des banderoles, faire des tournées des amphithéâtres et distribuer des tracts pour informer les étudiant·es ; se débattre avec les fausses rumeurs de prise de contrôle de la fac par la préfecture, discuter de l’organisation ou des prochains coups à faire, contourner les dispositifs de vigiles pour permettre l’arrivée des renforts d’occupant·es…

Dans l’après-midi, 80 professeur·es et étudiant·es de philosophie réuni·es en assemblée de département signent à l’unanimité un communiqué qui soutient l’occupation, condamne le « durcissement de la politique anti-migratoire décidé par le gouvernement – dont témoignent les circulaires ministérielles et les actuels projets de loi, ainsi que les exactions des forces de l’ordre » et appelle la présidence à réagir avec dignité. À la fin de la journée, l’information qu’il n’y aura pas d’évacuation par la police nous donne un peu d’air. Le lendemain, l’administration demande de débarricader les étages occupés en échange d’une négociation – laquelle aboutit à un accès aux douches situées dans d’autres bâtiments, au maintien des vigiles hors de notre périmètre et à la libre circulation des personnes et du matériel.

Installation

Un statu quo se dessine sur cette base, et nous pouvons continuer à nous organiser. L’étage supérieur est peu à peu dédié aux dortoirs et aux salles de repos, tandis qu’on organise en-dessous des salles pour la cantine, les cuisines, les réunions et les ordinateurs, et même plus tard un coin pour des consultations médicales. Les éviers et les sanitaires sont reconquis au prix d’une longue lutte contre les couches de peinture et de crasse qui les recouvraient, dans cette partie du bâtiment des arts qui n’est pas la plus flambant neuve de l’université. Des pièces entières se remplissent grâce aux dons (nourriture, couvertures, vêtements et matériel, dont on a dressé une liste sur internet et à l’entrée de la fac) que des étudiant·es et des curieux·ses ne cessent pas d’apporter tout au long de la semaine, en solidarité. On compte aussi sur différentes manières de récupérer des légumes, pour préparer plusieurs dizaines de repas chaque jour.

La première assemblée générale réunit mardi soir plus de deux cents personnes – migrant·es, soutiens divers, étudiant·es de Paris 8 ou d’ailleurs – et elle est trilingue : toutes les interventions sont traduites en français, anglais et arabe afin de permettre un dialogue commun, et de placer au centre les préoccupations des exilé·es et leur avis, s’agissant des décisions stratégiques ou des négociations avec l’administration. Cette élaboration patiente est difficile et prend du temps – elle est d’ailleurs parfois interrompue par la nécessité de dépêcher une équipe pour aider des gens, des matelas ou des vivres à nous rejoindre.

Certaines manières de nous organiser et de discuter seront parfois revues au cours de la semaine, avec des tentatives de traduction simultanée par exemple. Quelques impensés ou réflexes militants trouveront aussi l’occasion d’être revisités. Comme la forme de l’AG elle-même, que certains occupants migrants ont trouvé trop longues ou trop accaparées par les questions logistiques. Un équilibre se cherche aussi entre les affirmations politiques générales et la prise en compte des problèmes personnels, comme le suivi juridiques des dossiers individuels avec des spécialistes et des traducteurs. On recherche des formes adéquates, au cours d’une expérimentation nouvelle pour tout le monde. Les migrant·es se réunissent et décident ensemble de leurs positions – comme pour la réponse à la proposition de la présidence de nous déplacer dans un amphithéâtre de la fac, sur laquelle nous reviendrons. Ils et elles désignent à l’occasion des représentants pour rédiger des textes qui portent leur signature (comme cet appel « au peuple français » reproduit plus bas).

L’enthousiasme collectif ne faiblit pas malgré la fatigue accumulée chez certain·es, et la coexistence de différentes temporalités dans le même espace. Il est par exemple évident que nous ne vivons pas tous et toutes les mêmes journées, entre les soutiens qui font librement leurs allers et venues, et certains migrant·es qui, s’ils dorment sous un toit pour la première fois depuis leur arrivée en France il y a de longs mois, n’osent en revanche pas trop quitter les lieux par crainte des contrôles et de l’hostilité du monde extérieur.

