D’une guerre sans trêve - Joseph Andras

Reportage au long cours auprès de militants antispécistes

paru dans lundimatin#176, le 31 janvier 2019

Actions coup de poing le jour, animaux sauvés des abattoirs, « association de malfaiteurs », sanctuaire, opérations nocturnes, désobéissance, tribunal, action directe. L’écrivain Joseph Andras est allé à la rencontre des militants de l’organisation antispéciste 269 libération animale et nous a confié ce reportage au long cours.

« Je ne comprends pas le meurtre d’un animal ou d’un homme »,
Élisée Reclus, correspondance, 1884

Des regards, que l’on saisit dans l’ouverture de la paroi métallique. Des yeux affolés. Des cris. Beaucoup n’ont même pas un an. Il fait froid et l’air devient pénible à respirer : l’odeur nue de la mort. Les véhicules, protégés par les forces de l’ordre, vont défiler jusqu’à l’aube – mêmes regards, mêmes cris. Ils repartent vides, délestés des corps entassés par centaines et bientôt sans vie, crâne un à un perforé, gorge de part en part tranchée. Impossible d’avancer plus avant : un cordon d’hommes armés sécurise le bâtiment interdit au public. Les militants sont une soixantaine ; certains brandissent un poing fermé, d’autres ne parviennent pas à contenir leurs larmes. Les traits sont tirés. Ils sont ici depuis une dizaine d’heures déjà : l’abattoir de bovins, un des plus gros de la région, ne s’arrêtera pas.

S’organiser

269 Libération animale a vu le jour à Lyon, en octobre 2016. Une branche de l’organisation mondiale 269 Life, née en Israël ; un chiffre en hommage à ce veau numéroté, issu d’une ferme laitière, que des militants avaient sauvé d’une mort programmée. Mais le jeune collectif français a depuis coupé les ponts : entièrement autonome, il rejette le désengagement politique de son aînée et entend bien mener de concert l’ensemble des luttes pour l’émancipation – animales et humaines. Un couple s’avance à sa tête : Ceylan Cirik et Tiphaine Lagarde. Ils vivent chichement, à la campagne. Lui, fils défavorisé des quartiers populaires de la Loire ; elle, fille de la classe moyenne supérieure d’une commune de Meurthe-et-Moselle ; tous deux ont entre 35 et 40 ans. Un petit chien noir somnole sur le fauteuil de la pièce principale. Aux murs, des photographies de Malcolm, un cochon exfiltré par leurs soins, et trois clichés d’un guérillero pris dans les montagnes du Kurdistan. «  C’est mon oncle  », commente Ceylan Cirik avant d’ajouter qu’il serait également au front contre les troupes turques ou fascistes s’il ne devait pas, ici, prendre sa part dans la lutte animaliste. Nulle fanfaronnade ; Cirik, charpentier de formation, est tout d’un bloc taillé : sportif, sanguin, tour à tour implacable et farceur – il tutoie tout le monde et ne goûte pas au désordre. Lagarde, voix d’un calme égal et gestes mesurés, semble son plus complet envers. S’il manie volontiers le coupe-boulons ou le pied de biche et qu’elle lit non sans passion Hannah Arendt ou Angela Davis, Cirik refuse d’être réduit à ses seules dispositions physiques : « Je sais pas bien écrire, mais j’ai aussi des choses à dire.  » Le fondateur de l’organisation monte le volume de la musique : des chants des révolutionnaires kurdes du nord de la Syrie.

Tous deux ont milité au sein des cortèges légalistes et pacifistes. Ils ont cru qu’une réforme était possible, d’un pas puis l’autre : on ne les y prendra plus. Leur ligne ? L’action directe, l’agir en commun, la désobéissance civile et la confrontation ouverte – «  insurrectionnelle » et «  révolutionnaire  » – avec l’industrie agro-alimentaire et l’État capitaliste. «  L’information elle-même ne changera rien », assure un de leurs textes. Le couple a abandonné les tracts de rue et les happenings dans les supermarchés ; ils n’entendent plus s’adresser au consommateur, du moins directement, ni à « convertir » quiconque. « L’antispécisme n’est pas une religion !  », objecte sitôt Tiphaine Lagarde. Qu’est-ce à dire ? Forgé dans les années 1970, l’antispécisme s’oppose au spécisme, entendre la discrimination systémique d’individus en fonction du seul critère de leur appartenance à une espèce. Pas de « conscientisation », donc, ni de « culpabilisation » : ils ne s’attardent pas sur le contenu des assiettes de celles et ceux qui les approchent et se félicitent d’avoir un avocat «  extérieur  » au mouvement. L’ennemi, c’est le système, celui qui, en France, abat chaque jour et sans nécessité 3 millions d’êtres doués de conscience et de subjectivité dans ces lieux jadis appelés « tueries ».

