Cordelia la guerre.

paru dans lundimatin#108, le 13 juin 2017

Cordelia la guerre. Une langue rapide – à moins que fragmentée. Aussi rapide et fragmentée que la pensée. Qu’un possible de la pensée, aujourd’hui. Une langue-pensée hachée, haletante. Impossible de respirer calmement. Impossible de parler-penser calmement.

Cordelia la guerre. Dans ce livre qui est un polar c’est-à-dire une tragédie c’est-à-dire une enquête sur ce que nous vivons c’est-à-dire sur ce qui nous pend au nez pour demain déjà là – de tout temps – , un commissaire a pour nom Durruty. Il est asthmatique.

Impossible de respirer normalement.

Toute l’histoire de l’humanité nous traverse. Sans arrêt. Ça recommence, la catastrophe. Non. Ça continue. Avec variantes. Et pour le progrès, vous repasserez.

Durruty. Durruti.

La colonne Durruti est le nom d’une colonne de combattants anarchistes qui faisait partie des milices confédérales de la CNT et de la FAI pendant la guerre d’Espagne.

La colonne Durruti est le nom d’un fanzine situationniste, aussi.

Dans Cordelia la guerre, il y a des colonnes de combattants qui marchent dans la forêt, rejoignant les combats, les menant. Il y a une guerre, on ne sait pas bien où. Si. On sait. Partout. Dans tous les corps.

Dans Cordelia la guerre, Durruty n’est pas Durruti.

Dans Cordelia la guerre, Durruty a bien du mal à diriger sa propre vie. Il habille une femme amnésique des habits de sa femme partie ou morte. Et la femme amnésique est peut-être un homme. Et. Si une colonne Durruti existe dans Cordelia la guerre, c’est une femme qui la dirige. Soit sous le nom de Cordelia, fille du roi Lear – Cordelia qui ne ment pas, Cordelia qui aime et parle franc, quitte à vivre l’exil. Soit sous le nom de Gabrielle, femme d’un Grec, et pour laquelle le jeune Ziad perd le sommeil mais pas la mémoire. Qui est Ziad ? Un jeune gars qui avec Zelda, jeune femme, enquête sous les ordres de Durruty qui ne donne guère d’ordre mais qui les aime, Ziad et Zelda. N’a-t-il pas d’enfants Durruty ? N’y a-t-il ici que des enfants perdus dans un carnage insensé ? Non.

Cordelia la guerre. Ça foisonne de partout. Avec des personnages d’une enquête policière et des personnages de Shakespeare. Ça foisonne. Dans un contemporain que l’on voudrait croire fantasmatique fantastique, cauchemardesque non réaliste. Non. Non. On reconnaît tout des pans de ce que notre époque produit de cauchemar. Tout de ce que notre réalité est à même de produire, et produit déjà : celles et ceux à la rue, celles et ceux traversant frontières, guerre civile, roi du pétrole assassiné avec interventions militaires internationales, ou, et, nationales, résistance dans les forêts, avec : cru démente du grand fleuve et destruction de la ville par la montée des eaux, jusqu’aux cinquièmes étages des immeubles. Avec : destruction de la ville par la dévastation humaine même. Ville du haut pour les riches, ville du bas pour les pauvres. Et l’eau jaune du fleuve dont le jaune varie chaque jour selon les gaz ou la chimie ou les cadavres qu’il charrie. Et : plus ni pauvres ni riches en ville, plus personne, ville désertée. Gaz chimiques, l’air est irrespirable et pourtant on y vient encore respirer, et c’est là que l’on vit. Là ou dans quelque autre recoin, devant un bar, détruit, dans la montagne où un jour des cadavres fantômes à la peau déchiquetée, transparente, fluorescente, surgissent et marchent en levant haut leurs jambes ou leurs genoux, et c’est comme une hallucination tout droit sortie de Céline et de la première guerre mondiale. On est alors dans Guignol’s Band, ou dans le Pont de Londres. Un autre jour, se dessine une espèce d’arc en ciel, à moins qu’il ne s’agisse d’un arc irradiant après quelque atomique – non, encore autre chose – explosion.

Il y a des femmes dont les chevelures prennent feu quand elles voient des hiboux cloués à des arbres, ou en d’autres occasions. Il y a un commerce de rubis synthétiques dont Zelda veut comprendre qui le dirige, qui l’organise, et pourquoi et au service de quoi existe ce commerce avec des morts, des morts, des morts, des morts, des morts, peut-être autant de morts que de rubis produits. Hypothèse : Zelda finit par comprendre que le commerce de rubis synthétique n’existe pour aucune autre raison que celle de pouvoir semer non plus des petits cailloux gentils dans les forêts des contes de notre enfance, non, mais des cailloux, oui, synthétiques, pour ne pas se perdre, réellement, pour ne réellement pas se perdre – dans quoi ? dans le comptage des morts ? Non.

Des rubis au sol pour faire un chemin. Pour que des ami.e.s puissent le rejoindre.

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