Dépasser l’Impasse

Comme une petite tornade qui se dessine autour des corps de ceux qui osent enfreindre

paru dans lundimatin#385, le 31 mai 2023

Un jeune lecteur nous a transmis ce texte, issu de ses promenades à la sortie des cours. Dans ces quelques lignes, l’auteur propose un guide pratique et sensible pour nous réconcilier avec la ville : arpenter les rues différemment, ouvrir les trappes, escalader les grilles et ignorer les avertissements.

 Transgresser le rythme normal des choses, trouver un autre chemin que la banalité quotidienne, triturer ces lourdes chaînes qui pèsent au cœur.

L’urbanisme contemporain et l’organisation sociale des êtres et des choses a restreint l’espace ; par des grillages, des fossés, des murs, des barbelés, des panneaux d’une agressivité retentissante. La ville moderne est devenue une galerie d’avertissements. Tout cela d’une façon si flagrante qu’elle semble disparaître. 

Le paysage se couvre de béton comme de caméras. Les corps et l’horizon de chacun se retrouvent limités. Le quotidien devient la circulation entre les points d’une carte numérique qui nous dit par où passer. Seuls certains petits espaces sur un périmètre objectivement vaste sont « autorisés ». 

Le cœur trépigne à l’idée d’enfreindre, d’escalader cette grille pour rentrer dans ce parc, gravir cet échafaudage simplement pour voir Paris depuis ce toit, soulever cette plaque et descendre dans les catacombes pour échapper au monde de la surface, regarder partout et parfois simplement choisir un autre chemin que celui qui est indiqué.
Former puis franchir ces passages, non pas pour rejoindre un point B, mais pour aller quelque part, aller nulle part. On fait tout cela pour pas grand-chose, mais on dégage ce sentiment de Vie, d’amusement, ça nous plaît de reprendre la ville. On dépasse la contemplation simple de l’alentour et on y aperçoit quelque chose qui touche la sensibilité, qui provoque le désir comme on provoque une bagarre. La raison commence à s’évaporer, doucement, sous un soleil d’émotion. Un désir lumineux qui provient d’un endroit qu’on ne connait pas trop, mais tant pis, c’est parfois le fait de ne pas savoir qui rend quelque chose meilleur. Au début c’est le doute qui envahit l’esprit, un doute agaçant, on craint l’ombre des belles situations ! 

Les poucaves et les flics, mais aussi l’inconnu et puis on pourrait tomber aussi ! Se blesser, ou faire une mauvaise rencontre ! Le danger est partout ! On craint de se laisser aller, de n’être plus raisonnable, de sortir des zones de contrôle.

Ce doute c’est la raison, cette envie c’est la sensibilité : le désir. Moi je désirais trop, donc j’ai convaincu ma raison que j’allais faire attention, et je me suis lancé pour me brûler les doigts sur cette toiture de zinc que je désirais. On escalade un échafaudage, et tout de suite on se rend compte que le ciel ne nous est pas tombé sur la tête, et on est surpris ! 

On ouvre cette trappe qui donne sur le toit dans les parties communes de l’immeuble et un hélicoptère de police n’est même pas là pour nous accueillir, on soulève cette plaque sur le bitume tiède et on se rend compte que sous nos pieds : la vie grouille… 

La première remarque de chacun qui enfreint l’espace « public » (qui en fait ne nous appartient pas ) ; c’est que ça passe !

On peut, c’est possible de surmonter ! Et on fait attention. Au pire on se fait engueuler par un passant, un papy, un voisin : un valet. Et on leur rigole à la tronche ou on leur lâche un bobard : « on s’en va ! » et on se dissipe plus loin, on échappe et on se sent vivre. Voir ce qu’on a jamais vu, ce qui n’est pas visible pour ceux qui grincent leurs mots hargneux : « j’appelle les flics, cassez-vous ! »

Car la beauté d’un toit ce n’est pas tant le paysage-mais peut-être de se situer dans les recoins éloignés du monde si proche. D’avoir franchi ses murs, leurs murs. Il est moins plaisant d’avoir une vue panoramique sur le toit des Galeries Lafayette que d’avoir la vue sur la moitié de la sortie du métro à Château Rouge. 

C’est presque enfantin, mais on aime enfreindre, on préfère quand c’est interdit. Si c’est interdit, c’est qu’on a trouvé la brèche, qu’on a appris que c’était possible, de monter, de voir, mais aussi d’abattre le carcan des cache-œil.

Mais au-delà de ce délire, c’est un ensemble de remarques qui éclosent :

  1. Nos villes sont devenues si contrôlées que nous nous sommes vêtus de ce contrôle, il est intériorisé : c’est lui qui freine le désir d’enfreindre l’impasse.
  2. Les trajets définis par les cartes et par nos téléphones n’ont rien à nous proposer au-delà du chemin facile et passif. Être dans la ville et se l’approprier c’est éviter les trajets point A-point B.
  3. Nous sommes aveugles à toutes les possibilités de vie que la ville nous offre.
  4. Le principe de propriété « publique » ou privée dans la ville est absurde tant qu’il se pose comme un frein à des possibilités de Vie et d’émancipation.
  5. Dans l’ombre des chemins indiqués on peut trouver une forme d’épanouissement.
  6. Aller nulle part dans la ville, se laisser aller à sa subjectivité et se laisser tous les moyens d’y parvenir, voilà une belle balade !

Dans les interstices du béton qui couvre nos sols ; on peut parfois trouver ces « mauvaises herbes » qu’on pourrait aussi appeler « les persévérantes », qui poussent malgré tout, qui enfreignent la ville car celle-ci, la Ville, en fin de compte, n’appartient à personne. Et il y a ces impasses, qui en soulevant une plaque au sol, en escaladant cette grille, se dissipent et la ville nous revient.

Dépassons l’impasse.

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