L’organisation compte 150 activistes (de différentes nationalités), 17 blocages d’abattoirs et 9 procès (5 autres sont à venir). L’essentiel reste ailleurs à leurs yeux : 414 animaux ont pu être exfiltrés, donc sauvés, en plus de deux ans. « On voudrait faire tellement plus...  », ajoute Cirik. Mais le tandem fait désormais l’objet de deux condamnations avec sursis : à la prochaine infraction commise sur le sol hexagonal, ce sera la prison. « Je suis prêt à y aller  », fait-il, presque laconique. « Mais on n’a aucune envie d’être des martyrs  », précise Lagarde. Retrait stratégique provisoire des cadres, dès lors ; les camarades sont là.

Libérer

Nuit noire. Visages masqués, mains gantées. La porte de l’abattoir vient d’être ouverte : les premiers militants s’engouffrent. Aucun travailleur, seulement les cris des bêtes parquées et bientôt tuées saturant tout l’espace. L’animal choisi – par quelque sordide hasard – est soulevé par quatre personnes. Le véhicule utilitaire, en amont matelassé de paille, démarre en trombe après la fermeture du coffre. Dispersion. « C’est l’horreur, à chaque fois, de laisser les autres  », murmure dans l’obscurité une militante anonyme.

Accueillir

Un agriculteur de la commune accueille Cirik en riant. Sans doute ne sait-il pas tout des positions de son client : c’est ici que l’organisation animaliste se fournit en paille. Gérard [1] lui propose « un petit verre  » après avoir chargé la camionnette du militant, qui décline chaleureusement l’invitation. Deux vaches broutent à quelques mètres. « Bientôt au congélateur, celles-là !  », lance l’agriculteur avant d’éclater de rire.

L’adresse du refuge, bien connue des services de renseignement, est tenue secrète. Une « terre d’accueil  », ainsi qu’ils l’appellent également, une « zone libre  », un « territoire de lutte  » à même d’esquisser ce que pourrait être, un jour, une société post-spéciste : « c’est une défense qui s’organise, c’est une fabrique de complicités offensives et de liens ». Quatre moutons profitent de l’ombre portée d’un enclos ouvert, où somnole Sakine, une vache. Des poules flânent ; des canetons suivent leur mère ; une couple d’oies inspecte les environs. Trois chèvres s’affairent, museau plongé dans un tas de foin. Les deux cochons de la tribu rescapée se trouvent au fond du terrain. Cirik déverse des seaux sur la terre retournée par leurs groins : l’un de leur deux repas quotidiens. C’est donc cela que le redoutable «  QG des révoltés  », aux dires de quelque procureur ayant comparé l’organisation au désormais célèbre « groupe de Tarnac ».

Pas de repos, pas de sorties, pas de soirées, pas de vacances. Entre 60 et 70 animaux vivent ici. « Je l’avais dit à Tiphaine, ça sera une vie difficile, il faudra tout sacrifier  », raconte son compagnon. Des militants viennent les aider à entretenir l’endroit, nourrir et soigner les animaux. Les ventes de vêtements aux couleurs de l’organisation et les dons en ligne assurent des rentrées indispensables. Tous les animaux portent un numéro national unique – une étiquette d’oreille colorée, pour les mammifères. « On n’a pas le choix si on veut les garder  », déplore Cirik. Ironie du sort : l’homme a le statut officiel d’éleveur. Il en sourit, quoiqu’un peu jaune : « On n’élève personne, et encore moins pour les tuer.  » Afin de répartir au mieux l’ensemble des animaux libérés des abattoirs ou des laboratoires, l’organisation compte sur les terres de plusieurs de ses militants, dont un ancien éleveur, en France et en Belgique. Tiphaine Lagarde s’amuse du terme « vol », volontiers employé par leurs ennemis : « Les animaux n’appartiennent qu’à eux-mêmes.  »

Romain, la vingtaine, casquette et cheveux bruns, est venu prêter main forte. Sympathisant libertaire, il ne consomme plus de produits d’origine animale depuis 2 ans. Son déclic ? Un documentaire révélant les conditions d’élevage et d’abattage. Il n’avait dès lors « pas hésité une seconde  » à s’investir dans l’action politique, fût-elle illégale. Mais le véganisme, rappellent-ils en chœur, n’a rien d’un mot d’ordre : il importe d’abolir un système d’exploitation et non de louer un régime alimentaire aisément assimilable par l’ordre individualiste et marchand. « Le mot “vegan”, va jusqu’à écrire l’organisation, est devenu un label, une marque, une mode, un hashtag branché, une identité sociale  ».

