De « l’art d’être parasite » et de l’errance de l’humanité

Par Dietrich Hoss

paru dans lundimatin#241, le 4 mai 2020

‌Dans cet article, qui prolonge les réflexions entamées dans « Une réponse au ‘monologue du virus’ »), Dietrich Hoss propose une lecture de la situation actuelle à partir des oeuvres (librement interprétées) de Jacques Camatte et Giorgio Cesarano. Leur particularité réside dans un raisonnement à l’échelle de l’évolution de l’espèce humaine : la crise déclenchée par la coronavirus est-elle l’ocasion du passage de la préhistoire aveugle de l’humanité à celle d’une histoire réfléchie ?

Rien ne va plus ! [1] Tout commence ! Mais seulement en renversant complètement la perspective. Cette « sale saloperie », disait Jean François Delfraissy, président du « Comité d’experts scientifiques », consultant du gouvernement, en parlant du virus Covid- 19. Mais c’est sans doute l’Homme, dans sa façon actuelle de mode de vie, qui constitue de loin la plus grande saloperie pour la planète. Dans le sens littéral, comme producteur des montagnes et même, dans la mer, un continent de déchets, comme dans le sens figuratif, caractérisant une espèce qui met en danger la survie même de la vie sur terre. Ceux qui insultent le virus et lui déclare la guerre sont ceux qui défendent et gèrent ce mode de vie qui a détruit les équilibres merveilleuses, précieuses de la nature, qui a conduit à l’extermination des espèces botaniques et animales, ainsi qu’à la désertification et la pollution des espaces de vie pour les humains. « L’ennemi principal est dans notre propre pays », disait le révolutionnaire antimilitariste Karl Liebknecht face à la politique de l’Union sacrée pendant la Première Guerre mondiale. L’ennemi principal dans la guerre qu’il faut mener aujourd’hui, ce sont ceux qui nous gouvernent, qui s’entêtent à défendre le désordre mortel du monde avec les moyens qui l’ont conduit à sa perte.

La boucle est bouclée. Tout devient plus clair. Nous arrivons à la fin d’un cycle de « l’errance de l’humanité » [2] qui avait commencé avec la « domestication » de l’homme au Néolithique. [3] Ce sont 10000 ans à peu près de parcours -une période relativement courte en comparaison avec les 50000 ans d’existence de l’homo sapiens, sans parler de millions d’années depuis l’apparition des premiers hominiens. La « révolution biologique » (Cesarano) [4] , était depuis longtemps en œuvre. L’espèce humaine était sortie d’une production et reproduction aveugles de la vie. « A travers l’homme la nature a ouvert les yeux » a dit le philosophe romantique (Schelling). A travers l’homme la nature s’est rendue capable de se contempler et de commencer une évolution réfléchie. L’homme, émerveillé de la vie qu’il découvrait, s’est lancé dans le développement conscient de ses sens et de son esprit –pour vivre et jouir de la vie.

C’est depuis le Néolithique que commence la voie de la sédentarisation –de l’agriculture, de la domestication d’animaux, de l’urbanisation- qui lui a donné jusqu’à nos jours une maîtrise extrême sur la nature. Mais à quel prix ! Un rapport respectueux à la nature aux origines de l’espèce s’est transformé dans une attitude ravageuse pour la terre et ses habitants. L’éclosion de son imagination a fini à s’étioler dans une raison instrumentale ne visant qu’un développement des sciences et des procédés techniques utilitaires.

Dès le début de ce parcours triomphal –orgueil de l’occident, son protagoniste principal- apparait néanmoins un risque grave de ce cheminement pour l’existence même de l’espèce : les épidémies. Considérées comme phénomène naturel maléfique ou punition divine nous savons aujourd’hui que ce sont des catastrophes intimement liées aux modes de vie des humains. A la base des premières infections mortelles de masse se trouve la « zoonose », la production de virus qui « sautent » des espèces animales à l’espèce humaine. Un saut, rendu possible et même fréquent à partir du moment où l’homme se sédentarisant commence à domestiquer des animaux. Alors le virus, inoffensif pour l’animal, crée des dysfonctionnements graves, voire mortels chez l’homme. [5]

Mais quelle est la raison d’être des parasites dans la nature, dont le virus est seulement une des variantes ? Le fin connaisseur biologiste est formel, ils sont un moteur de l’évolution. [6] Ils sont un élément clef pour maintenir l’évolution en constant mouvement, pour créer des équilibres toujours plus diversifiés, à des échelles toujours plus élevées ; soit en modifiant le fonctionnement et/ou la composition génétiques des organismes pour leur donner de meilleures chances de survie, soit en réduisant les potentiel nuisible des prédateurs. [7]

