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Arcadio Wang

paru dans lundimatin#305, le 20 septembre 2021

Le premier à le remarquer fut évidemment l’intervenant, qui faisait face à un auditoire constitué d’une petite trentaine de personnes. Il se demanda plus tard combien de temps il avait mis à réagir. Il animait la formation tout en analysant le personnage dégagé mais professionnel qu’il essayait de figurer pour son petit public ; en même temps il ne perdait pas de vue le fil que son discours devait suivre ni les anecdotes et plaisanteries qu’il avait déjà éprouvées et qu’il devait insérer pour apporter de la détente à ses auditeurs, les remobiliser. Bref, il faisait son travail d’orateur, auquel il était depuis longtemps rompu, et c’était pour cela, expliqua-t-il plus tard, qu’il avait certainement tardé à remarquer l’énormité de ce qui s’exhibait sous ses yeux.

Cependant, dès qu’il la vit il se tut, enfin il acheva tout de même sa phrase, car cette phrase il l’avait répétée beaucoup de fois après toutes ces années et il fallait bien qu’elle suivît son cours. Mais son débit se tarit comme une source de l’anthropocène, s’achevant en un maigre filet de voix. Ses yeux s’étaient agrandis sous la stupéfaction. Il s’était figé.

Alors tout le monde quitta l’orateur des yeux pour suivre son regard pointé vers le fond de la salle. Dernier rang, table du milieu. Il l’avait baissé. Non comme certains qui s’oublient et que l’on peut rappeler à l’ordre, d’un geste discret, pour qu’ils le remontent. Non, franchement, rabattu sous le menton, on voyait tout. Il avait le même regard un peu vide que les autres stagiaires concentrés sur le discours de l’orateur et prenant des notes, mais cette attitude conforme rendait plus choquant encore ce qu’il exhibait aux yeux de tous. Toute la partie basse de son visage. Son nez saillait grotesquement, au milieu de la salle il paraissait plus gros et indécent encore que les nez le sont déjà dans l’intimité ; de forme patatoïde, l’appendice luisait un peu et même le formateur devinait ses pores larges, il s’imposait comme un organe à fort rendement, débouchant sur deux cavités larges et obscures au bout desquelles quelques poils longs, par intervalles rapides, étaient couchés sous une respiration forte mais régulière ; en dessous, les deux parties charnues, presque roses de ses lèvres, entourées d’une barbe négligée, de celles que l’on laisse pousser justement parce que le masque doit les dissimuler. C’était écœurant, l’intervenant répéterait ce mot plus tard à ses pairs, de mémoire de formateur jamais cela ne s’était vu et-pourtant-trente-ans-de-métier...

Les stagiaires se taisaient et parmi eux la plupart des hommes évitaient de regarder l’intrus, honteux pour lui, honteux pour eux-mêmes bizarrement. Une femme fut la première à briser le silence et à interpeller bruyamment le stagiaire qui s’était ainsi horriblement oublié. Ce fut elle qui le tira de son hébétude. Il remit d’un geste vif son masque sous ses yeux et bredouilla des excuses.

Mais la séance ne pouvait évidemment reprendre comme si rien ne s’était passé. Le formateur annonça qu’il l’interrompait et sortit vite de la salle après avoir rassemblé ses affaires. Le stagiaire du fond n’eut même pas la présence d’esprit de le suivre pour se justifier, il continuait à débiter qu’il ne s’était rendu compte de rien, qu’il ne comprenait pas, qu’il s’était oublié, il répétait ces trois phrases comme s’il en était réduit à espérer que ses paroles finiraient comme une incantation par conjurer la réalité. Ses voisins s’étaient pour certains échappés, mais la plupart demeuraient agrégés, accompagnant leurs regards de jugements sévères. On devinait des rictus de dégoût sous les masques.

Lorsqu’il fut convoqué, il répéta une nouvelle fois ces mêmes excuses, il ne s’était rendu compte de rien, il n’avait pas même le souvenir du moment où il l’avait baissé, il s’était oublié. Il semblait aussi choqué que ses victimes. Le formateur confirma dans sa déposition l’état d’absence dans lequel le fautif semblait avoir commis son acte. Un psychologue expliqua qu’en effet ce genre de cas se voyait, c’était l’un de ces mauvais tours que le subconscient pouvait jouer, certes pas à tout le monde, fort heureusement, mais pour ce genre d’individus fragiles, déjà mal intégrés... ; cependant, il l’assurait, une médication adaptée pourrait tout à fait éviter que ce genre d’indécence ne se reproduisît. Le psychologue était éloquent, professionnel, et on allait lui faire confiance, le croyant même lorsqu’il affirma que le pervers pourrait – pas tout de suite bien sûr, mais après une série déterminée d’étapes et dans un épais brouillard chimique – réintégrer la vie commune.

Cependant, toute cette rassurante perspective s’effondra lorsqu’il ressortit de la minutieuse enquête menée sur le fautif qu’il avait jusqu’alors réussi à vivre sans pass sanitaire.

Alors l’indignation ne connut plus de bornes.

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