Relier

« De même que le sexisme prône la domination du sexe masculin sur le sexe féminin, le spécisme prône la supériorité arbitraire d’une espèce, l’Homo sapiens, sur toutes les autres  », précise l’enseignante vacataire en droit. Une articulation évidente pour la féministe qu’elle est : le combat des suffragettes revient à l’envi sous sa plume. C’est en s’opposant ouvertement aux institutions gouvernementales et patriarcales – infractions « à l’ordre public », refus de s’acquitter de l’impôt, grèves de la faim, bris de vitrines, sabotages, incendies et dépôts de bombes – que les activistes britanniques parvinrent à fracturer la société tout entière, jusqu’à obtenir, en 1918, le droit de vote aujourd’hui loué par l’intégralité du corps social. Ceylan Cirik entérine : «  Nous, on dit : ’La justice pour tous.’  » L’organisation, largement inspirée par la tradition libertaire européenne et le mouvement radical afro-américain, multiplie les rencontres avec les marges combatives de la société et affiche une position singulière au sein de la très hétéroclite « cause animale », majoritairement « apolitique », donc sujette aux récupérations libérales, voire, parfois, identitaires : l’antispécisme est partie prenante des luttes sociales. En septembre 2017, une trentaine de membres de 269 Libération animale perturbaient ainsi la Fête du cochon organisée par la mairie frontiste d’Hayange ; on lisait sur leurs pancartes : « Ni racisme / Ni spécisme / Pour un monde sans oppression ni discrimination  ».

Position singulière, quoique séculaire. On songe à Louise Michel, avouant dans ses Mémoires : « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes.  » Et, rappelant l’inextricable unité des batailles émancipatrices, la communarde de lancer : « C’est que tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’aux nids humains décimés par la guerre.  »

Résister

Un tribunal comme il en est tant. Un fonctionnaire de police circule dans l’allée pour s’assurer que tous les téléphones soient éteints. Le couple est à la barre ; une vingtaine de militants – « très disciplinés  », dira Cirik – sont venus, parfois de l’autre bout de la France, afin de les soutenir. Tiphaine Lagarde a préparé un discours, imprimé sur une feuille A4, relu et surligné au stabilo rose avant que ne commence la séance ; en vain. Les prises de parole sont brèves et le procureur de la République refuse tout « débat  » philosophique ou politique sur la nature juridique des animaux – pourtant définis par le Code civil comme des «  êtres sensibles  ». Lagarde a le visage fermé. Elle assure qu’il n’est pas possible d’agir dans le cadre de la loi au regard, précisément, de ladite loi. « C’est un triste constat  », dit-elle avant d’invoquer le « droit de savoir  » d’une population qui ne peut plus ignorer ce qui se déroule à l’ombre de ces murs. Le couple se tient par la main. Ceylan Cirik « revendique  » sans ciller ses faits et gestes. Leur avocat se déclare «  extrêmement fier  » de défendre si digne cause puis plaide la relaxe. Le juge rappelle que « les abattoirs sont des employeurs importants  » ; la partie civile charge derechef les accusés. « Dossier suivant  », entend-on.

Débriefing, dans un café à deux pas. « Ils dépolitisent au maximum, c’est très frustrant  », commente Lagarde. « Ils nous traitent comme des délinquants, pas comme des militants politiques », renchérit Cirik. Bien sûr, ils se savent minoritaires. « Mais heureusement qu’il y a eu des minorités, dans l’Histoire !  », lâche-t-il avec vigueur. Sophia, 21 ans, peste pour sa part contre ceux des agents de police qui, lors de l’évacuation d’un abattoir par leurs soins bloqué, lui arrachèrent ses boucles d’oreilles, touchèrent sa poitrine et l’insultèrent : « Quand ils sont obligés de se mettre à trois sur une fille, ça les rend fou, ils se sentent émasculés.  »

La désobéissance civile, estime toutefois la cofondatrice, n’est plus suffisante. Assumer la répression à visage découvert était une « phase  » indispensable, mais, par trop coûteuse en forces vives, de nouvelles stratégies, plus anonymes et insaisissables, doivent être déployées afin de garantir la perpétuation du mouvement et la multiplication de « foyers  » dissidents sur l’ensemble du territoire et des pays frontaliers.

S’étendre

Fin novembre 2018. Mirabelle et Matthias [2], deux militants de l’organisation, sont interpellés puis placés en garde à vue pour une action de sabotage menée sur l’abattoir de Perly, dans le canton de Genève. Les animaux tués chaque jour, stipule le courrier anonyme, «  méritent de vivre une vie la plus longue et heureuse possible ». Tous deux, dont la présence sur les lieux est suspectée, sont incarcérés le 1er décembre – Mirabelle sera libérée au début du mois de janvier 2019 ; à l’heure où nous écrivons ces lignes, Matthias passe sa cinquante-huitième nuit derrière les barreaux.

L’organisation n’en poursuit pas moins sa route, soucieuse, comme nous le dit Lagarde, d’être « un déclencheur de quelque chose  » – il lui faut même s’agrandir. Le terrain qui abrite le refuge n’est plus en mesure de répondre aux besoins quotidiens des animaux ; les responsables tentent dès lors de rassembler des fonds afin d’acquérir une parcelle de prairie de 7 hectares en pleine forêt. «  Minés, dans un premier temps, par les coups portés, nous n’avons toutefois pas dit notre dernier mot.  »

[1Le prénom a été modifié.

[2Les deux prénoms ont été modifiés.

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