Alain Damasio

#Macron
#EnMarcheVersLaChute

paru dans lundimatin#103, le 9 mai 2017

Alain Damasio écrit de la science-fiction comme d’autres lancent des pavés : dans le but de trouver, parfois à tâtons, quelques sentiers hors du désastre. Ses deux livres les plus connus, La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent, ont redonné au conte philosophique une actualité sans niaiserie, et nourri l’imaginaire d’une génération plutôt que son désespoir.

Illustration Jérémie Masson

Dans un numéro précédent, nous avions publié la vidéo suivante, dans laquelle Alain Damasio contribuait à l’abécédaire de la ZAD.

Il nous livre cette semaine sa vision d’un monde sans Macron.

Altistes et Solistes

Dans nos villes soumises à la prédation privée, les espaces encore libres se trouvent sur les toits et sous les sols : Altistes et Solistes s’en emparent pour les mettre en commun et faire sonner, tels riffs, les cordes intenses qui nous lient .

Perchés sur les toits des cités, des tours, des immeubles, les Altistes ne cessent d’ouvrir de nouveaux camps éphémères et durables, posés contre le ciel et toisant la ville. Ils tirent leur eau de la pluie, circulent de toits en toits par des chemins aériens et des tyroliennes, grimpent et descendent en rappel. Ils ont leur soutien dans les immeubles, leurs accès aux trappes, leurs chemins de corde. Ils tapent les réseaux sur place, montent la bouffe par poulie, proposent sur le toit des spectacles, des concerts, des barbeuques, une convivialité perdue. Bientôt, des potagers naissent et distribuent les légumes dans ma cité, la permaculture bruisse sur les toits, des panneaux solaires mobiles apportent l’énergie nécessaire et les copropriétaires flippés commencent à réfléchir et à apprécier.

En échange du squat toléré, les Altistes aident les habitants de la Cité, donnent des cours, garde des gosses, filent des coups de main aux vieux, rendent service et progressivement se lient aux habitants et trouvent leur symbiose là où on les voyait d’abord comme des parasites. Le mouvement envahit progressivement les tours de bureaux, squatte la Défense et les Centres d’affaires, devient une façon d’habiter, une ligne mélodique libre entrelacée à la saturation urbaine.

Parti de France, le mouvement fait des petits partout en Europe, porté par la crise du logement. Il devient une philosophie, un rapport au risque, au vide, à l’espace, à son corps, au ciel. Une nouvelle manière de regarder la ville et de l’aimer, de l’embellir par des airchitectures posées et agiles, fixées parfois aux parois. Les « Aircamps » accueillent aussi bien jeunes, migrants, étudiants, sans abris, militants, curieux…

Les Solistes, eux, sont cataphiles, ils investissent les souterrains, les parkings, les tunnels, là où la propriété privée n’a plus cours. Ils sont l’underground, le caché précieux, là où se créent les actions, où se stockent les ressources, où s’abritent ceux qu’on traque. Un lien secret les unit aux Altistes dont ils forment le contrepoint obscur. Ils sont moins exposés, moins délogeables et trouent la ville d’un réseau complice.

Gang anarchitecte

Imaginons : des brigades anarchitectes capables de (co-)monter des cabanes et des abris solides en une seule nuit, en mode solo— ou mieux, avec des migrants et des sans abris — et que s’y installent aussitôt ces populations qu’on traque et qu’on chasse, tout autant que des étudiants ou des sympathisants, des groupes et des grappes militantes. Selon la vitesse, la dextérité, les matériaux utilisés, on peut imaginer construire des hameaux en une nuit, des quasi-villages, particulièrement dans des zones moins fliquées que le centre-ville ou sur des espaces plus difficiles à repérer ou à déloger : zones intersticielles, îlot sur la Loire, îlot artificiel de palettes, cabanes perchées, rond-points immenses d’entrée de ville, nœuds d’échangeurs, Calanques, hippodrome, friches, usines fermées…

Ou carrément faire sortir un camp de terre dans une zone inattendue et cachée, loin des villes.

L’anarchitecture doit être une insistance. Ce qui est démonté doit être remonté ailleurs le lendemain. Comme un taf qu’on efface et qu’on regraffe. Ce qui est attaqué par la Police doit être défendu, en mode Greenpeace /luttes non violentes : groupe nombreux, membres enchaînées, nuque bloquée dans la structure, désincarcération très compliquée — ou encore enfants et bébés impliqués, personnes âgées. Parier sur la force du bâti mais aussi sur sa beauté, l’intelligence de son insertion urbaine et écologique, sa façon élégante d’être là sans gêner le quotidien des gens — et même en lui apportant quelque chose. Café éphémère, artisanat d’appoint, aire de jeux improvisée pour les mômes qui passent, exposition sauvage, théâtre de rue, sans jamais oublier l’échange et le partage : aide aux vieux qui sont souvent les plus flippés et peuvent retourner leur perception s’ils sont respectés et aidés, aide aux mères célibataires, coups de mains multiples. Être là pour être avec, pas pour être contre. Avec du tact dans le rapport à son environnement. De l’anarchitact.