Des arrivées au compte-goutte renforcent l’occupation pendant la semaine, en provenance des campements de migrants ou même de la gare de Saint-Denis – où beaucoup de vendeurs à la sauvette subissent des assauts journaliers de la police municipale et nationale [1].

Tractations

En plus des enseignants et du département de philo, l’occupation reçoit l’appui d’une assemblée publique d’étudiant·es de la fac réuni·es sur le thème de la réforme des universités, et le soutien politique d’un collectif d’étudiant·es sans-papiers (qui participaient à une manifestation mercredi 31 devant la Sorbonne). Ainsi que de nombreux enseignant·es et étudiant·es inscrits en arts ou ailleurs, qui se sont présenté·es aux assemblées et dans les locaux. En revanche, différent.es étudiant.es et enseignant.es en arts s’inquiètent des possibilités de poursuivre leurs cours. Nous nous arrangeons avec certain·es pour rendre possible la tenue de certains cours dans des salles en journée, dont nous récupérons l’usage une fois qu’ils sont terminés. Mais cet accord ne suffit pas et une pression est exercée sur l’administration afin qu’elle fasse le nécessaire pour libérer les lieux, ce qui met fin au statu quo des deux premiers jours.

Jeudi 1er, au troisième jour de l’occupation, et pendant que quelques milliers de personnes défilent dans le quartier latin contre les réformes de l’enseignement supérieur et la sélection à l’université, nous recevons une proposition de la présidence de nous déplacer dans l’amphi X. Nous tenons ici à rectifier la version de la présidence qui affirme, dans un communiqué de presse en date du 2 février, que « toutes [ses] propositions ont été refusées par une partie des militant.e.s qui parlent au nom des migrant.e.s, alors même que les principaux.ales intéressé.e.s avaient manifesté leur approbation et qu’une autre partie semblait disposer à accepter [ses] propositions » - lesquelles propositions consistent, en l’occurrence, à nous déplacer dans ce qu’elle appelle « un lieu plus approprié, plus grand et sécurisé ».

Au cours de la visite de l’amphithéâtre en compagnie d’un professeur représentant l’administration, des migrant·es expriment leur scepticisme (réaffirmé ensuite dans un texte écrit à la suite d’une réunion entre les migrant·es) et s’exclament : « Mais ça nous rappelle les salles où on était enfermés en Lybie ! » Une référence au voyage de migration depuis l’Afrique de l’Est dont sont issus beaucoup de migrant·es présents à l’occupation, et qui a souvent inclus une étape de plusieurs mois en Libye. Là, ils ont pu être réduits en captivité par des trafiquants qui les contraignent de payer des prix exorbitants pour être libérés, et tenter une traversée vers l’Italie sur une embarcation surchargée (avec des risques d’interception par la police libyenne, et le cas échéant un retour dans les prisons de la police puis entre les mains des passeurs). Pour se faire une idée, il suffit de savoir qu’un des migrants présents s’estime un des plus « chanceux » parmi ses compagnons, dans la mesure où il n’a passé « que » quatre mois dans les prisons des trafiquants et de la police libyenne, et qu’il n’a versé « que » 2.500 dollars aux trafiquants.

Alors que certain·es migrant·es voudraient refuser sur-le-champ la proposition de l’amphithéâtre, d’autres insistent pour retarder leur réponse et gagner du temps de négociation. Nous pouvons nous faire une idée du mépris qui habite certains de nos interlocuteurs au moment où l’une de nous fait remarquer, à un représentant de l’administration, que l’amphithéâtre ne peut nullement offrir des conditions de vie décentes à l’intérieur de l’université. Réponse du représentant : « Oui, mais les migrants sont déjà beaucoup humiliés dans leur vie quotidienne… »

Quoi qu’il en soit, personne ne semble séduit par la perspective de quitter nos étages avec leurs différentes pièces pour aller dormir entre les gradins d’un d’amphithéâtre dépourvu de fenêtres extérieures, et ne se prêtant aucunement à une vie d’occupation comprenant une cuisine, des salles de réunion, des dortoirs pour plusieurs dizaines de personnes, des gens qui se couchent tard et des gens qui se lèvent tôt, etc. C’est ce qu’explique en 6 points un texte écrit par les migrants peu après : l’amphithéâtre est trop à l’écart, trop petit, mal adapté, il « remémore les prisons dans lesquelles nous étions », et ne permet pas l’aménagement d’espaces séparés. Le texte des migrant·es appelle donc à se concentrer sur leurs revendications, et à trouver une solution pour les cours empêchés. Notre absence de réponse positive immédiate nous vaut, pour l’heure, des mesures de rétorsion sous forme de fermeture de l’accès aux douches, et d’un rétablissement des contrôles aux entrées, pour empêcher le matériel vital de rejoindre l’occupation.