Les épidémies ont provoqué, chez les humains aussi, de tels effets. Elles ont renforcé leur système immunitaire, à partir de l’époque moderne avec le concours du progrès de l’hygiène et des vaccins, et elles ont réduit à plusieurs reprises notre espèce prédatrice pour la vie du globe d’une façon considérable. [8] L’homme dans sa déformation guerrière a même abusé de cette efficacité virale pour exterminer ses semblables, des Mongols du 14e siècle [9] aux colonisateurs d’Amérique latine et le développement des armes biologiques au 20e siècle. Le cas de la colonisation d’Amérique latine est particulièrement instructif. C’est la victoire d’un mode de production social plus performant, pas seulement en termes d’armes de feu, mais aussi en terme de domestication : l’atout du cheval comme animal domestique et support de combat, ainsi que d’un système immunitaire renforcé à travers de millénaires.

La transition de l’humanité de la préhistoire à l’Histoire à partir du Néolithique, selon la périodisation canonisée, était donc accompagnée d’une véritable « tempête épidémiologique » (Scott) et l’évolution des sociétés occidentales ainsi que l’expansion et l’imposition de leur mode de vie sur le globe entier continuait et continue de l’être. C’est que les « facteurs civilisationels » qui caractérisent cette transition restaient les mêmes en s’aggravant : hyperconcentration des populations, destruction des derniers refuges de faunes sauvages suite à la déforestation et la désertification, élevage industriel en lieux fermés géants, accélération exponentielle des mouvements de transports internationaux et intercontinentaux.

C’est que l’espèce humaine s’est arrêtée à mi-chemin de sa révolution biologique qui tendait vers une humanisation de la nature, c’est-à-dire d’une évolution sur la base d’un nouvel équilibre, harmonieux, entre processus spontané naturel et une intervention humaine orientée par une pensée réflexive. En créant depuis le Néolithique des sociétés étatiques les humains ont engendré des excroissances qui s’autonomisaient et soumettaient l’espèce à des règles de survie, d’abord personnelles, par des rackets et des castes, de plus en plus impersonnelles ensuite, jusqu’à l’extrême d’une machine technico-économique échappant à tout contrôle aujourd’hui. L’espèce revient à une forme quasi-instinctuelle de mode de vie.

Ce ne sont pas des continents colonisés, qui ne sont pas rentrés dans l’Histoire, comme l’a dit un prédécesseur de Macron, aussi arrogant que lui, à propos de l’Afrique. C’est bien tout le genre humain, l’occident en première ligne, qui n’est pas sorti de la préhistoire, qui demeure dans une dynamique d’évolution aveugle, dans un automatisme non-pensé de la production et la reproduction de la vie. C’est à cause de cela que Marx et Engels disaient que l’histoire de l’humanité n’avait pas encore commencé. Au milieu du siècle dernier les penseurs de Francfort analysaient sous un angle similaire la « dialectique de la raison » (Horkheimer/Adorno), l’autolimitation de la raison, sa déformation en raison instrumentale sous l’impératif de la survie, comme une retombée dans l’animalité. Et Cesarano, un peu plus tard, voyait ce qu’il nomma la révolution biologique de l’espèce humaine, arrêtée à mi-chemin par la création de la Société, une « forme pseudo-naturelle » de « communauté fictive ». La société peut être, selon lui, considérée comme un équivalent fonctionnel de l’instinct chez l’animal. L’affranchissement de l’Homme de la condition animale « doit se lire comme l’évolution d’un ‘régime instinctuel’, violemment déplacé de la dimension de l’individu singulier –et de ses manières de se produire et de se reproduire- à celle du social. Le social est cet ‘individu collectif’ au fonctionnement autorégulateur, capable de se construire et de maintenir, dans le court terme, une pseudo-naturalité et un automatisme ‘instinctuel’ qui lui sont propres. » [10] Dans la même perspective Marx avait parlé de la société humaine comme d’une « seconde nature », obéissant à de lois économiques quasi-naturelles. Cesarano en tira cette conclusion : « L’origine de l’homme n’est pas derrière lui : elle lui fait face. L’origine de l’espèce est la fin à laquelle tend la révolution biologique. » [11]

Cesarano avait également déjà constaté la course folle et destructrice dans laquelle la machine-capital s’était enfoncée. Il avait d’ailleurs intitulé Apocalypse et Révolution un livre écrit en 1972. Mais ni lui, ni tous ceux qui après lui venaient de mettre en garde contre les différentes formes d’implosion de nos sociétés, avaient mis l’accent sur cette menace particulièrement mortelle de nouvelles épidémies, voire pandémies. C’est que l’apparition des nouveaux virus infectant l’homme à travers le « saut d’espèces » est relativement récente. « Ce n’est qu’ « à partir des années 1980 et plus encore depuis le début du XXIe siècle » que l’on « constate un emballement du rythme des nouvelles zoonoses. » (Baschet) La boucle est bouclée. L’extension de notre mode de vie désastreux sur tous les continents a provoqué dans des régions épargnées jusqu’à maintenant, où se trouvaient encore les derniers refuges de faunes sauvages, une « tempête épidémiologique » du même genre que l’humanité a connu au début du chemin, au Néolithique. Ebola, SRAS, coronavirus ne sont que les premières apparitions d’un « effet boomerang » qui commence à nous atteindre.

