Déconfiner le déconfinement - Pérola Milman

« Tous les jours, nous devenons des étrangers de nous-mêmes. »

paru dans lundimatin#240, le 1er mai 2020

Maintenant c’est devenu normal. Les journées qui passent, à la maison, les sorties de temps en temps, à errer. A s’aérer. Les yeux sans regard, vides. Ils évitent ceux des autres masqués croisés dans les rues. Sans vie. Au loin, des bruits en écho : un ballon contre le mur, les pieds des enfants tapent le sol, lourds. Leurs voix aiguës résonnent. Et le cri de la corneille. C’est comme si la chaleur du soleil qui remonte les thermomètres vers des records pour la saison n’arrivait pas à enlever la froideur au monde. Et maintenant c’est devenu normal.

[Photo : Agathe Keller]

Nos rêves sont déjà de confinement. Le soir, les gens sur nos écrans nous causent de cette inquiétante étrangeté. Que sont ces manières qui nous surprennent, ces manières que nous reconnaissons à peine ? Ils bougent leurs corps, les uns parmi les autres, avec une telle aisance…Et ils sont partout : dans les rues, aux restaurants, entre les voitures qui passent…Maintenant, pour nous, tout ça ce n’est plus normal. Nous appelons désormais “passé” cet étrange familier. Et nous-mêmes, tous les jours, nous devenons des étrangers de nous-mêmes.

Ma fille m’a répété plusieurs fois ce matin : “j’ai l’impression que c’était hier que j’ai été voir un groupe de K-Pop danser dans le 13e avec Jeanne et Maëlys…et je réalise que ça fait un mois !”. J’ai la gorge serrée. Je sais ce que ça veut dire “hier”. Je sais que plus qu’une date, ça marque un temps. Hier est le signe d’un autre temps. Et elle me voit écrire, elle me voit dérangée, elle me voit souffrir. Comme “hier’ elle m’a vu sortir, elle m’a vu manifester. Elle m’a vu, avec tant d’autres, essayer. Elle m’a vu voter. Et elle sait que la plupart pense qu’on n’a pas le choix. Et elle attend, elle aussi, du haut de ses 13 ans.

On nous dit que nous serons libérés. Mais nous ne savons pas bien comment ça va se passer. Car finalement, est-ce que c’est vraiment bien qu’on soit libérés ? Et pourquoi, déjà, va-t-on nous libérer ? La vérité est que maintenant nous avons aussi peur. Maintenant, nous ne savons plus bien quoi penser. Maintenant c’est devenu confus. Et c’est ça d’avoir été enfermés comme nous l’avons été. C’est bien ce que ça nous fait. Ça nous fait douter, culpabiliser. C’est inévitable, ils nous ont tous un peu dressés. Et de là d’où nous sommes, captifs, on essaye, on s’aventure un peu, on se tâte, et on commence pudiquement à imaginer : comment ça sera, après ? On voit une lueur, et on ose se projeter : comment ça sera quand on sera tous masqués dans le métro ? Comment va-t-on se regarder ? On se demande, ceux qui sont parents : qu’est-ce qu’on sentira quand on embrassera nos enfants avant l’école ? Est-ce qu’on va vraiment les y envoyer ? Et on les regardera, leurs visages masqués…

En sortant, quand on passera devant les cafés, les bars, les restaurants, les musées, on les verra, eux, encore fermés. Ils nous rappellerons nos proches, nos amis, ici, et partout dans le monde, encore enfermés, eux aussi. Nous, nous serons libres de circuler, mais on n’aura vraiment pas trop où aller. La vie sera austère. De la maison, où nous sommes maintenant enfermés, confinés, nous allons peu à peu mettre les pieds dehors. Ce dehors limité que nous ne savons plus occuper. Comme les animaux qui découvrent une nouvelle cage, qui arrivent chez les nouveaux maîtres et, de peur, restent seuls dans un coin, le temps de se familiariser à l’espace, aux odeurs. Et tels ces mêmes animaux, peu à peu on finira par trouver que ce nouveau cloître n’est pas si mal. Car finalement…finalement tout ça deviendra normal.

