Depuis la Belgique, retour sur la Marche pour le climat

« Tu fais quoi ce dimanche ? Ce dimanche j’ai Climat. Et lundi ? Lundi, tu fais quoi ? »

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

Depuis la Belgique, un lecteur de lundimatin nous fait parvenir cette méditation sur la manifestation Climat qui a eu lieu à Bruxelles le 2 décembre dernier.

Étant donné la coïncidence samedi prochain entre la Marche pour le climat et les manifestations des Gilets jaunes, voir leur possible fusion dans un même mouvement, il nous est apparu important de le publier.

65000 selon la police, 75000 selon les organisateurs. Les estimations des uns et des autres sont proches au point de flirter ensemble. Nul besoin, ce dimanche, pour la police de travailler à diminuer la qualité de la présence des manifestants. Ils ont orchestré ça d’eux-mêmes, admirablement. Rien à déplorer sur le parcours. Pas d’incidents. Des comme ça, ils en veulent bien tous les week-ends. Les organisateurs aussi. On est bien au-dessus des espérances. L’espoir, quand même. C’est beau. Fragile. Et tellement bête, parfois, tellement facile à corrompre.

75000 personnes qui défilent en deux colonnes de part et d’autres de la petite ceinture sans aucunement perturber la circulation, c’est ce qu’on peut appeler une réussite.

Merci à la RTBF, aussi (j’ai pas regardé les autres, un JT c’est suffisant, au delà, ça me coûte trop cher en calmants), merci aux journalistes et à la rédaction pour leur couverture et leur analyse du mouvement.
Les propos humanistes de Zakia Khattabi, le bilan auto-congratulant d’Isabelle Frémaux, et ses piques, tellement bien adressées aussi, et que dire des propos de Marghem, quand même ministre du développement durable, et l’organisateur, comme il est beau, et l’autre aussi, qui parle de consommation durable, de consommation éthique, de consommation quoi, comme il est sincère, et les familles aussi, les portraits des trois familles, vraiment bien, impeccable, d’une représentativité sans pareille. Le tout suivi d’un très salutaire travail d’analyse sur les composantes de la foule, autant de variations touchantes de « climato-sensibles ».

75000 blancs, classe moyenne, en famille. Inquiets. Mobilisés. Avec un message : les politiques doivent entendre et rejoindre le mouvement.

Mais quel mouvement ? Celui qui consiste à marcher en cortège au milieu duquel circulent des bagnoles, ce mouvement-là ?
Celui qui consiste à terminer le parcours au Parc du Cinquantenaire, ce magnifique complexe qui s’érige comme une remarquable ode à la nation et à ses œuvres ?
On ne manquera pas d’aller payer un hommage au monument dit « Les pionniers belges au Congo », qui comprend notamment cette phrase de Léopold II :

J’ai entrepris l’œuvre du Congo dans l’intérêt de la civilisation et pour le bien du peuple belge.

75000 blancs issus de la classe moyennes, en famille, inquiets, mobilisés, pour le climat ! J’aime bien, moi, le climat, j’aime bien la proximité que j’éprouve avec lui, on se ressemble, d’une certaine manière, on est tous les deux fort agités, pour le moment, on chauffe. On se manifeste.

C’est ça Jean-François.
T’es grand-père, tu bosses plus, t’avais bien préparé tout pour être pépère, la bicoque dans le sud six mois par an, les enfants qui ont fondé des familles, les petits-enfants qui sont là le samedi, bon an mal an, tout le monde s’en sort, tout le monde fait sa vie, sauf celui dont on préfère ne pas parler, qui passe son temps à tout défaire,
mais voilà il y a comme une plus grosse ombre au tableau que les petites ou moyennes pathologies qui viennent parfois ébranler vos édifices : les choses vont mal, et il se pourrait bien que cette fois-ci, vous aussi vous soyez touchés. Et vous avez lourd à perdre.

Ouais Jean-François, toi comme les autres vous avez passé votre vie à travailler dans l’un ou l’autre des organes de reproduction du monde de la marchandise, en échange d’une vie confortable et des moyens de t’assurer que tu pourras transmettre à tes enfants et petits-enfants une place dans ce monde de vie confortable, sauf à l’autre, celui qui passe son temps à tout défaire et dont on ne parle pas.
De même on ne parlera pas de ta dépression, de celle de ton épouse, du burn-out de tes enfants ou des leurs époux (chez vous, tout le monde se marie à l’église, quand bien même on affiche désormais un mode de vie plus écolo-bio-bobo : c’est tellement juste et adéquat, un discours de curé pour célébrer l’amour), on ne parlera pas de tout ce qui fait tache dans votre image de bonheur moderne de bourgeois centre-gauche : c’est beaucoup plus rassembleur de s’en aller tous ensemble à Bruxelles manifester pour sauver le climat, c’est à dire les moyens que tout continue comme avant.

Te voilà bien, Jean-François : quand tu regardes derrière-toi, il y a comme qui dirait des zones d’ombre, genre ce que tu as fait durant ta carrière, et à quel point tu as vécu ça de manière séparée du reste de ton existence, comme si ça n’allait pas, à un moment donné, finir par porter à conséquences, à participer du désastre en cours, et quand tu regardes devant toi, c’est encore et toujours ce qui est derrière toi que tu vois.
Mais tes petits-enfants t’ont convaincu de venir, et tu ambitionnes d’avoir un foyer zéro déchets d’ici la fin de l’année pas celle qui vient la suivante. Et tu bois du vin sans sulfites et tu as offert un vélo électrique à ta femme pour qu’elle puise se rendre à ses réunions Oxfam en toute cohérence.

Le climat, pour les 75000 blancs de la classe moyenne en famille qui ont défilé entre les bagnoles ce dimanche, c’est un problème patrimonial : ce qui revient depuis un siècle aux classes moyennes est en train de leur glisser sous le pied. Le confort moderne n’est plus assuré pour les générations suivantes, et ça, c’est nouveau dans l’histoire des classes moyennes, c’est nouveau, et c’est franchement inquiétant.

75000 têtes remplies d’inquiétude collapsologique, ça fait un beau réservoir d’impuissance et de potentielle sympathie envers celles et ceux qui, au sein de notre régime particratique, feront mine de réformer le système de l’intérieur des partis, puisque, en Belgique, c’est de là que tout part et revient.
Et les manifestants et leur beau porte-parole ne s’y sont pas trompés : en demandant à être entendus, et rejoints dans leur préoccupations, ils offrent aux partis encore de beaux jours devant eux, au même titre que les files de bagnoles et les monuments à la gloire du grand récit humano-colonial.

Je suis un homme blanc, belge, issu de la classe moyenne, et j’y étais. Avec ma compagne, qui est blanche, issue de la classe moyenne, et nos amis, itou, et mes beaux-parents, et leurs amis, et les cousins, et les cousines, et les oncles et tantes, et les collègues, et Paul et Zakia et Isabelle et Marie-Christine et tous les policiers qui nous ont protégés de la menace terroriste, les seuls qui n’étaient pas là, c’est la NVA, laquelle, on le sait, à elle toute seule, bloque tout en Belgique, empêche tous les autres de sauver le climat et les migrants et les pauvres et les étrangers etc etc etc etc etc

J’irai plus. Peuvent tous crever. Et moi avec.

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