Nous avions fait l’expérience que l’air sur le globe devenait irrespirable dans tous les sens. L’homme-prédateur n’avait pas trouvé sur son chemin d’adversaire qui pouvait le freiner d’une façon décisive. C’est seulement maintenant qu’arrive un virus qui nous étouffe littéralement. Nous avions compris dans les luttes des dernières années que tout se tient, que nous nous battons le dos au mur, contre la déchéance de nos conditions de vie comme celle de la planète : Fin du monde- fin du mois, même combat ! L’apparition du virus nous a donné un dernier avertissement, montrant que l’urgence est encore plus criante. C’est notre « vie nue » qui est menacée directement, si nous ne sauvons pas toute la vie sur la planète : sauver sa vie–sauver la vie, même combat !

Le cycle de l’errance de l’humanité depuis le Néolithique arrive à une fin apocalyptique. Maintenant ou jamais il faut sortir de la préhistoire de l’humanité ; en créant la communauté véritable des hommes, dans une relation fraternelle, tendre, avec la nature, une alliance harmonieuse du vivant.

Le combat s’annonce long et difficile. Ceux qui gèrent nos sorts n’ont que la continuité, le renforcement et le perfectionnement des routines établies en tête : reprise de l’économie, rafistolage de « l’État social », création de nouveaux outils sophistiqués de contrôle et de surveillance, progré des sciences biologiques et de techniques médicales et pharmaceutiques curatives. Même s’il y a des nuances d’orientations politiques entre tendances faschistoïdes, réformistes et « divers gauches » (rouges, roses, vertes), certes pas négligeables, toutes s’insèrent, chacune avec ses accentuations spécifiques dans le grand moule d’un système économique et étatique de « communauté fictive ». La machine autonomisée d’une société quasi-naturelle, donc inhumaine, n’est pas considérée comme un objet à détruire, mais seulement à gérer, sous des formes anciennes ou « innovantes » selon les préférences de chaque groupement.

Une telle sortie de la crise ne pourra qu’enfoncer encore plus l’humanité dans son retour à l’animalité, à la sphère instinctuelle. Nous ne produiront pas seulement des catastrophes climatiques, sociales, sanitaires toujours plus horribles : « Si nous n’opposons pas la quête à la vie bonne à la lutte pour la survie », dit le philosophe allemand d’origine sud-coréenne Byung-Chul Han, « l’existence post-épidémie sera encore plus marquée par la survie forcenée qu’avant cette crise. Alors, nous nous mettrons à ressembler au virus, ce mort-vivant qui se multiplie, se multiplie, et qui survit. Survit sans vivre. » [12]

Sauf que les virus dans leur « art d’être parasite » ont, élément du vivant, une sagesse de survie plus grande que l’homme inhumain et dénaturé. Ils ont la capacité de freiner une course trop destructrice. Les parasitologues l’ont constaté : « …les souches trop virulentes du parasite sont contre-sélectionnées. Comme nous le savons, un parasite qui tue ses hôtes trop ou trop vite diminue sa propre probabilité de survie. Les parasites sont capables de s’adapter très vite et leur virulence évolue vers la valeur qui leur assure le meilleur succès reproductif. » [13]

Les humains par contre, sous l’impact de leur comportement instinctuel sociétal, ont produit une sélection négative, en favorisant les variantes les plus virulentes de leur existence en sociétés. La forme-communauté fictive de société s’est organisée dans le cadre des unités ethniques et nationales en lutte pour la survie collective en concurrence entre elles. L’objectif était donc l’État le plus performant en termes d’efficacité économique et militaire. La dynamique guerrière de la course pour l’hégémonie entre ces unités ne connaissait aucun frein. La guerre finissait avec la victoire du plus fort, voire l’épuisement des deux adversaires belligérants. Les orgies destructrices suicidaires du XXe siècle étaient jusqu’à maintenant l’apogée de cette tendance à l’auto-anéantissement de l’espèce. Mais la logique à sa base est loin d’être mise à l’écart. La nouvelle menace mortelle pour toute l’humanité a même renforcé le réflexe d’un repli nationaliste. Sur tous les continents il y a de nouveau des candidats à l’hégémonie ethno-nationaliste autocratiques.