Si on sort, ce sera peut-être un 11 mai et ce sera un lundi. Après le lundi, viendra une semaine toute entière, qui aura un mardi, un mercredi, et des noms de jours pour lesquels nous construirons un sens qui nous deviendra familier. On va aller bosser. Oui, on sait bien que c’est au travail que l’on retrouve la liberté. Et après tout ce temps…je me demande : comment sera cet instant, ce premier moment, où on se retrouvera ? Où je verrai Arne, Sara et Florent, où on se croisera au boulot ? Qu’est-ce qu’on va ressentir ? Comment va-t-on lire dans nos visages, dans nos sourires timides - imprimés dans nos yeux - nos sentiments, et tout ce que l’on a vécu, tout ce que l’on veut se dire ? Quels vestiges allons nous percevoir les uns chez les autres — sur nos peaux, en chair et en os — de ce qui s’est passé ? De ce qui sera en train de se passer ? Et on remarquera dans les plis de nos visages, en nos traits, les marques crées par nos vies séparées les uns des autres. Comme des archéologues, on devinera l’histoire cachée derrière les masques créées par la distance en suivant les traces de notre familiarité. Et on y trouvera les preuves de nos souffrances, on jalousera gentiment les joies que nous avons pu avoir. Comme lorsqu’on revoit cet ancien amant après une douloureuse séparation, et qu’on ne pense plus à qui étaient les torts. Comment faire avec ceux qui nous ont été si intimes, maintenant éloignés ? Quels gestes pourrons-nous encore avoir avec ces amis que nous avons auparavant tant touchés ? Pourra-t-on encore embrasser ces visages autrefois tellement proches que c’était comme s’ils nous appartenaient ? Comment regagner ce qui autrefois était naturel ? Comment sera notre monde ?

Et comme ces amants blessés, nous aurons tous aussi un peu honte. Honte de ce qui nous a séparé, si nécessaire que ça l’ait été. Certains, fiers, voudront peut être la cacher. Mais je pense que nous serons tous un peu tristes, humiliés d’avoir subi. D’être muselés. De nous être laissés mettre en captivité. De ne pas avoir su faire autrement. Est-ce que je vais leur raconter comment j’ai attendu ? Comment j’ai obéi ? Est-ce que je vais leur dire que j’ai fait mon footing aux heures autorisées, dans le périmètre délimité, et que j’ai été contrôlée ? Est-ce que je leur dirai que je me suis sentie violée ? Et à quel point j’ai souffert de ce contrôle qui a envahi mon temps et a pénétré mon espace ? Est-ce que je vais leur dire le nombre de fois que, en faisant le tour du parc, fermé, j’ai dû résister à l’envie de me jeter à genoux par terre et de pleurer des grosses larmes ? Et qu’en le voyant passer entre les barres je m’estimais parfois heureuse que l’on m’autorise ce petit plaisir que, rabaissée que j’étais, j’ai dû transformer en bonheur ? Je pense que nous nous sentirons opprimés, comme des victimes, car nous saurons. Nous saurons en nous regardant, nous entendrons dans nos voix. Nous saurons que même si nous avons pu sortir, nous ne serons toujours pas dehors.

Mais tout ça sont des rêves…me voilà encore en train de divaguer. Car pour l’instant rien de ça n’est arrivé. Maintenant nous sommes encore confinés. Maintenant, et depuis un certain temps, un temps tel que c’est devenu normal, nous sommes encore dans nos maisons, dans nos tours, et nous attendons. Nous attendons et nous entendons, sans chef, en rond, entre les murs.