Ces brigades anarchitectes sont des sortes de gangs polymorphes. Elle sont métissées de faiseurs, d’ouvriers, d’artisans et d’artistes mêlés, d’architectes des petites surfaces et de l’habitat léger, de tacticiens de la lutte urbaine et de diplomates de terrain, de logisticiens malins et d’athlètes de la poutre portée. Certains cherchent et trouvent le site, d’autres pensent le transport des matériaux, d’autres encore conçoivent les plans, assurent la construction concrète du hameau, les grappes de cabanes, d’autres affinent l’insertion urbaine, les derniers se préparent à négocier avec la Police. Dans le gang même vit et agit déjà le monde qu’on souhaite : un monde d’ouvriers et d’œuvriers, d’habitants futurs et de penseurs en acte.

« Étranger, ici on aime les étrangers »

Pour les camps de migrants — dans ou en dehors des camps officiels ou labelisés par l’État — nous avons une idée simplissime : donner aux migrants la possibilité de construire eux-même leur maison — leur hutte, leur casbah, leur yourte, leur tour. Avec l’aide d’architectes, d’ébénistes, d’ouvriers du bâtiment, de maçons, s’il le faut. Avec l’apport d’artistes pourquoi pas ? Mais surtout avec leurs propres mains, leur propre culture forcément métissée d’exilés, leurs propres envies. Leur offrir la plus évidente des hospitalités : cette fierté d’être autonome pour s’abriter et reconstruire une vie digne. On n’accueille réellement personne sans lui donner un bout de terre, un bout de terrain, un lieu où construire un chez-soi qui lui ressemble. Une maison donc. Une maison qui dans sa forme et ses matériaux sera déjà une façon de s’entrelacer au pays.

Le camp qui en résultera naturellement sera plus proche d’un hameau ou d’un village car on pourra aussi travailler en commun les circulations, les places à palabres, les jardins, aplanir un terrain de foot. Il sera surtout à l’image des cultures qui le peuplent. Des habitats en terre, en pierre, en tôle, en toile, en béton ou en bois, avec des formes singulières, une patte, une griffe propre à chacun. Et ce sera vraisemblablement beau et baroque. Beau car baroque.

Terraristes ! Zones Abondamment Désirables

La ZAD de Notre-Dame des Landes a prouvé sa richesse et à sa force. L’acronyme ZAD mute secrètement. De « zone à défendre », il devient pour nous « zone à déployer », à dupliquer, à démultiplier. Zones Abondamment Désirables.

Plus besoin désormais de s’arquebouter contre un grand projet d’aménagement pour naître. Un mouvement « terrariste » prend corps, venu du rural. Il consiste à acheter spontanément des terres délaissées, méconnues, sans valeur, à coup de financement participatif, parfois simplement sur un don d’un agriculteur, d’une commune amie, d’un riche complice. Des terres pour en faire des ZAD. Des ZAG (zone à grandir) pour nos-zigues ! Pour y expérimenter des Communes, des modes de vie qui échappent au capitalisme, au calcul-roi, à la mesure et offrent une autonomie ouverte sur le local, les villages alentour. Des Communes poreuses, aérées, lieux de passage, de voyage et de migrations, pôles d’accueil et portes-avions des luttes et des expérimentations.

Des hectares de forêt dans le Vercors où pousse un archipel de cabanes, faites intégralement à la main (chacune unique, singulière) et issues des ressources locales : terre, pierre, bois. Un opéra aboré dont les sièges sont fixés aux troncs et où la clairière forme scène, des chemins qui sont des arterres rythmés par le land art, des phares érigés en plein océan végétal. Des écoles où l’on fait, bricole et fabrique, chaque après-midi, en plein air, cerveau et corps actifs, où faire construire les mômes est partie intégrante de l’éducation. Des batîments fondus dans l’environnement, modèles d’une écologie sobre et rayonnante, qu’on habite ou qu’on offre ensuite aux migrants, aux sans abris, aux sans-terre, à ceux qui n’ont pas encore la force ou les ressources pour les faire eux-mêmes. Où l’on tisse les militances, entre primitivistes, antispécistes, anarcho-syndicalistes, écolocools, communards et communistes.

Des champs réinvestis dans les Cévennes, des corps de ferme remontés ou créés en Bretagne, des phalanstères à Ouessant et des écoles de la terre en Corrèze, des sites où l’on se forme, se transforme, désapprend et prouve que la vie est plus intense hors des réseaux de désirs piégés du capital. Ici tout est mis en commun : matériel, terre, savoirs, outils, productions.

Ça et là, par touches et tâches, portés par la jeunesse sans horizon, les Zones-Abondamment-Désirables forment des touffes, puis des buissons, puis une véritable friche sur la terre sèche du libéralisme. Le territoire national se troue, les poches communardes font comme un confetti joyeux sur les cartes. La Police n’y peut rien, n’a même plus le droit d’intervenir car ces hectares ont été achetés pour devenir inachetables, irrécupérables, ingouvernés. Là se nouent et vibrent les liens qui libèrent, dans tous leurs composantes : liens à la nature, aux animaux, au végétal, aux arbres qui se parlent ; liens aux autres qu’on écoute et accueille, avec qui l’on co-construit, co-fabrique, discute, s’engueule, s’affirme, grandit ; liens aussi retrouvés avec soi, les forces coupés ou fragmentés en nous. Et liberté d’éducation, de production, de travailler ou non, liberté des savoirs, propriétés ouvertes et annulées, existences connectées et déconnectées, justice autogérée, Communs partout.