Quant à la mention, dans le même communiqué de presse du 2 février, des démarches entreprises par la présidence en vue d’« [offrir] une aide juridique et de [faire] appel à des associations », en contrepartie de notre déménagement dans l’amphithéâtre, la négociation d’avant-visite nous avait déjà donné l’occasion d’apprendre ce qu’elle entendait par là. On lui avait subitement demandé de préciser : « De quelles associations parlez-vous ? » Réponse : « Et bien, le Secours catholique, Emmaüs... » Éclat de rire général parmi les migrants présents ! Le traducteur explique : ce sont ces mêmes organismes qui gèrent les centres qu’ils ont laissé derrière eux, et qui font partie du système qu’ils cherchent à fuir en rejoignant ce genre d’initiative.

Tous ces moments de tractations mettent ainsi en avant les limites objectives et subjectives de nos interlocuteurs, et leurs représentations mentales. Comme lorsque tel professeur vient nous expliquer qu’il n’est pas question de tolérer le « chaos » au sein de l’université, pendant les journées portes-ouvertes qui se tiendront le week-end du 10 février – comme si la honte allait s’abattre sur Paris 8 à ce moment crucial. Les gens comme lui ignorent qu’on puisse être enthousiasmés par des endroits où des analyses académiques du monde ne sont pas coupées de tentatives pratiques pour le transformer. Et que cela puisse constituer un attrait plus important que la perspective de suivre les cours de grands spécialistes (de la « démocratie délibérative » par exemple), qui s’empressent d’accourir pour chercher un moyen de nuire à la moindre initiative politique un peu conséquente qui se présente, et fait désordre. Quant au spectre du « chaos », celui de « La Chapelle à Paris 8 » comme nous l’avons entendu, ou des autres variantes de la ritournelle « Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde », les occupant·es ont assez dit que leur but n’était pas d’entraver plus avant le fonctionnement de l’université, une fois trouvée une solution à ce problème des cours en arts.

En fin de journée jeudi, les migrant·es réunis puis représentés par des délégués réagissent aux nouvelles conditions imposées par la direction en écrivant un tract, qui se présente comme une adresse « au peuple français, aux étudiant·e·s, à celles et ceux qui dorment dans la rue, aux personnes solidaires, aux personnes torturées par le règlement Dublin ». Une manière aussi de rappeler leurs revendications actuelles.

Le souhait de participer davantage à la vie de l’université et de suivre des cours s’étant fait jour chez de nombreux migrant·es, nous relevons qu’il répond directement à la crainte de certains membres de l’administration ou du corps enseignant de voir se développer une occupation trop coupée de la vie universitaire – et que cela leur fixe un programme d’action s’ils souhaitent rendre cette jonction possible.

La suite

Les jours suivant seront cruciaux pour la suite de l’occupation, qui risque de subir une pression accrue en raison des pressions exercées par la préfecture, le ministère de l’intérieur et une partie du corps enseignant. Il y a encore beaucoup à faire pour consolider cette occupation, faire valoir ses raisons, et continuer de tisser des liens entre les différentes luttes et collectifs désireux de transformer l’université et la politique d’accueil.

Nous appelons toutes les personnes solidaires à manifester leur soutien en nous rejoignant, ou en se rendant à l’un des rendez-vous publics qui vont ponctuer la semaine qui vient [2], et à répondre à cet appel lancé par les exilé·es depuis Paris 8 occupée.

[2Lancement d’ateliers-discussions impliquant des intervenants et des enseignants de l’université (première invitée Nacira Guénif, ce lundi 5 à 14h30, « Occupation d’une université par des migrant·es : désordre perçu et solidarité dans un contexte postcolonial ») ; et peut-être un rassemblement de soutien à venir. Un site internet sera bientôt de nouveau en fonction pour centraliser toutes ces informations.

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