Maintenant on nous promet des jours heureux à retrouver, mais on ne sait pas bien de quel temps. Et finalement…qu’importe ? Car tout ça c’était il y a bien longtemps. Maintenant on a déjà oublié. Maintenant on a fini par s’adapter. Nos maisons sont devenues des moules, littéralement : nous sommes conformés. Déresponsabilisés. Et nous attendons, et nous apprenons à nous séparer de tout par un gant, un masque, une vitre, un écran. Repliés chez nous-mêmes, nous devrions nous sentir en sécurité. Mais qu’est-ce que c’est, cette chose qui échappe ? Pourquoi même chez nous, nous nous sentons décalés ? Pourquoi y a-t-il cette impression…cette impression que nos maisons nous ont été volées ? Est-ce que ce serait parce que cet air qui nous entoure, cet air de confinés, il est devenu le leur ? Parce que…en nous contraignant à cet espace, ils ont fini par l’occuper. Même chez nous, même dans nos maisons, nous avons été envahis. Nos maisons ne nous appartiennent plus. Nos maisons, elles sont devenues à eux. Elles sont les lieux de leurs ordres. Et malgré le poids de cet air, cet air qui nous entoure et nous oppresse et qui ne nous appartient plus, cet air qu’autrefois était l’espace de “chez nous”, nous sommes comme des plumes légères. Des plumes qui dansent au rythme du souffle de la parole erratique qu’ils profèrent, de cette parole qui nous dirige. Nous avons été coupés en vol. Privés de gravité, soustraits de l’espace, on ne sait toujours pas ni où on va atterrir - si on va quelque part - ni comment on va ressurgir. Et nous nous balançons, vers ici, vers là-bas, comme dans un bal. Dans ce bal, masqués, nous sommes menés, guidés, suivis, accompagnés…nous sommes assujettis. De chez nous. Et coupés de tout lien, de toute vie, le seul hasard qui nous reste - hasard pourtant fondamental - est l’incertitude sur ce que veulent dire les mots. Leurs mots. Que vont-ils devenir, ces mots, une fois jetés, comme ils sont souvent, comme ils ont été, comme des dés ? Et le temps est leur principal allié. C’est lui qui, peu à peu, gonfle par rumeurs et par susurres, par des astuces rusées, ce que veut dire leur verbiage.

Mais leur sort peut se retourner contre eux. Car le hasard est un piège auquel nous ne pouvons pas échapper. Le hasard, le vrai hasard, il ne demande pas de permission et il peut rentrer par n’importe quelle porte. Et malgré notre enfermement, le vide de leurs mots est une porte ouverte. Elle nous permet d’entrevoir à travers leurs paroles, ces paroles qui n’appartiennent à personne, l’absence de tout signe de vie. Et cela on ne peut pas l’accepter. Dans leurs récits, on ne reconnaît pas d’histoires, et on voit que l’on nous impose une Histoire. Leurs paroles n’ont pas la santé de celles qui sont nourries du débat, elles n’ont pas été embrassées par différentes bouches, moulinées dans différents cerveaux, goûtées, digérées, aimées, détestées, rejetées et surtout : elles n’ont jamais été, comme nous, comme les nôtres, comme nos paroles, écrasées. Leurs paroles sont des paroles qui ne se taisent pas, qui ne se soustraient jamais, et qui n’ont pas le timbre du son que l’on n’entend pas. Elles n’ont pas la voix de la démocratie et elles ne nous conduiront jamais dehors. Et là, enfermés, à entendre de telles paroles, paradoxalement, grâce à ces paroles, on finit par y lire, par apprendre, par se rendre compte : on n’a jamais été dehors. Que l’on soit à l’intérieur ou à l’extérieur, tandis que nous serons gouvernés par et avec des paroles qui ne parlent qu’à elles-mêmes, que d’elles-mêmes, qui ne se confrontent pas, que l’on soit chez nous ou dans les rues, notre maison sera toujours leur maison. On sera toujours chez eux. Et on continuera avec cette sensation d’être étrangers à nous-mêmes. Gardons cette sensation. Ne l’oublions pas. Et faisons des masques que nous portons aujourd’hui plus qu’une protection, un symbole de ce qui nous tait, de notre manque de voix. De cette langue qu’on nous fait avaler. Cette langue lâche, où on n’ose pas nous dire que ’a voté” peut aussi bien vouloir dire “a tué”. Où on nous prétend que “démocratie” est synonyme de “obéir”. Et que déconfiner signifie s’engager dans la traversé d’un long désert, celui des efforts du travail sans loi visant le “redressement”.

Oui, on s’aperçoit que “maintenant” c’était déjà devenu normal, et cela depuis longtemps. Et qu’on était déjà confinés. Mais maintenant c’est devenu assez. A bas les masques, il est temps de détruire leurs maisons, ces maisons qui nous enferment chez nous et dehors. Que nous sortions par nos pieds, et aux pas de nous tous. Que les mots que l’on dise, qu’ils construisent, et qu’ils n’aient pas peur de détruire aussi. Que l’on peuple de vérités et des questions nos yeux qui dépassent. Seul le vrai débat changera la parole, fera naître d’autres paroles, certaines que nous ne comprendrons pas encore. Et d’autres que nous ne connaissons pas encore. Seules ces paroles nous permettront d’enfin, vraiment, nous déconfiner. Et d’oublier de devenir normal.

Pérola Milman est directrice de recherches au CNRS, spécialisée dans la physique quantique.

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