Les populations affluent, repartent, se renouvellent et s’oxygènent réciproquement. Le dissensus dynamique est un mode de fonctionnement. Pensées multiples, militances multiformes, exigence partout.

Là où les espoirs d’alternatives butaient auparavant sur la propriété privée, la société de contrôle et la police des États, les ZAD offrent enfin une émancipation en acte et quotidienne.

Le mouvement terrariste n’a plus besoin d’être en lutte frontale et de devenir insidieusement l’ennemi qu’il combattait. Il pose et appose, hors du système, dans sa zone du dehors, ses propres pratiques et sa propre énergie. Ça ne l’empêche pas de contaminer viralement le dedans qui paraît, par contraste, tellement plus pauvre et sec que les jeunes ne s’y trompent plus. Les Terras, comme on les appelle désormais, enfantent un nouveau monde… dans la couleur.

Matériel libre, vie libre ! Zadacenters & rednet !

Qu’est-ce qu’un « matériel libre » ? Juste une technologie physique développée selon les principes des « ressources libres » (open source). Il regroupe des éléments tangibles — machines, dispositifs, pièces — dont les plans ont été rendus publics de façon que quiconque puisse les fabriquer, les modifier, les distribuer et les utiliser.

Les GAFA étouffent notre second monde. Ce second qui est devenu le premier : le monde « en ligne », réseautant, zozotant, qui préempte notre temps et nos facultés d’attention et encage ce qui devrait nous émanciper.

L’émancipation partira de la terre et de la chair, mais elle sortira aussi du numérique. Et elle impliquera de se réapproprier toute cette chaîne logistique digitale aujourd’hui intégralement privatisée et aliénée : aussi bien les câbles et la fibre que les nœuds du réseau, les antennes, les VPN, les routeurs, tout autant que les centres de données (datacenters) qui sont les ultramodernes forteresses de nos solitudes connectées.

Et en aval des « fournisseurs d’accès » (tout un poème), penser la totalité de nos pratiques en matériel libre, comme en logiciel libre : ordinateur et téléphone libre, électronique libre, caméra libre, baladeur, console, imprimante 3D libre. Tout un écosystème technique qu’on puisse se fabriquer, se bricoler, se partager, mettre en commun et qui échappe à l’empire du traçage gafesque.

L’enjeu des serveurs est particulièrement fort, tout comme la possibilité d’imaginer des centres de données autonomes, des zadacenters autogérés, nichés dans nos ZAD, et alimentés en énergie renouvelable. Cela pourrait déboucher non plus sur un darknet, mais un rednet ou un greenet — lieu d’expression et d’échange indépendant des monstres siliconnés.

Il existe aussi des projets de satellite libre pour un internet libre, peut-être devrions-nous allez y voir ? Car l’œil dans le ciel mérite qu’on le crève.

De nombreux logiciels et matériels libres existent déjà (et même des réseaux sociaux libres). L’enjeu semble surtout (mais c’est complexe) de les associer et de les articuler intelligemment, de tracer une ligne pure et libre qui aille du zadacenter au traitement de texte où je taperai ces mots. C’est un bel horizon à atteindre pour s’émancyber là où aujourd’hui on cyberne dans nos hivers numériques, en se faisant berner.

Homo faber

Plus globalement, la pratique des faiseurs (makers), des hackers, des bricoleurs, qui s’incarne si bien au quotidien dans les ZAD et les tiers-lieux est l’une des renaissances qu’on veut porter plus loin. Parce qu’un individu qui fabrique ses propres outils apprend à les comprendre et à les détourner, apprend à se les approprier et à s’en émanciper. Il comprend aussi vite à se désaliéner des logiciels-pièges et des dispositifs addictifs.

Beaucoup de gens ignorent l’empire du libre. Peu savent qu’il existe des éoliennes, des panneaux solaires et des pompes à chaleur qu’on peut construire soi-même, des techniques de traitement des eaux détaillées et réutilisables par des profanes, des machines à laver libres, des voitures et des motos libres, du matériel médical et des médicaments libres — et même des montgolfières libres. Apprendre et faire apprendre — où se faire apprendre par d’autres comment ça marche et comment ça se fabrique — est une source de joie et d’éclate, un empuissantement à portée de main et évidemment un moment d’échanges et de partage, d’élaboration commune. Et au bout, on touche une autonomie croissante et précieuse.

Il faut imaginer L’homo faber heureux.

Banksy flower power

Un rêve : imaginer un cortège de tête, aussi noir et masqué que d’habitude, qui jetterait sur les CRS des bouquets de fleurs par centaines, comme on jette des grenades.

Rouler au soleil…

Une ville où la circulation tout entière se fait en vélos et voitures électriques rechargeables dans des stations solaires gratuites.

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