Il n’y a pas d’autre issue : Il faut terminer l’errance de l’humanité et détruire cette machine sociétale construite par l’homo domesticus à travers de millénaires, en réduisant l’homme à l’état d’homo economicus et en transformant la vie en commun en monstres sociétaux anthropophages. Partout dans le monde la lutte pour un nouveau départ a commencé. Une lutte contre l’ennemi extérieur, le capital-automate et ses esclaves gestionnaires, mais aussi une lutte intérieure contre les déformations subies à travers les âges. Il n’y aura pas de sauveur suprême ni de sujet historique pur, prédestiné. Nous seuls pouvons nous sauver, comme le Baron de Münchhausen qui parvint à se tirer de sables mouvants en se soulevant par ses propres cheveux.

Une telle volonté de recommencer tout sur de nouvelles bases est apparu, dans les insurrections de l’année dernière au niveau international, sous forme du slogan : « Pas de retour à la normalité parce que la normalité est le problème ! » Cette orientation partagée, traversant les spécificités locales déjà avant l’apparition du virus et le confinement de la moitié de la population mondiale, gagne une nouvelle actualité et pourra, après l’arrêt imposé, constituer la base pour un nouvel assaut général, visant à transformer l’arrêt temporaire subi en effort permanent de démantèlement des structures pathogènes et mortifères en place.

28/4/2020

Dietrich Hoss

[1Ce texte prolonge les réflexions entamées dans « Une réponse au ‘monologue du virus’ » (https://blogs.mediapart.fr/dietrich-hoss/blog/110420/une-reponse-au-monologue-du-virus)

[2Voir : Jacques Camatte, Errance de l’humanité-Conscience-Communisme, dans Revue Invariance, année 6, série 2, no. 3 (https://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/errance.html) Il est vrai que Camatte utilise la notion de l’errance principalement comme caractéristique du cheminement de l’humanité des dernières siècles, l’époque de l’enfoncement à fond dans le développement des forces productives. Mais son texte, qui traite aussi du sédentarisme comme point de départ de ce parcours, permet de l’utiliser également dans un sens plus large.

[3Voir : James C.Scott, Homo Domesticus- Une histoire profonde des premiers Etats, La Découverte 2017

[4Voir : Giorgio Cesarano, Manuel de survie, Les Editions la Tempête 2019 [version originel en italien 1974]

[5Voir James C.Scott, loc.cit. , le chapitre intitulé : « Zoonoses : la tempête épidémiologique parfaite », p.107-129

[6Voir : Claude Combe, Les associations du vivant-L’art d’être parasite, Flammarion 2001, aussi : https://www.liberation.fr/week-end/2005/06/11/les-parasites-jouent-un-role-moteur-dans-l-evolution-du-vivant_523275

[7Voir l’exemple que donne Claude Combe dans l’entretien avec Libération cité : « [Question] On a cependant du mal à concevoir l’utilité des tiques… [Réponse] Et pourtant…Une antilope dans la savane porte entre 5000 et 10000 tiques. Elle passe 30% de sont temps à se toiletter, c’est-à-dire à contrôler la démographie de la tique. Que se passerait-il si on débarrasserait toutes les antilopes de leurs tiques ? Elles y trouveraient un avantage immédiat : elles passeraient plus de temps à manger, elles grossiraient et se reproduiraient davantage. Les lions seraient contents…Ils auraient plus à manger et ils se reproduiront plus, d’autant que les antilopes, plus grosses, courraient moins vite. A qui profiterait la mort des tiques ? Aux lions ? Aux antilopes ? Ce qui est certain, que l’équilibre entre proies et prédateurs changerait. »

[8Voir le récit historique des épidémies chez Jérôme Baschet, Qu’est ce qu’il nous arrive ? Beaucoup de questions et quelques perspectives par temps de coronavirus, (https://lundi.am/Qu-est-ce-qu-il-nous-arrive-par-Jerome-Baschet)

[9« En 1347, les Mongols – qui faisaient payer tribut aux principautés russes et razziaient des populations slaves, revendues aux Osmanlis comme esclaves – vinrent assiéger le comptoir génois de Caffa. Lorsque la peste se propagea parmi eux, avant de se retirer, leurs généraux ordonnèrent de catapulter dans la ville les cadavres de pestiférés. » (http://pantopolis.over-blog.com/2020/03/capitalisme-guerres-et-epidemies-xi-jin-ping-10-fevrier-2020-c-est-une-guerre-que-nous-devons-mener-tous-ensemble-macron-16-mars-20)

[10Giorgio Cesarano, loc.cit., p. 95s.

[11Id. p.100

[12La révolution virale n’aura pas lieu, dans : Libération 6/4/2020, p.20s.

[13Claude Combe, loc.cit., p.324

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